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1 Limites horizontales de l’entreprise et évolution des industries

Dans le document Changement technique et espaces (Page 137-142)

Dans ce premier point, on se limite à l’argument selon lequel une entreprise peut être incitée à s’engager dans différentes activités non complémentaires en se basant sur le même ensemble de compétences et, simultanément, une même activité peut être réalisée à partir d’ensembles de compétences dissemblables.

La démarche consiste à se placer du point de vue d’une industrie quelconque, et de montrer que la logique d’évolution des compétences influe sur l’évolution de cette in- dustrie mais aussi sur l’évolution d’autres industries : le découpage industriel habituel- lement retenu est ainsi traversé par la logique d’évolution des compétences. Nous sup- posons que, initialement, l’industrie en question est composée d’entreprises s’appuyant sur des ensembles de compétences semblables. On suppose en outre que l’industrie est sous un régime routinier, l’accroissement des compétences relevant essentiellement de processus d’apprentissage et favorisant les entreprises en place (logique d’approfondissement).

L’hypothèse centrale de l’analyse est qu’à différents intervalles de temps, apparaissent de nouveaux biens. Ceux-ci sont soit des biens indépendants, soit de proches substituts du bien de l’industrie. Dans le premier cas, leur apparition correspond à la création d’une nouvelle industrie. De plus, la production de ces biens est basée soit sur des com- pétences semblables à celles requises pour la production de l’ancien bien (l’innovation peut être qualifiée d’incrémentale), soit sur des compétences dissemblables (innovation radicale). La conséquence immédiate de cette dernière hypothèse est que les entreprises disposant de l’ensemble des compétences requises pour la production de l’ancien bien seront désavantagées. En croisant les différentes possibilités sur le type de bien – substitut ou indépendant– et le type de compétences –semblables ou dissemblables– nous proposons une typologie des modes d’évolution possibles des industries :

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Tableau 14 : Modes d’évolution des industries Bien substitut

(ou innovation de procédé) Bien indépendant

Compétences semblables

(innovation incrémentale) Logique de spécialisation I Logique de diversification cohérente II Compétences dissemblables

(innovation radicale) Logique de rupture technologique III Logique d’évolution indépendante IV

Plaçons-nous dans un premier temps dans la situation d’une des entreprises de l’industrie considérée (industrie produisant le bien P1), cette entreprise s’appuyant sur un ensemble de compétences C1.

La configuration I correspond à l’introduction d’un nouveau bien proche substitut du bien existant (ou, de manière équivalente pour notre propos, à l’introduction d’un nou- veau procédé de fabrication de ce bien) reposant sur un ensemble de compétences sem- blable (de type C1). Notre entreprise détient donc les compétences nécessaires pour adopter cette innovation : soit c’est elle qui l’introduit, soit elle imite l’entreprise rivale l’ayant introduite (en régime routinier, la probabilité est en effet très forte pour que ce soit une entreprise existante qui ait introduit l’innovation). On peut bien sûr penser que certaines des entreprises en place vont échouer dans l’imitation du bien, d’autres vont réussir, le point essentiel étant qu’au niveau de l’industrie, il y a une probabilité forte pour que certaines des entreprises en place conservent le leadership. Cette configuration correspond à la situation retenue dans les modèles évolutionnistes de R. Nelson & S. Winter [1982], S. Winter [1984] ou encore de P. Moati [1992]. Nous qualifions cette logique d’évolution de spécialisation. Les entreprises produisent toujours le même bien ou un très proche substitut en se basant sur le même ensemble de compétences. Il s’agit en fait à la fois d’une spécialisation industrielle (les entreprises restent dans la même industrie) et d’une spécialisation cognitive (les entreprises s’appuient sur le même en- semble de compétences).

Dans la configuration II, le bien introduit est indépendant du premier, son introduction correspondant en fait à l’apparition d’un nouveau marché. En régime routinier, les en- treprises en place seront avantagées car ce sont elles qui maîtrisent les compétences nécessaires. Nous qualifions cette logique de diversification cohérente car la diversifica- tion industrielle s’appuie sur une spécialisation cognitive. Dans cette configuration, si les biens sont indépendants, les industries sont en fait reliées par l’ensemble sous-jacent

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des compétences mobilisées par les entreprises. Dans le prochain chapitre, nous pre- nons, entre autres, l’exemple de certaines entreprises du bassin de Nogent qui, initiale- ment spécialisées dans la coutellerie, se sont appuyées sur leurs savoir-faire dans ce domaine pour se lancer dans la production d’instruments chirurgicaux de pointe.

Cette logique de diversification cohérente est au cœur de l’analyse de G. Dosi, D. Teece & S. Winter [1990]102, qui partent du constat que « les activités de la grande en- treprise moderne témoignent d’un degré élevé de proximité, que nous appellerons cohé- rence », la logique de diversification à œuvre étant caractérisée par le fait que « les nou- velles lignes de produits partagent certaines similitudes technologiques et de marché avec les anciennes » (p. 239). Dans notre schéma explicatif, le facteur de cohérence est l’ensemble des compétences semblables que détiennent les entreprises103. Cette configu- ration occupera une place importante dans l’explication de l’évolution des dynamiques spatiales.

Figure 5 : Spécialisation et diversification cohérente

E1

E2

E3

E4

E5

C1

E1’

E2’

E3’

E4’

P1

P2

La figure 5 permet de résumer simplement ces deux premiers modes d’évolution : les entreprises sont spécialisées sur le même ensemble de compétences C1. Initialement, on suppose qu’elles produisent à partir de cet ensemble le bien P1. Notre hypothèse est qu’elles peuvent ensuite produire le bien P2 en s’appuyant toujours sur le même en- semble de compétences C1. Si P1 et P2 visent le même marché, nous sommes dans la configuration I, si P1 et P2 visent des marchés différents, nous sommes dans la configu-

102 Voir également les développements proches mais plus complets dans D. Teece, R. Rumelt, G. Dosi

& S. Winter [1994].

103 Si leur analyse concerne la grande entreprise, ces auteurs précisent que « même les accords inter-

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ration II.

La configuration III correspond à l’apparition d’un proche substitut ou d’un nouveau procédé basé sur un ensemble de compétences dissemblables (C3). La logique d’évolution est qualifiée de rupture technologique car le fait que le substitut requiert un nouvel ensemble de compétences désavantage les entreprises en place. P. Robertson & R. Langlois [1994] prennent comme exemple l’industrie automobile américaine, dont la position s’est détériorée au profit de l’industrie automobile japonaise : ceci peut s’interpréter comme le résultat d’une rupture technologique, l’inertie des routines atta- chées au mode de production fordiste interdisant aux entreprises américaines de procé- der efficacement aux changements technologiques et organisationnels nécessaires.

Cette configuration est envisagée par T. Iosso [1993] dans un modèle proche de celui de S. Winter [1984]. Elle permet de dégager une évolution cyclique de l’industrie puisque l’apparition du bien conduit, sous certaines hypothèses, à la sortie des entre- prises dominantes et au démarrage d’une nouvelle étape du processus qui conduit, en régime routinier, à une nouvelle concentration de l’industrie.

La configuration IV correspond à l’apparition d’un bien indépendant basé sur des compétences nouvelles. Pour les entreprises de l’industrie considérée, une telle configu- ration est neutre, pour l’économie dans son ensemble, elle correspond simplement à l’apparition d’un marché nouveau basé sur des compétences nouvelles.

Figure 6 : Rupture technologique et évolution indépendante

E1

E2

E3

E4

E5

C1

E1’

E2’

E3’

C3

P3

P1

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La figure 6 illustre ces deux nouveaux modes d’évolution : initialement, la production du bien P1est réalisée à partir de l’ensemble de compétences C1. Il est ensuite possible de fabriquer le bien P3 à partir d’un ensemble de compétences C3. Si P1 et P3 visent le même marché, nous sommes dans la configuration III (rupture technologique), les en- treprises disposant des compétences C1 pouvant être à terme évincées du marché. Si P1 et P3 visent des marchés différents, nous sommes dans la configuration IV (évolution indépendante).

Nous sommes restés plongés pour l’instant dans l’industrie 1, sans nous occuper de l’existence des autres industries. Leur prise en compte permet de dégager d’autres mé- canismes possibles et de montrer que les configurations III et IV peuvent se ramener, dans certains cas, à une configuration de type II.

En effet, si l’on suppose l’existence d’une industrie du bien P3 basée sur un ensemble de compétences C3 permettant d’introduire un substitut au bien P1, alors la rupture technologique survenant dans l’industrie 1 correspond à une logique de diversification cohérente du point de vue de l’industrie 3. La diversification produit rendue possible par la détention des compétences C3 peut conduire à terme à la disparition des entreprises en place dans l’industrie 1, au profit des entreprises en place de l’industrie 3, le régime en vigueur demeurant routinier, même si l’ensemble pertinent des compétences a chan- gé. L’implication fondamentale de ce mécanisme est qu’une innovation en apparence radicale si l’on se place du point de vue d’une entreprise de l’industrie 1 est une innova- tion incrémentale du point de vue d’une entreprise de l’industrie 3. Le caractère relatif de la radicalité d’une innovation éliminant le caractère partiellement ad hoc de l’explication de la rupture technologique.

Dans le même sens, une configuration de type IV peut correspondre à une configura- tion de type II pour une autre industrie. Si elle n’affecte pas la situation de l’industrie 1 considérée, elle peut par contre correspondre à la diversification d’une entreprise de l’industrie 2 qui va concurrencer les entreprises d’une industrie 3 s’appuyant, elles, sur un ensemble de compétences C3. On remarque alors que pour l’industrie 3, il s’agira d’une configuration de type III (rupture technologique), pour l’industrie 2, d’une confi- guration de type II (diversification cohérente), et pour l’industrie 1, d’une configuration de type IV (évolution indépendante).

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Ces différents éléments démontrent que des industries en apparence indépendantes (les biens produits sont indépendants) sont en fait traversées par la dynamique des compé- tences (les compétences ne sont pas nécessairement indépendantes). Ce sont les compé- tences détenues par les entreprises qui donnent une cohérence aux stratégies de spéciali- sation et de diversification des entreprises.

Dans le quatrième chapitre, nous analyserons ces différentes configurations en nous appuyant sur des modèles évolutionnistes spatialisés, l’objectif étant de proposer des éléments d’explication des évolutions relatives des performances des espaces en nous appuyant sur notre typologie simplifiée.

§2. Limites verticales de l’entreprise, division du tra-

vail et coordination des activités

La distinction de Richardson entre compétences et activités a une deuxième implica- tion forte : parce que les entreprises ont intérêt à se spécialiser sur un ensemble restreint de compétences, mais parce que, dans certains cas, la production d’un bien nécessite la coordination d’activités reposant sur des compétences dissemblables, elles sont incitées à procéder à une division cognitive du travail.

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