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Incertitude radicale et rationalité limitée

Dans le document Changement technique et espaces (Page 102-105)

Si l’on s’appuie sur la distinction de F. Knight [1921], l’avenir peut être qualifié de certain, de risqué (ou faiblement incertain) ou d’incertain (ou radicalement incertain)73. Dans le premier cas, les individus connaissent l’ensemble des états du monde futurs. De ce fait, il leur est possible de procéder à la maximisation d’une fonction objectif inter- temporelle, compte tenu de l’utilité qu’ils attachent aux différents états à venir. Dans le second cas, les individus peuvent attacher aux états du monde à venir une probabilité objective (approche de O. Morgenstern & J. Von Neumann [1953]) ou subjective (ap- proche de L. Savage [1954]), et appliquer un algorithme de maximisation non plus sur l’utilité mais sur l’espérance de l’utilité. Dans le dernier cas, enfin, les individus sont incapables de recenser les états du monde à venir et ne peuvent se référer à aucun méca- nisme de décision analogue aux deux précédents.

Les nouvelles théories de la croissance ne traitent pas des situations d’incertitude radi- cale : elles supposent en effet que l’accroissement futur des connaissances est connu de manière certaine ou, dans certains modèles (P. Aghion & P. Howitt [1989] par exemple), de manière faiblement incertaine, les acteurs connaissant la loi de probabilité qui sous-tend l’accroissement des connaissances et basant leurs calculs sur les para- mètres de cette loi . Cette hypothèse, combinée aux hypothèses précédentes, permet de

72 D. Foray & P. David [1995] considèrent que le développement des infrastructures et des technologies

de l’information et de la communication correspond à une tendance majeure à la codification des connais- sances qui devrait annuler l’importance des connaissances tacites. B. Lundvall [1996] apporte plusieurs arguments qui montrent clairement les limites de leur analyse. Il insiste également sur l’aspect complé- mentaire des deux formes de connaissances : « In a way codified knowledge may be considered as a ma- terial to be transformed and elements of tacit knowledge as tools to handle the material. When the mate- rial becomes more complex, changes more rapidly and grows in volume the demand for more and diffe- rent tools will be growing » (p. 9-10).

73 « Pour préserver une distinction (...) entre une incertitude mesurable et une incertitude non mesurable,

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construire une théorie de la croissance qui s’inscrit dans la logique de la conceptualisa- tion néoclassique des comportements : le comportement des acteurs correspond en la maximisation, par un individu représentatif, d’une fonction objectif intertemporelle sous contrainte(s).

Cette conceptualisation est donc sans équivoque, puisque les acteurs économiques sont de simples « automates maximisateurs » (W. Baumol [1968]) qui connaissent l’ensemble des fins, l’ensemble des moyens, le problème comportemental résultant ne relevant alors que de la pure logique, « la théorie qui décrit la conduite des hommes selon ces hypothèses, étant une théorie de la structure, et n’a rien à voir avec une théorie de la création de l’histoire » (G. Shackle [1967], p. 235-236). En d’autres termes, ce n’est pas le comportement des acteurs qui pose problème, mais, compte tenu de la struc- ture supposée du monde, la possibilité d’atteindre les fins données avec les moyens

donnés.

Une telle démarche ne permet pas de proposer une théorie pertinente de la croissance économique, car, si en ‘donnant’ le futur à l’acteur économique elle permet de respecter la formalisation néoclassique des comportements, elle élimine en même temps le pro- blème essentiel que doit traiter une théorie de la croissance74, qui est celui de l’accroissement imprédictible des connaissances, car il est impossible de prédire « les résultats que nous obtiendrons au cours de la croissance de notre propre connaissance » (K. Popper [1984], p. 53)75.

L. Robbins avait clairement conscience de ce problème, car à la question de l’extension de la théorie néo-classique en vue de l’élaboration d’une « théorie complète

[1921], p. 233).

74 On reconnaîtra là la critique de F.A. Hayek : « What is the problem we wish to solve when we try to

construct a rational economic order ? On certain familiar assumptions the answer is simple enough. If we possess all the relevant information, if we can start out from a given system of preferences, and if we command complete knowledge of available means, the problem which remains is purely one of logic. (...) This, however, is emphatically not the economic problem which society faces. » (F. Hayek [1945], p 519- 530).

75 Popper, dans son plaidoyer pour l’indéterminisme, avance en fait trois arguments qui remettent en

cause les possibilités de prédiction : le premier concerne nos connaissances limitées des conditions ini- tiales. Cet argument, qui s’appuie sur le problème des trois corps de Poincaré, renvoie aux théories du Chaos (Cf. infra). Le deuxième argument s’appuie sur la théorie de la relativité restreinte d’Einstein et montre la nécessité et les implications de l’hypothèse d’une asymétrie passé/futur qui fait que si le passé est « clos », le futur est « ouvert », « dans ce sens qu’il ne peut être entièrement prédit par nous » (p. 50).

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du développement économique », il répond : « si l’étude de l’économie nous montre une région de lois économiques, de nécessités auxquelles est soumise l’action humaine, elle nous montre aussi une région où ces nécessités n’interviennent pas », « nous pourrions concevoir un immense calcul qui permettrait à un Laplace économiste de prédire l’aspect économique de notre univers à n’importe quel moment dans l’avenir. Mais (...) si ces calculs sont très utiles pour juger les potentialités immédiates de situations parti- culières, il n’y a aucune raison de leur attribuer une validité permanente. Notre Laplace économiste doit échouer précisément parce qu’il n’y a pas de constantes de cette sorte dans son système » (L. Robbins [1947]).

Les auteurs développant les nouvelles théories de la croissance n’adhèrent pas à cette délimitation du champ d’investigation, et considèrent comme possible d’étendre le cadre néoclassique à l’étude du processus de croissance. P. Romer [1994b] affirme ainsi qu’il a « une croyance forte dans la nature cumulative de la recherche scientifique. (...) Je cherche à supprimer une ou deux hypothèses restrictives à la fois, plutôt que de faire un grand saut en modifiant un grand nombre d’hypothèses » (p. 152).

L’hypothèse implicite de cette démarche est qu’en procédant de la sorte, le bilan est nécessairement positif, puisque l’on a procédé à la levée d’hypothèses « restrictives ». En fait, tout dépend du coût induit par les hypothèses auxiliaires nécessaires à la levée des hypothèses restrictives. Remarquons en ce sens que le passage du modèle de crois- sance de Solow au modèle de croissance optimal correspond à la levée de l’hypothèse restrictive d’exogénéité du taux d’épargne. Ce faisant, l’endogénéisation du taux d’épargne implique de poser l’hypothèse que tous les prix passés, présents mais aussi futurs sont connus. Affirmer alors que la validité du schéma s’en trouve élargie est pour le moins sujet à caution. Les nouveaux modèles de croissance s’exposent à la même critique, puisqu’ils s’inscrivent dans le cadre de la croissance optimale et procèdent de plus à l’endogénéisation du progrès technique sur des bases similaires, c’est-à-dire en se donnant le futur (de manière certaine ou faiblement incertaine). On comprend alors que N. Kaldor [1987(1972)] affirme que « l’échafaudage devient de plus en plus lourd et impénétrable à chaque reformulation de la théorie et le doute augmente quant à la solidi- té de la construction qu’il dissimule », tant et si bien que « le développement de l’économie théorique représente un recul continu, non un progrès » (p. 92).

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Quelles sont les implications de ces développements ? Parce que les connaissances es- sentielles à la base de l’activité de production sont tacites, parce que leur accroissement est localisé, cumulatif et radicalement incertain, il convient de rejeter l’hypothèse néo- classique de rationalité parfaite, au profit de l’hypothèse de rationalité limitée (H. Simon [1979]), que nous définissons provisoirement par la négative en considérant que la ra- tionalité est limitée quand les agents ne sont pas omniscients, ne pouvant de ce fait pro- céder à la maximisation habituelle.

Le terme de rationalité limitée ne doit pas être mal interprété : il renvoie aux limites des connaissances détenues par les individus et de leurs possibilités de prise de décision, et non pas à une déficience de la rationalité à proprement parler. La rationalité est limi- tée car les connaissances sont limitées. On notera par ailleurs que l’hypothèse de ratio- nalité limitée n’est pas fondamentalement contestée par les théoriciens plus orthodoxes : E. Malinvaud reconnaît par exemple que « l’économie expérimentale a fait l’objet d’importants travaux au cours des deux dernières décennies (...) [qui] mettent souvent en défaut l’hypothèse de rationalité parfaite et (...) confirment l’idée de ‘rationalité limi- tée’ » (E. Malinvaud [1995], p. 595). Toutefois, il propose de « trouver des solutions pragmatiques aux inexactitudes » plutôt que « d’envisager un renouvellement véritable de paradigme » (Ibid., p. 523 et 531). Il est clair alors que, pour nous, l’enjeu essentiel est moins de justifier une telle hypothèse que de proposer une formalisation alternative des comportements.

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