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Théorie des effets de quartier : émergence et diffusion

Cette vision uniquement négative des quartiers populaires représente également un des postulats de la théorie des « effets de quartier », base idéologique de nombreuses interventions territorialisées à l'échelle de ces derniers, notamment dans le cadre de la politique de la Ville en France, et ailleurs.

a) « Effets de quartier »: une théorie académique aux forts enjeux politiques

Depuis le début des années 2000, la notion d'« effets de quartier » suscite un intérêt renouvelé dans le champ des sciences sociales et des politiques urbaines françaises. Elle correspond à l'hypothèse qu'habiter dans un quartier déterminé engendrerait des conséquences économiques, sociales, culturelles et comportementales dans la vie des individus. Elle met en avant la possibilité d'« un changement net dans les trajectoires individuelles, par exemple, en termes de performances scolaires, de parcours professionnels, de comportements électoraux, de délinquance. » (Houard, 2011). Ainsi, la théorie des effets de quartier suppose qu'une trop forte concentration de ménages dit « pauvres » dans un quartier augmenterait les difficultés d'accès au marché de l'emploi, à la santé et à l'éducation ainsi que les comportements anomiques (Durkheim, 1897).

L'hypothèse des effets de quartier émerge dans les années 1980 aux États-Unis avec les travaux de Wilson sur les ghettos noirs et leurs habitants, qu'il considère comme faisant partis d'un sous-prolétariat (under class). Ce sous-prolétariat urbain se composerait d'après lui par d'individus et de familles « confrontés à de longues périodes de pauvreté et à un chômage structurel, dépendants de l’aide sociale, vivant dans une situation d’ « isolement social » croissant et caractérisés par des traits comportementaux tels que l’affaiblissement des liens au travail, l’augmentation de la part des familles monoparentales, les difficultés à se marier, l’échec scolaire. » (Bacquet, 2013 : 8). Ce groupe serait concentré dans des quartiers spécifiques avec un taux élevé de pauvreté. Ce regroupement socio-spatial subi accentuerait alors les dynamiques d’exclusion, diminuerait les possibilités d'un retour à l'emploi et favoriserait les comportements « déviants » (Becker, 1985).

Cette théorie a notamment été reprise dans les travaux de Putnam à travers le concept de capital social, qui se rapporte « aux relations entre individus, aux réseaux sociaux et aux normes de réciprocité et de confiance qui en émergent. » (Putnam, 2000) Le capital social si il est « fort » peut constituer une source d'opportunité d'emploi et de sortie de la pauvreté. Or pour l'auteur, les liens sociaux entretenus à l'intérieur d'une communauté seraient plus « faibles» que ceux développés à l'extérieur de celle-ci. Ainsi, habiter un quartier isolé et concentrant des ménages pauvres renforcerait les dynamiques d'exclusion et ne permettrait pas aux individus d'augmenter leur capital social.

L'hypothèse des effets de quartier a également été étoffée par les théories de la

« contagion » développées par Crane (1991) : habiter un quartier pauvre engendrerait des attitudes et comportements délinquants dus à l'influence des autres habitants. Les « problèmes » sociaux et leur reproduction à l'échelle locale augmenteraient alors du fait d'une « contagion » des individus par les groupes de pairs.

Enfin, d'un point de vue politico-historique, l'émergence de la thèse des effets de quartier aux États-Unis est issue des mouvements politiques pour les droits civiques et de lutte contre la ségrégation raciale dans les années 1960. Comme l’explique Marie-Hélène Bacqué : « Pour mettre en application la législation du Civil Rights Act, des associations ont assigné en justice des bailleurs en raison des politiques ségrégatives, menées notamment à Boston et à Chicago. Plusieurs arrêts de la Cour suprême ont alors imposé des politiques de déségrégation qui conduisent, dans les années 1980, à la construction de logements accessibles (Yonkers dans l’État de New York) ou à des programmes de mobilité en faveur de familles noires pauvres vers des quartiers blancs et aisés. » (Bacqué, 2011 :45). Ce programme, dénommé Gautreaux, a été suivi par d'autres expérimentations tels que le programme fédéral Moving to Opportunity, qui s'appuyait sur le même principe de mobilité mais en substituant le critère de pauvreté à celui de race ; ou Section 8, basé sur une aide financière à la personne afin que celle-ci trouve elle-même un logement dans les quartiers aisés. Au delà des débats académiques, la thèse des effets de quartiers s'inscrit donc dans un contexte politique caractérisé par une remise en question du racisme et de l'organisation sociospatiale des villes états-uniennes. L'adhésion à la théorie des effets de quartiers a alors justifié scientifiquement la mise en place de politiques publiques, notamment sur le logement, qui visaient à lutter contre la ségrégation et la marginalisation des « pauvres » appartenant aux minorités raciales. L'évaluation de ces mesures a donc représenté « un enjeu à la fois scientifique et politique » (Bacquet, 2007 : 9).

b) Des résultats mitigés voire contradictoires sur l'existence empirique des effets de quartier

Pourtant, malgré une croyance affirmée des politiques et des académiques (Wilson, 1987 ; Putnam, 2000) dans les « effets de quartier », les évaluations des programmes cités précédemment ont conduit à des résultats mitigés qui ne permettent pas d'affirmer la réalité empirique des « effets de quartiers » (Ellen & Turner 1997 ; Brooks-Gunn , 1993 ; Marpsat, 1999).

Ainsi, selon les villes, des familles ayant déménagé dans des quartiers plus favorisés ont vu leurs enfants obtenir de meilleurs résultats scolaires alors que d'autres ont fini par décrocher scolairement (Goetz, 2002). Certains ménages sont même revenus habiter dans des quartiers pauvres, face par exemple à des problèmes d'intégration ou de racisme dans les quartiers riches (Rosenbaum, 1995). Autrement dit, les changements bénéfiques supposés dans le comportement ou la trajectoire d'un individu, venant par exemple, d'un quartier pauvre et ayant déménagé dans un quartier riche, ne sont pas systématiquement observables. Le déménagement dans un quartier riche n'engendre donc pas en soi un meilleur accès à l'emploi ou à l'éducation qui semble dépendant d'autres facteurs.

Il est ainsi difficile aujourd'hui de distinguer ce qui tient au fait d'habiter dans un endroit et les caractéristiques socio-économiques des habitants eux-mêmes. Est-ce un effet du territoire si les habitants d'un quartier considéré comme « populaire » ont un taux de chômage plus élevé que la moyenne nationale ou une conséquences des inégalités socio-économiques et du développement d'un chômage structurel de masse ? Existe-t-il des comportements spécifiques à un quartier ? L'enjeu est ici pour le chercheur de déterminer ce qui est attribuable au quartier même ou à d'autres facteurs socio-économiques (Chriqui, 2011). Pour répondre à ces interrogations Ellen et Turner (1997) - résumé par Bacqué et Fol (2007: 13) - ont ainsi listé les différentes dimensions pouvant relever des effets de quartier : « (1) La dimension physique fait que l’environnement du quartier peut avoir des effets, par exemple, sur la santé de ses habitants ; (2) La dimension spatiale produit des situations d’isolement, comme en matière d’accès à l’emploi ; (3) La dimension institutionnelle renvoie à la qualité des équipements et services du quartier, en particulier l’école (mais aussi les services sociaux et d’aide à la recherche d’emploi) ; (4) La dimension sociale est liée à l’influence, sur les formes de socialisation, des groupes de pairs ou des ''role models ''».

Cependant, ainsi que le souligne Bacqué, « parmi ces différentes dimensions, seule la dernière paraît véritablement relever d’effets de quartier résultant de la concentration de la pauvreté. En effet, les bénéfices d’un quartier moins pollué, plus proche des emplois et dont les écoles ont un meilleur niveau semblent assez évidents ».

La thèse des effets de quartier est également discutable au regard de l'isolement spatial et du faible accès à des structures sanitaires, scolaires ou culturelles que vivent très souvent les habitants des quartiers populaires : cette situation n'est pas tant la conséquence d'un effet de quartier dû à une concentration de la pauvreté mais semble plutôt tirer sa source d'une inégalité de répartitions des services publics (transports, établissement scolaires et de santé) sur un

territoire donné. Souscrire à la thèse des effets de quartier ou souligner les inégalités territoriales de répartition des services publics n'implique pas les mêmes réponses politiques : dans le premier cas, la mixité sociale ou la dispersion de la pauvreté sont préférées car la concentration de celle-ci est considérée comme « pathogène » ; dans le deuxième, c'est la création et l'amélioration de services publics présents sur le territoire qui est choisie.

Enfin, l'unique dimension pouvant constituer un effet de quartier – celle liée à l'influence des groupes de pairs dans un quartier sur le comportement d'un individu - s'appuie sur une vision a priori négative des comportements, habitus et formes de socialisation des classes populaires1. En effet, au contact des classes moyennes ou supérieures, « le pauvre » deviendrait alors plus éduqué, moins violent, plus employable, bref un citoyen idéal. En plus de culpabiliser les « pauvres d'être pauvres », la thèse des effets de quartier peut donc contribuer à l'invisibilisation des schémas de dominations structurelles qui font par exemple que les enfants de cadres réussissent mieux scolairement que les fils d'ouvriers (Bourdieu, 1964). Cette invisibilisation se retrouve notamment dans la définition faite par Wilson de l'underclass qui serait caractérisé par « des traits comportementaux tels que l’affaiblissement des liens au travail ». Or, l'affaiblissement des liens au travail n'est pas imputable aux comportements d'un groupe social mais plutôt à la structure économique actuelle qui tend à augmenter la précarité des travailleurs faiblement qualifiés, les rendant interchangeables et mobiles d'un employeur à un autre, avec notamment la multiplication des CDD au détriment de la stabilité économique et sociale du CDI, ou les recours fréquents aux contrats intérimaires pour répondre aux besoins fixes de l'entreprise.

La théorie des effets de quartier tend également à légitimer les normes de comportement de la classe dominante ou bourgeoise – il y aurait une bonne manière de se comporter ou de parler - ainsi qu'à nier les formes d'auto-organisation, de solidarité ou de résistances développées par les habitants d'un même quartier. La « culture du pauvre » (Hoggart, 1970) si t'en donné qu'elle existe, serait alors responsable de l'exclusion même des habitants des quartiers populaires, et le quartier aurait un impact uniquement négatif sur les individus au lieu d'être potentiellement perçu comme une ressource, y compris pour la recherche d'emploi (Chapple, 2001), avec ses réseaux locaux (Barnes, 2003). Les quartiers populaires ne sont pas considérés comme des lieux

1 Le terme de classes populaires désignent « à la fois des positions sociales dominées et des pratiques et comportements culturels séparés des classes et normes dominantes, la notion de « classes populaires » reste

« unificatrice » et permet d’étudier « les proximités, transitions, continuités », de réfléchir aux « formes de continuum qui peuvent relier entre eux divers types de groupes dominés » (Schwartz, 2011, p. 30) » (Collectif Rosa Bonheur, 2014 : 126).

pouvant permettre une émancipation des populations dominées, où les habitants s'organiseraient localement pour lutter contre les inégalités et la précarité qui les touchent (Body Gendrot, 2011 ; Alinsky, 1971 ; Pradel, 2018). C'est à ce titre que notre analyse sera guidée par la mise en évidence de dominations structurelles avec lesquelles les classes populaires sont aux prises tant comme victimes que comme résistantes, ainsi que par le rejet de la notion d'effets de quartier.

D'un point de vue plus général, l'engouement pour la théorie des effets de quartier et son importation en France s'inscrivent dans une dynamique de développement de comparaisons des situations sociospatiales entre les deux pays ; comme l'ont illustré les débats scientifiques et médiatiques à la fin des années 1980 autour de la « ghettoïsation » de certains quartiers français.

D'après les tenants du discours sur les « ghettos français » ou les « banlieue-ghettos » (Boucher, 2014 ; Dubet et Lapeyronnie, 1992 ; 2008 ; Stébé, 2010), la ségrégation raciale et économique observable aux États-Unis serait le modèle du pire pouvant s'appliquer à la France si rien n'est fait pour enrayer les dynamiques d'exclusion à l’œuvre dans certains quartiers. Or, de nombreux chercheurs s'appliquent à démontrer que parler de « ghettos » en France est inexact d'un point de vue sociologique, voire entretient des images médiatiques déformées de la réalité, qui stigmatisent les quartiers visés (Wacquant, 2007). Leurs travaux mettent en garde contre la transposition aveugle ou poussive d'un concept élaboré dans un contexte socio-historique singulier pour analyser n'importe quelle situation nationale ou locale. Ces critiques vis à vis de l'importation de concepts états-uniens sans recul scientifique suffisant, sont également formulées quant à la thèse des effets de quartier.

III. Effets de quartiers et Politique de la ville : Des quartiers et des habitants à