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De la rationalité des acteurs à la rationalité du système

Dans le document Changement technique et espaces (Page 106-108)

Selon A. Alchian [1950], la conceptualisation néoclassique des comportements indivi- duels est irrecevable lorsque les individus se trouvent en situation d’incertitude car ceux-ci ne disposent d’aucun critère de décision unique et optimal76. Cependant, le sys- tème économique se substitue à la rationalité des acteurs en imposant une « règle de survie », qui consiste en la réalisation de profits positifs. Ce qui importe n’est pas la détermination ex ante par les firmes d’un comportement optimal –les comportements pouvant résulter du calcul, de la chance ou de l’habitude– mais la sélection ex post par le système des comportements adaptés à la règle de survie.

S. Enke [1951] poursuit le raisonnement d’Alchian en arguant que si, dans le court terme, les comportements sont imprévisibles, une concurrence suffisante doit permettre dans le long terme la survie de ceux ayant réussi, même par hasard, à optimiser leur position. M. Friedman [1953] conclue alors avec son fameux as if en affirmant que les firmes n’approchant pas le comportement maximisateur seront éliminées et seules celles se comportant ‘comme si’ elles maximisaient survivront, la conceptualisation néoclas- sique des comportement résumant donc de manière satisfaisante les conditions de la survie.

Cette thèse est contestée par P.-A. Chiappori [1984], qui propose une argumentation convaincante : pour que certaines firmes adoptent par hasard le comportement optimal, il est nécessaire que l’ensemble des états du monde futurs soit relativement réduit par rapport au nombre des acteurs en présence, afin que la loi des grands nombre s’applique. Dans l’hypothèse inverse, « la probabilité qu’un comportement, même inin- tentionnel, parvienne ‘par hasard’ à l’optimisation est à peu près nulle » (p. 93). Or, l’observation du système économique tend plutôt à prouver que le nombre de joueurs

76 Supposons qu’une firme a le choix entre deux actions. Même dans le cas d’une incertitude faible où

les distributions de probabilité des résultats possibles des actions sont connues, si l’une des distributions a une moyenne et une dispersion supérieure à l’autre, il n’existe plus un, mais un ensemble de critères pos- sibles.

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est faible relativement aux possibilités de jeu (nombre et fréquence des innovations)77. Dans un tel contexte, rien ne garantit que le comportement adopté par les individus, y compris par les individus les plus efficaces, est optimal.

E. Penrose [1952] critiqua également fortement cette approche, pour des raisons com- plémentaires. D’abord, pour que la concurrence soit intense, il faut supposer l’entrée de nouvelles firmes, or on ne peut expliquer ces entrées sans évoquer la question de leur motivation. Si les individus adoptent des comportements par hasard ou par habitude, on voit mal pourquoi un nombre d’acteurs suffisant entrerait dans les industries, à moins de poser l’hypothèse largement réfutable, inverse de celle de Chiappori, d’un nombre lar- gement plus grand de joueurs que de possibilités de jeu. Ensuite, mettre la sélection au cœur de l’argumentation ne dispense pas d’une théorie des comportements, sans la- quelle l’argumentation devient tautologique, puisque « nous pouvons affirmer que les meilleurs gagnent la bataille de la sélection, à condition de définir comme meilleurs ceux qui sont les mieux armés pour gagner » (A. Jacquard [1978], p.115). E. Penrose rappelle d’ailleurs que dans la théorie darwinienne une telle théorie existe puisqu’est posée l’hypothèse d’une lutte pour la survie.

Une autre critique fondamentale, particulièrement importante dans le cadre d’une théo- rie de la croissance, est avancée par S. Winter [1964] : si une firme, à une période t, est sélectionnée par le marché parce qu’elle se comporte comme si elle maximisait, rien ne garantit qu’elle va adopter de nouveau, sur la période suivante, un comportement équi- valent au comportement de maximisation. L’irruption fréquente de faits nouveaux im- plique que l’on considère la sélection comme « une course après une cible mouvante » (P. Moati [1992], p. 95), l’absence de règle de décision unique et optimale ne permettant pas d’affirmer que la firme la plus efficace aujourd’hui sera également la plus efficace demain.

Précisons que toutes ces critiques ne condamnent pas l’approche en terme de popula-

77 Pour d’autres raisons, P. Romer [1995] donne un ensemble d’exemples démontrant que les possibili-

tés d’innovation sont quasi-infinies, et explique la sous-estimation systématique par les hommes (et parmi eux les économistes) de cet ensemble de possibilités par notre relative incapacité à nous représenter à quelle vitesse les nombres croissent dans une suite basée sur la répétition d’une multiplication (p. 5). On peut en déduire que, même si un grand nombre de ces possibilités ne sont pas économiquement rentables ou immédiatement exploitables, le nombre de joueurs, même grand, sera toujours beaucoup plus faible que le nombre de possibilités de jeu.

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tion de firmes, mais clament la nécessité de combiner à l’action de la sélection une théo- rie pertinente des comportements individuels, nécessité d’autant plus impérieuse que processus de sélection et comportements des acteurs sont en constante interaction. Comme le remarque E. Fauchart [1996], il semble que Penrose, dans ce qui fut la pre- mière critique à l’encontre de la thèse d’Alchian, « manque totalement la perspective ouverte par Alchian d’adopter un raisonnement populationnel, qui consiste à se placer au niveau des structures collectives » (p. 14). En adoptant cette perspective après avoir défini précisément les comportements des firmes, il nous sera possible d’analyser de manière pertinente le processus de croissance comme la dynamique collective résultant de l’interaction d’acteurs aux comportements hétérogènes.

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