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Territorialisation du travail social en quartier populaire et émancipation des habitants :

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Academic year: 2022

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Université de Lyon

Département d’Études Politiques et Territoriales

Territorialisation du travail social en quartier populaire et émancipation des habitants :

Étude de cas de l'association Terrain d'Entente, dans le quartier Tarentaize-Beaubrun à Saint-Étienne

Mémoire de Master 2

Master Ville et environnements urbains, parcours Altervilles Sarah Bourgeade

Sous la direction de Christelle Morel-Journel

2018-2019

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SOMMAIRE

INTRODUCTION : Théories, discours et politiques hégémoniques : une représentation négative des

quartiers populaires et de leurs habitants...5

I. Les quartiers populaires : territoires de tous les dangers ?...5

II. Théorie des effets de quartier : émergence et diffusion...7

III. Effets de quartiers et Politique de la ville : Des quartiers et des habitants à transformer...12

IV. Étude de cas de l'association Terrain d'Entente : Une démarche micro-locale émancipatrice ? ...19

PARTIE 1 : Terrain d'Entente, travail social en quartier populaire : une forte territorialisation de l'action sociale...27

I. Tarentaize Beaubrun un quartier populaire et d'immigration maghrébine...27

II. Terrain d'Entente : Une action micro locale basée sur des liens de confiance entre l'association et les habitants...30

III. Relations avec les structures du quartier : Terrain d'Entente, un acteur illégitime ?...44

PARTIE 2 : Fonctionnement de Terrain d'Entente et émancipation des habitants...55

I. Construire collectivement avec les habitants de quartier populaire...55

II Une association refusant de de fonctionner comme une institution ou un centre social...64

III. Une organisation parfois difficile à vivre pour l’équipe de terrain...71

PARTIE 3 : Entre domination et émancipation socio-spatiale : Le Café des femmes...80

I. La création d'un lieu pour les femmes au sein du quartier : Le café des femmes...80

II. Une redéfinition de la catégorie de femme racisée, de quartier populaire et portant le voile 88 PARTIE 4 : Sortir du quartier : Immobilité, mobilité et émancipation des habitants...106

I. Vacances entre plaisir et injonction...107

II. Réduire les inégalités sociales et symboliques face aux vacances...111

III. Les vacances, entre émancipation et réassignation : quelle autonomisation des habitantes ? ...117

CONCLUSION : La territorialisation du travail social à l'échelle du quartier, une portée émancipatrice réelle...128

BIBLIOGRAPHIE...131

INDEX DES ILLUSTRATIONS...142

ANNEXES...143

I. Entretiens semi-directifs...143

II. Documents...321

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INTRODUCTION : Théories, discours et politiques hégémoniques : une représentation négative des quartiers populaires et de leurs habitants.

« L’État met nos vies entre parenthèse.

Quand ça part en couille, on dit que c'est parce que nos parents se taisent ».

(« Éternel recommencement » par Youssoupha, 2007, cité par Laurent, entretien n°5, le 19 avril 2019)

« D'esclaves à chaire à canon, pour finir colonisés, et nos propres enfants ont fini diabolisés » (« Médailles en chocolat » par Disiz la Peste et Idir, 2007, cité par Yanis, entretien n°5, le 19 avril 2019)

I. Les quartiers populaires : territoires de tous les dangers ? a) Une surmédiatisation de la violence…

Quartiers « sensibles » ou « prioritaires», « Zones de non-droit », « ghettos » français, quartiers « perdus de la république » (Bensoussan, 2002) ou encore « quartiers à problèmes », telles sont les formules communes qui décrivent les quartiers populaires français comme des territoires uniquement dangereux, prêts à exploser et qu'il serait préférable d'éviter. « Terreaux de la violence », de « l'incivilité » voire même du « terrorisme », les « quartiers » et leurs habitants incarneraient alors une menace interne à la République française, risquant de faire basculer le pays dans le chaos. Ils sont ainsi mis en scène par une grande majorité des médias et de la classe politique comme des lieux concentrant tous les problèmes, alimentant une représentation collective exclusivement négative des quartiers populaires.

Ces discours médiatiques et politiques hégémoniques sont d'autant plus ravivés à chaque

« émeutes urbaines », pendant lesquelles des « jeunes » s'affrontent avec les forces de l'ordre

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dans leur propre quartier. Les émeutiers sont alors dépeints comme des « délinquants » exerçant une « violence gratuite » pour le « goût du frisson » (Roché, 2006). L'accent est mis sur les dégâts matériels - à grands renforts d'images impressionnantes de voitures brûlées, - s'il y en a - et sur les difficultés que rencontre la police à faire respecter la loi dans ces quartiers, « lieux stigmatisés situés au plus bas du système hiérarchique des places qui composent la métropole » (Wacquant, 2007 : 5). Comparativement à la médiatisation des dégâts engendrés par les émeutes, le traitement médiatique réservé aux raisons structurelles de la colère d'une partie des habitants de ces , est moindre, voire quasi inexistant. Médias et politiques s'accordent pour rendre irrationnels les actes des participants aux émeutes, escamotant les causes des violences et leur caractère éminemment politique (Lapeyronnie, 2008). Au lieu de mettre en avant que les émeutes surviennent, régulièrement, à la suite de la mort d'un habitant du quartier tué lors d'un contrôle policier ; que l'usage de la violence constitue une réponse politique face à l'injustice sociale et face à la perte de confiance dans les institutions étatiques et la justice, qui sont incarnées au quotidien par une police répressive, arbitraire et raciste (Dubet 1987 ; Fassin, 2011) ; que le recours à l'émeute constitue une « action politique non conventionnelle » (Kokoreff, 2006) pour une partie de la population qui d'ordinaire n'a pas accès à la parole politique... Les médias préfèrent

« surmédiatiser » les violences et faits divers et « invisibiliser » la vie quotidienne, les succès individuels ou collectifs (Bacqué, 2013) ainsi que les revendications politiques qui naissent dans ces quartiers.

b) … alliée à une rhétorique raciste.

La forte présence de personnes racisées et/ou issues de l'immigration post-coloniale dans les quartiers populaires français a également conduit, depuis les années 1980, plusieurs personnalités politiques, relayées avec allégresse par les grands médias, à faire une association entre « violence » et « immigration » (Sedel, 2007). Cette dernière serait alors la source du problème dans les quartiers où sont concentrés les couches les plus pauvres de la population vivant sur le territoire français métropolitain. Cette constitution des « violences urbaines » en tant que « problème public » (Neveu, 1999) qui trouverait sa source dans l'« immigration », a particulièrement été alimentée sous les mandats de Nicolas Sarkozy comme Ministre de l'Intérieur et Président de la République (De Souza Paes, 2015). Ainsi, en Juillet 2010, à la suite d'émeutes à

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Grenoble dans le quartier de la Villeneuve, le président de la République affirme que les voitures brûlées sont « les conséquences de 50 années d'immigration insuffisamment régulée qui ont abouti à un échec de l'intégration ». L'immigration (post-coloniale) est ainsi vue sous un prisme uniquement négatif, qu'il faudrait mieux contrôler, voire réprimer, car potentiellement dangereuse par nature.

La violence supposée des immigrés est également reliée à un manque d'« intégration » aux normes françaises. De part leur « culture », les immigrés et leurs descendants nés en France seraient incapables de se comporter conformément aux valeurs de la République et à son idéal de citoyenneté. La figure de l'immigré des quartiers populaires « arabe », « noir » ou « musulman », est ainsi médiatisée comme une menace pour la république française, ayant pour référent « neutre et universelle » un citoyen, en réalité, « blanc de tradition judéo-chrétienne » (Tincq, 2015) et de classe moyenne, se mêlant au politique uniquement par le vote. La sauvagerie des habitants des quartiers populaires s'opposerait à l'ordre et à la sécurité du reste du territoire français. En essentialisant les habitants des quartiers populaires issus de l'immigration post-coloniale comme des êtres violents, Sarkozy et ses relais politico-médiatiques participent au développement d'une rhétorique raciste et classiste basée sur « l'immigré » comme ennemi interne. Ils façonnent des représentations uniquement négatives sur les habitants des « quartiers » ou des « banlieues » et

« alimentent les peurs sociales et raciales qui sont à la source d’incompréhensions, de tensions et fermetures. » (Bacqué, 2013). Par extension, les quartiers populaires deviennent alors des zones dangereuses à l'image des populations qui y habitent.

II. Théorie des effets de quartier : émergence et diffusion

Cette vision uniquement négative des quartiers populaires représente également un des postulats de la théorie des « effets de quartier », base idéologique de nombreuses interventions territorialisées à l'échelle de ces derniers, notamment dans le cadre de la politique de la Ville en France, et ailleurs.

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a) « Effets de quartier »: une théorie académique aux forts enjeux politiques

Depuis le début des années 2000, la notion d'« effets de quartier » suscite un intérêt renouvelé dans le champ des sciences sociales et des politiques urbaines françaises. Elle correspond à l'hypothèse qu'habiter dans un quartier déterminé engendrerait des conséquences économiques, sociales, culturelles et comportementales dans la vie des individus. Elle met en avant la possibilité d'« un changement net dans les trajectoires individuelles, par exemple, en termes de performances scolaires, de parcours professionnels, de comportements électoraux, de délinquance. » (Houard, 2011). Ainsi, la théorie des effets de quartier suppose qu'une trop forte concentration de ménages dit « pauvres » dans un quartier augmenterait les difficultés d'accès au marché de l'emploi, à la santé et à l'éducation ainsi que les comportements anomiques (Durkheim, 1897).

L'hypothèse des effets de quartier émerge dans les années 1980 aux États-Unis avec les travaux de Wilson sur les ghettos noirs et leurs habitants, qu'il considère comme faisant partis d'un sous-prolétariat (under class). Ce sous-prolétariat urbain se composerait d'après lui par d'individus et de familles « confrontés à de longues périodes de pauvreté et à un chômage structurel, dépendants de l’aide sociale, vivant dans une situation d’ « isolement social » croissant et caractérisés par des traits comportementaux tels que l’affaiblissement des liens au travail, l’augmentation de la part des familles monoparentales, les difficultés à se marier, l’échec scolaire. » (Bacquet, 2013 : 8). Ce groupe serait concentré dans des quartiers spécifiques avec un taux élevé de pauvreté. Ce regroupement socio-spatial subi accentuerait alors les dynamiques d’exclusion, diminuerait les possibilités d'un retour à l'emploi et favoriserait les comportements « déviants » (Becker, 1985).

Cette théorie a notamment été reprise dans les travaux de Putnam à travers le concept de capital social, qui se rapporte « aux relations entre individus, aux réseaux sociaux et aux normes de réciprocité et de confiance qui en émergent. » (Putnam, 2000) Le capital social si il est « fort » peut constituer une source d'opportunité d'emploi et de sortie de la pauvreté. Or pour l'auteur, les liens sociaux entretenus à l'intérieur d'une communauté seraient plus « faibles» que ceux développés à l'extérieur de celle-ci. Ainsi, habiter un quartier isolé et concentrant des ménages pauvres renforcerait les dynamiques d'exclusion et ne permettrait pas aux individus d'augmenter leur capital social.

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L'hypothèse des effets de quartier a également été étoffée par les théories de la

« contagion » développées par Crane (1991) : habiter un quartier pauvre engendrerait des attitudes et comportements délinquants dus à l'influence des autres habitants. Les « problèmes » sociaux et leur reproduction à l'échelle locale augmenteraient alors du fait d'une « contagion » des individus par les groupes de pairs.

Enfin, d'un point de vue politico-historique, l'émergence de la thèse des effets de quartier aux États-Unis est issue des mouvements politiques pour les droits civiques et de lutte contre la ségrégation raciale dans les années 1960. Comme l’explique Marie-Hélène Bacqué : « Pour mettre en application la législation du Civil Rights Act, des associations ont assigné en justice des bailleurs en raison des politiques ségrégatives, menées notamment à Boston et à Chicago. Plusieurs arrêts de la Cour suprême ont alors imposé des politiques de déségrégation qui conduisent, dans les années 1980, à la construction de logements accessibles (Yonkers dans l’État de New York) ou à des programmes de mobilité en faveur de familles noires pauvres vers des quartiers blancs et aisés. » (Bacqué, 2011 :45). Ce programme, dénommé Gautreaux, a été suivi par d'autres expérimentations tels que le programme fédéral Moving to Opportunity, qui s'appuyait sur le même principe de mobilité mais en substituant le critère de pauvreté à celui de race ; ou Section 8, basé sur une aide financière à la personne afin que celle-ci trouve elle-même un logement dans les quartiers aisés. Au delà des débats académiques, la thèse des effets de quartiers s'inscrit donc dans un contexte politique caractérisé par une remise en question du racisme et de l'organisation sociospatiale des villes états-uniennes. L'adhésion à la théorie des effets de quartiers a alors justifié scientifiquement la mise en place de politiques publiques, notamment sur le logement, qui visaient à lutter contre la ségrégation et la marginalisation des « pauvres » appartenant aux minorités raciales. L'évaluation de ces mesures a donc représenté « un enjeu à la fois scientifique et politique » (Bacquet, 2007 : 9).

b) Des résultats mitigés voire contradictoires sur l'existence empirique des effets de quartier

Pourtant, malgré une croyance affirmée des politiques et des académiques (Wilson, 1987 ; Putnam, 2000) dans les « effets de quartier », les évaluations des programmes cités précédemment ont conduit à des résultats mitigés qui ne permettent pas d'affirmer la réalité empirique des « effets de quartiers » (Ellen & Turner 1997 ; Brooks-Gunn , 1993 ; Marpsat, 1999).

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Ainsi, selon les villes, des familles ayant déménagé dans des quartiers plus favorisés ont vu leurs enfants obtenir de meilleurs résultats scolaires alors que d'autres ont fini par décrocher scolairement (Goetz, 2002). Certains ménages sont même revenus habiter dans des quartiers pauvres, face par exemple à des problèmes d'intégration ou de racisme dans les quartiers riches (Rosenbaum, 1995). Autrement dit, les changements bénéfiques supposés dans le comportement ou la trajectoire d'un individu, venant par exemple, d'un quartier pauvre et ayant déménagé dans un quartier riche, ne sont pas systématiquement observables. Le déménagement dans un quartier riche n'engendre donc pas en soi un meilleur accès à l'emploi ou à l'éducation qui semble dépendant d'autres facteurs.

Il est ainsi difficile aujourd'hui de distinguer ce qui tient au fait d'habiter dans un endroit et les caractéristiques socio-économiques des habitants eux-mêmes. Est-ce un effet du territoire si les habitants d'un quartier considéré comme « populaire » ont un taux de chômage plus élevé que la moyenne nationale ou une conséquences des inégalités socio-économiques et du développement d'un chômage structurel de masse ? Existe-t-il des comportements spécifiques à un quartier ? L'enjeu est ici pour le chercheur de déterminer ce qui est attribuable au quartier même ou à d'autres facteurs socio-économiques (Chriqui, 2011). Pour répondre à ces interrogations Ellen et Turner (1997) - résumé par Bacqué et Fol (2007: 13) - ont ainsi listé les différentes dimensions pouvant relever des effets de quartier : « (1) La dimension physique fait que l’environnement du quartier peut avoir des effets, par exemple, sur la santé de ses habitants ; (2) La dimension spatiale produit des situations d’isolement, comme en matière d’accès à l’emploi ; (3) La dimension institutionnelle renvoie à la qualité des équipements et services du quartier, en particulier l’école (mais aussi les services sociaux et d’aide à la recherche d’emploi) ; (4) La dimension sociale est liée à l’influence, sur les formes de socialisation, des groupes de pairs ou des ''role models ''».

Cependant, ainsi que le souligne Bacqué, « parmi ces différentes dimensions, seule la dernière paraît véritablement relever d’effets de quartier résultant de la concentration de la pauvreté. En effet, les bénéfices d’un quartier moins pollué, plus proche des emplois et dont les écoles ont un meilleur niveau semblent assez évidents ».

La thèse des effets de quartier est également discutable au regard de l'isolement spatial et du faible accès à des structures sanitaires, scolaires ou culturelles que vivent très souvent les habitants des quartiers populaires : cette situation n'est pas tant la conséquence d'un effet de quartier dû à une concentration de la pauvreté mais semble plutôt tirer sa source d'une inégalité de répartitions des services publics (transports, établissement scolaires et de santé) sur un

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territoire donné. Souscrire à la thèse des effets de quartier ou souligner les inégalités territoriales de répartition des services publics n'implique pas les mêmes réponses politiques : dans le premier cas, la mixité sociale ou la dispersion de la pauvreté sont préférées car la concentration de celle-ci est considérée comme « pathogène » ; dans le deuxième, c'est la création et l'amélioration de services publics présents sur le territoire qui est choisie.

Enfin, l'unique dimension pouvant constituer un effet de quartier – celle liée à l'influence des groupes de pairs dans un quartier sur le comportement d'un individu - s'appuie sur une vision a priori négative des comportements, habitus et formes de socialisation des classes populaires1. En effet, au contact des classes moyennes ou supérieures, « le pauvre » deviendrait alors plus éduqué, moins violent, plus employable, bref un citoyen idéal. En plus de culpabiliser les « pauvres d'être pauvres », la thèse des effets de quartier peut donc contribuer à l'invisibilisation des schémas de dominations structurelles qui font par exemple que les enfants de cadres réussissent mieux scolairement que les fils d'ouvriers (Bourdieu, 1964). Cette invisibilisation se retrouve notamment dans la définition faite par Wilson de l'underclass qui serait caractérisé par « des traits comportementaux tels que l’affaiblissement des liens au travail ». Or, l'affaiblissement des liens au travail n'est pas imputable aux comportements d'un groupe social mais plutôt à la structure économique actuelle qui tend à augmenter la précarité des travailleurs faiblement qualifiés, les rendant interchangeables et mobiles d'un employeur à un autre, avec notamment la multiplication des CDD au détriment de la stabilité économique et sociale du CDI, ou les recours fréquents aux contrats intérimaires pour répondre aux besoins fixes de l'entreprise.

La théorie des effets de quartier tend également à légitimer les normes de comportement de la classe dominante ou bourgeoise – il y aurait une bonne manière de se comporter ou de parler - ainsi qu'à nier les formes d'auto-organisation, de solidarité ou de résistances développées par les habitants d'un même quartier. La « culture du pauvre » (Hoggart, 1970) si t'en donné qu'elle existe, serait alors responsable de l'exclusion même des habitants des quartiers populaires, et le quartier aurait un impact uniquement négatif sur les individus au lieu d'être potentiellement perçu comme une ressource, y compris pour la recherche d'emploi (Chapple, 2001), avec ses réseaux locaux (Barnes, 2003). Les quartiers populaires ne sont pas considérés comme des lieux

1 Le terme de classes populaires désignent « à la fois des positions sociales dominées et des pratiques et comportements culturels séparés des classes et normes dominantes, la notion de « classes populaires » reste

« unificatrice » et permet d’étudier « les proximités, transitions, continuités », de réfléchir aux « formes de continuum qui peuvent relier entre eux divers types de groupes dominés » (Schwartz, 2011, p. 30) » (Collectif Rosa Bonheur, 2014 : 126).

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pouvant permettre une émancipation des populations dominées, où les habitants s'organiseraient localement pour lutter contre les inégalités et la précarité qui les touchent (Body Gendrot, 2011 ; Alinsky, 1971 ; Pradel, 2018). C'est à ce titre que notre analyse sera guidée par la mise en évidence de dominations structurelles avec lesquelles les classes populaires sont aux prises tant comme victimes que comme résistantes, ainsi que par le rejet de la notion d'effets de quartier.

D'un point de vue plus général, l'engouement pour la théorie des effets de quartier et son importation en France s'inscrivent dans une dynamique de développement de comparaisons des situations sociospatiales entre les deux pays ; comme l'ont illustré les débats scientifiques et médiatiques à la fin des années 1980 autour de la « ghettoïsation » de certains quartiers français.

D'après les tenants du discours sur les « ghettos français » ou les « banlieue-ghettos » (Boucher, 2014 ; Dubet et Lapeyronnie, 1992 ; 2008 ; Stébé, 2010), la ségrégation raciale et économique observable aux États-Unis serait le modèle du pire pouvant s'appliquer à la France si rien n'est fait pour enrayer les dynamiques d'exclusion à l’œuvre dans certains quartiers. Or, de nombreux chercheurs s'appliquent à démontrer que parler de « ghettos » en France est inexact d'un point de vue sociologique, voire entretient des images médiatiques déformées de la réalité, qui stigmatisent les quartiers visés (Wacquant, 2007). Leurs travaux mettent en garde contre la transposition aveugle ou poussive d'un concept élaboré dans un contexte socio-historique singulier pour analyser n'importe quelle situation nationale ou locale. Ces critiques vis à vis de l'importation de concepts états-uniens sans recul scientifique suffisant, sont également formulées quant à la thèse des effets de quartier.

III. Effets de quartiers et Politique de la ville : Des quartiers et des habitants à transformer

En France, l'application pratique de la théorie des effets de quartiers est observable dans la mise en place et la réalisation de la Politique de la ville.

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a) Une vision misérabiliste des quartiers populaires

Mise en place durant les années 1970, à titre expérimental, puis institutionnalisée à partir de 1981 - après la victoire du parti socialiste aux élections présidentielles – la Politique de la Ville vise a répondre au « malaise des banlieues », incarné, en juillet de la même année, par les émeutes des Minguettes à Vénissieux, situées dans la banlieue lyonnaise. Les affrontements entre policiers et habitants des Minguettes bénéficient à l'époque d'une couverture médiatique et politique inédite : l'idée d'un « problème des banlieues » se diffuse largement et est décrite comme un symptôme du dysfonctionnement de la société dans son ensemble. Il est considéré comme un « problème social nouveau » (Tissot, 2007). Cette perception conduit les acteurs étatiques à développer un traitement spécifique pour ces quartiers « difficiles », via un découpage spatial généralisé du territoire français en zones nécessitant ou non une action « prioritaire » de l’État. Le caractère « prioritaire » est défini d'après des indicateurs statistiques établissant le taux de pauvreté présent sur un territoire donné. L'action étatique se fonde ainsi sur un diagnostic spatial des problèmes sociaux (Poupeau et Tissot 2005 ; Bellanger, 2018), substituant une analyse en terme de classe ou d'inégalités socio-économiques à une analyse spatiale.

Initialement portée par des acteurs marginaux de l'administration française défendant une approche « communautarienne »2 du développement des quartiers prioritaires, la Politique de la ville a progressivement évolué vers une approche « jacobine » (Epstein, 2016) affirmée. Dès le début des année 1990, l’État se fixe ainsi pour objectif de réduire les inégalités entre les territoires afin de sauvegarder le pacte républicain et d'assurer l'égalité entre les citoyens. Pour cela, la Politique de la ville promeut la « mixité sociale » ainsi que l'intervention sur le bâti3 afin d'améliorer le cadre de vie des habitants et lutter contre l'enclavement des « quartiers prioritaires »4 (Busquet et al., 2016). A l'instar de la théorie des effets de quartiers, prenant sa source dans une vision essentiellement négative voire misérabiliste des quartiers populaires, l'approche jacobine considère la concentration de la pauvreté comme l'origine des problèmes

2 L'approche « communautarienne » s'oppose aux visions uniquement négatives des quartiers prioritaires et souligne la présence de ressources diverses (humaines, culturelles, économiques…) dans les quartiers populaires.

Elle considère que celles-ci peuvent constituer le socle d'une amélioration des conditions de vie des habitants. Elle promeut un développement « endogène » des quartiers basés notamment sur l'aide aux associations présentes localement.

3 Notamment à partir de la mise en place des Grands projets urbains en 1991.

4 Voir : La documentation française, « L'évolution de la politique de la ville », 30 octobre 2010. Consulté le 28 mai 2019. Disponible sur: https://www.ladocumentationfrancaise.fr/

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sociaux urbains (Tissot, 2007), plutôt que la pauvreté en elle-même. Les services publics sont alors dotés de moyens supplémentaires afin « d’organiser l’intégration des normes sociales et l’insertion sociale des habitants » (Epstein, 2016 : 2) ; ces derniers ne sont perçus que comme des problèmes et pas comme des ressources.

Cette croyance dans les « effets de quartier » et la dédensification de la pauvreté comme ayant des effets positifs sur les habitants des quartiers « prioritaires », est d'autant plus d'actualité avec depuis 2003 la mise en place du Programme National de Rénovation Urbaine (PNRU) piloté par l'Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Celle-ci a investit plus de 47 milliards d'euros5 dans la transformation des quartiers et la composition du parc de logement afin de permettre « le rétablissement des conditions d’habitat décent dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, leur désenclavement et le développement des activités et des services »6, ainsi que de promouvoir la « mixité sociale ». Le PNRU concentre ainsi les moyens d'une Politique de la Ville, qui se voulait transversale7, sur des actions essentiellement urbanistiques au détriment de celles aux dimensions sociales, économiques, culturelles, etc. (Epstein, 2016). Il s'inscrit pleinement dans l'idéologie spatialiste qui considère que la manière dont est aménagé un espace est susceptible de modifier le comportement humain. Les habitants sont ainsi vus sous un angle pathologique : leur comportement n'est pas celui attendu par les institutions, c'est-à-dire celui d'un « bon citoyen », il doit donc être transformé par une action d'envergure sur le bâti. L'ANRU s'appuie ainsi sur la croyance que la transformation physique d'un quartier améliore automatiquement les conditions de vie de ses résidents, sans prise en compte réel des tissus de sociabilités et de solidarités déjà existants.

La lutte contre l' « exclusion » et la « ségrégation urbaine » par la Politique de la ville se fonde également sur le paradigme de la « mixité-sociale ». Comme le formule Genestier (2010 : 31) « l'espace mixé [le quartier] est érigé en antidote, voire en instrument majeur de résolution du problème de la pauvreté ». Or cette systématisation de la mixité sociale comme source d'une

5 Voir : Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine, « Programme National pour la Rénovation Urbaine », [en ligne]. Disponible sur: https://www.anru.fr/fre/Programmes/Programme-National-pour-la-Renovation-Urbaine (consulté le 22 avril 2019).

6 Voir : Assemblée Nationale, «Ville et logement ; rénovation urbaine ; équité sociale et territoriale et soutien » par PEMEZEC Philippe. [en ligne] Disponible sur: http://www.assemblee-nationale.fr/12/budget/plf2006/a2570- 15.asp#P190_13735 (consulté le 22 avril 2019).

7 Dès son origine, la Politique de la ville se caractérise pas sa transversalité tant dans ses objectifs que dans l'organisation de l’État. La Politique de la Ville prend en charge des domaines qui traditionnellement appartiennent à d'autres ministères (Intérieur, Culture, Éducation…) et, tente ainsi de traiter des problèmes aussi bien sociaux, économiques, culturels, et sanitaires que ceux liés à la délinquance ou à l'isolement spatial. Elle est mise en œuvre par la délégation interministérielle à la ville, mais également par les autorités déconcentrées de l’État.

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société harmonieuse, s'apparente de fait plus à un mythe, à une injonction politique qu'à une réalité scientifique. Dès 1970, Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire affirmaient que « la proximité spatiale [ne réduit pas forcément] la distance sociale ». Et Bourdieu d'ajouter en 1993 ( : 166) que « rien n’est plus intolérable que la proximité physique (vécue comme promiscuité) de gens socialement éloignés ». L'utilisation de la notion de « mixité sociale » conduit aussi à réduire la réalité des quartiers populaires au paradigme de l'« exclusion » et de la « ségrégation ». Or, les situations de concentration sociale et ethno-raciale ne sont pas uniquement le fruit d'un processus ségrégatif mais peuvent relever de logiques d'agrégation volontaires (Pettonet, 1987). De plus, ce consensus général des différents bords politiques qu'ils soient de droite ou de gauche, sur les vertus de la « mixité sociale », traduit également « l’élimination d’une autre option : l’intervention massive de l’État, qu’elle se porte sur le logement ou sur le chômage. » (Tissot, 2007 : 44). La rencontre (obligée) entre des gens « différents » grâce à des espaces publics nouvellement aménagés pour favoriser la rencontre serait la solution à la pauvreté.

b) ANRU, des effets sociaux positifs « imaginaires » ?

Malgré les investissement conséquents de l'ANRU, les résultats restent mitigés voire contre- productifs (Chriqui, 2011 ; Epstein, 2013 ; Lelévrier, 2010), et participent même à la stigmatisation des personnes racisées (Kirszbaum, 2008). En effet, les politiques de « renouvellement urbain » au nom de la « mixité sociale » ont généralement des objectifs flous : S'agit-il d'améliorer les conditions de vie des habitants déjà présents ou d'attirer une population plus aisée ? Si l'objectif visé (implicitement) est la deuxième option, c'est-à-dire une mixité sociale par le haut, le quartier est transformé pour répondre aux besoins des classes moyennes et non des personnes déjà présentes sur le territoire, appartenant aux classes populaires. La mixité sociale constitue alors un argument consensuel8 cachant une politique de gentrification orchestrée par les pouvoirs publics locaux. Dans le contexte de la mise en compétition des territoires (Le Galès, 1995), les élus tentent ainsi d'attirer les « classes moyennes supérieures » ; et la transformation des quartiers populaires

8 « Le mot « mixité » désigne une notion floue, naviguant entre le pseudo concept, simple argument, et s’insérant dans des registres discursifs aussi différents que l’injonction morale, la prise de position idéologique, la description statistique, la prescription législative. […] Les déclarations et proclamations en faveur de la mixité sont à la fois nombreuses et diverses, prononcées par le personnel politique de tout bord. » Le terme « mixité » permet ainsi d'exprimer des « bonnes intentions dans un discours consensuel relevant de la pensée politiquement correcte. » (Genestier, 2010 : 25-26)

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des centre-villes au bénéfice des classes favorisées incarne l'un des leviers d'attraction de ces dernières. Pour Eric Charmes (2009), « il s'agit moins d'aider les quartiers populaires que de les transformer en quartiers considérés comme normaux, c'est-à-dire de les rapprocher des quartiers de classe moyenne ». Faire référence systématiquement à la notion de mixité sociale contribue également à souligner qu'il « manque quelque chose » à ces quartiers, que la population qui y habite « n'est pas assez bien ». Les quartiers populaires sont alors vu comme des lieux à handicaps qu'il conviendrait mieux de détruire afin de les « nomaliser ».

En plus de favoriser la gentrification et le dénigrement des quartiers populaires et de leurs habitants, les opérations de rénovation urbaine ont également conduit à recréer des formes de micro-ségrégation, au sein des quartiers ayant bénéficié de l'action de l'ANRU, loin de la « mixité sociale » tant espérée et valorisée. Les démolitions ont amené les ménages les plus pauvres à se concentrer sur certains îlots ou immeubles à faibles loyers (Lelévrier, 2010). Il en va de même à l'échelle des agglomérations où les écarts entre les quartiers prioritaires et le reste des villes se sont amplifiés depuis 20039. De surcroît, bien qu'ayant produit des transformations urbanistiques (très) visibles10, les opérations d'aménagement menées par l'ANRU n'ont pas réussi à réduire les inégalités entre les quartiers « prioritaires » et le reste de la France ; celles-ci ont même augmenté avec les effets de la crise économique et les politiques d'austérité imposées 11. Pourtant mise en place et institutionnalisée comme une réponse aux émeutes, la Politique de la Ville via l'action de l'ANRU n'a pas non plus réussi à transformer les comportements « pathologiques » des habitants.

Ainsi Hugues Lagrange (2006) établit une corrélation entre émeutes et mise en œuvre des opérations de rénovation urbaines : Plus de 85% des villes ayant signé les premières conventions ANRU (signées avant juillet 2005) ont vécu des émeutes sur leur territoire. Le Conseil National des Villes en novembre 2006 conclue dans une étude : « Tous les quartiers sensibles des Yvelines ont été touchés par les violences et les villes où les investissements pour la rénovation urbaine ont été lourds ont aussi connu des violences très fortes. » (Eipstein, 2012).

9 Voir rapport de l'Observatoire National des Zones Urbaines Sensibles, 2005.

10 Entre 2003 et 2018 l'ANRU a agi dans près de 600 quartiers, où résident quatre millions d’habitants, et son action a concerné plus d’un million de logements : 151 000 ont été démolis, 136 000 logements sociaux et 80 000 logements privés ont été reconstruits, auxquels il convient d’ajouter 316 000 logements réhabilités et 352 000 residentialises. Voir : Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine « ANRU, état d’avancement du programme, février 2018 ». [en ligne]. Disponible sur : https://www.anru.fr .

11 « Le taux de chômage parmi les actifs de 15 à 64 ans a augmenté d’un tiers dans les zones urbaines sensibles (ZUS) entre 2009 et 2012, passant de de 18.5 % à 24.2 %, alors qu’il restait quasiment stable dans le reste des unités urbaines abritant des ZUS (9.9 % en 2012 contre 9.5 % en 2009). » (Epstein, 2016 : 4)

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c) Le « quartier » et le « lien social », des outils de pacification sociale ?

Cette dynamique de renouvellement urbain et de promotion de la mixité sociale s'accompagne logiquement d'une mise en avant du « lien social », de la « proximité » et de la

« participation » des habitants comme solutions aux problèmes de ces derniers (Tissot,2007). Le quartier incarne alors la catégorie territoriale la plus apte a assurer une territorialisation12 de l'action publique au plus proche des citoyens, quitte à rendre obsolète la nécessité de la lutte contre les inégalités structurelles, qu'elles soient économiques, sociales, ethno-raciales, culturelles ou symboliques. Les conflits de classes ou le monde du travail sont alors exclus de l'analyse même des problèmes sociaux, au profit du « quartier » qui devient la « nouvelle grille d'analyse de la question sociale » (ibid). C'est ainsi que se diffuse concomitamment, la catégorie de l'« habitant », figure « neutre » et indifférenciée caractérisée par son lieu de résidence et non plus par une position sociale potentiellement vectrice de revendications. L'origine du « problème des banlieues » n'est ainsi plus pensée en terme d'inégalités ou de domination, mais reste circonscrite à l'intérieur du quartier. Les opérations d'aménagement urbain, la mixité sociale et le renforcement du lien social au sein du quartier constitueraient alors la solution pour lutter contre

« l'exclusion ». Le quartier et ses habitants ne se suffisent pas à eux-mêmes : ils ont besoin d'être transformés au sein même du quartier.

La promotion du « lien social » entre les habitants d'un même quartier implique de considérer que les problèmes auxquels sont confrontés ces derniers sont liés à un manque de dialogue entre eux, à de mauvais comportements et que leurs besoins sont uniquement associés à leur environnement, aux relations de voisinages, et à la sociabilité. L'amélioration supposée des conditions de vie matérielles par l'intervention de l'ANRU ne serait pas suffisante, il faudrait également « modifier ''l'état d'esprit'' du quartier par l'organisation de rencontres et de moments susceptibles de (res)susciter la participation et la rencontre des habitants autour d'un projet dont ils peuvent se sentir acteurs. » (Tissot, 2007 : 249). Le quartier et ses habitants sont encore une fois perçus sous l'angle du malade passif qu'il faudrait soigner. Suivant cette logique, le

« communautarisme » incarnerait l'un des plus graves symptômes de ces quartiers. Promouvoir un meilleur dialogue entre les habitants doublé d'une mixité sociale par le haut constituerait alors une barrière à ce danger « anti-républicain » et assurerait l'harmonie entre les différentes catégories de

12 S’inscrivant dans le mouvement de décentralisation et de déconcentration de l'administration française et des compétences de l’État.

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la population. La conflictualité inhérente aux rapports sociaux – qu'ils soient de classe, de genre et/ou de race – est de fait occultée par une territorialisation des politiques publiques qui encourage la perception de la question sociale à travers le prisme de la proximité (le quartier) et des relations interpersonnelles (le lien social). La question sociale n'est plus problématisée en terme de structures de dominations mais en termes moraux (Genestier, 2010), substituant la lutte contre les exploitations par un espace « neutre » – le quartier -, garantissant l'égalité entre tous les habitants (Tissot, 2007), loin de toute idéologie politique pouvant les diviser.

L'idéal du « lien social » et de la « proximité » et son utilisation quasi systématique par l’État ou les collectivités territoriales implique également une évolution (relative) des relations entre institutions et « habitant ». Ce dernier est encouragé régulièrement à venir à des instances

« participatives » mises en place par les mairies. L'objectif affiché étant généralement de recueillir sa parole ou de lui donner un pouvoir de décision sur les transformations de son quartier. Or « la plupart du temps les démarches de participation de proximité ne partent pas des préoccupations des gens mais de celles de l’institution qui a souvent tendance à se focaliser sur des questions d’urbanisme ou de cadre de vie. » (Danthon, 2013), et le pouvoir de décision reste très limité. De plus, ce sont des dispositifs très cadrés où pour s'impliquer « l’individu se doit de connaître les codes, les logiques de projet et de disposer de ressources particulières tant culturelles, relationnelles, qu’économiques » (ibid) ; ressources qui sont conditionnées par l'appartenance ou non à certaines des catégories sociales favorisées (homme, blanc, de classe moyenne supérieure ou plus). Ceci vient ainsi limiter le nombre de personnes se sentant légitimes à participer et donc à exprimer leurs avis sur tel ou tel projet. Le caractère « démocratique » de ces instances de proximité s'en trouve alors très amoindri. En outre, ainsi que le souligne De Souza Paes (2014), les instances de participation ont généralement pour objectif de diffuser et d'expliquer les actions mises en place par les pouvoirs publics auprès des habitants, mais surtout de chercher à obtenir leur adhésion au projet, afin d'éviter toute opposition locale pouvant retarder ou entraver les projet prévus. Le « quartier » devient alors une échelle territoriale utilisable comme un support de pacification sociale au nom du lien social, de la mixité, et de la proximité.

Née et expérimentée aux Etats-Unis, la théorie des effets de quartier s'est diffusée en France, faisant écho aux actualités dans les banlieues dans les années 1980. Partant du constat que la concentration de la pauvreté dans un territoire restreint aggrave les processus d' « exclusion»

déjà à l’œuvre dans ces quartiers, elle préconise la dispersion de celle-ci via le déménagement des

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habitants et la mixité sociale par le haut. Or, ce postulat revient à percevoir et à construire une image des quartiers populaires et de leurs habitants sous un prisme uniquement négatif, pathologique et anomique, éloignée des réalités diverses que peuvent vivre les habitants des quartiers « prioritaires ». Suivant cette logique les quartiers et le comportement des résidents doivent alors être transformés pour lutter contre la pauvreté, contribuant ainsi à renforcer les stigmates que vivent les classes populaires en les rendant responsables de leur situation. C'est à partir de ce schéma de pensée que s'est institutionnalisée la Politique de la ville en France. Celle-ci repose essentiellement sur des représentations de la ville et des « quartiers » qui sont caricaturales, homogénéisantes et dévalorisantes ; ainsi que sur des croyances erronées sur la relation entre espace physique et rapport social (Busquet et al, 2016). Le « quartier » constitue alors une manière de contourner les inégalités de classes, de genre et de race, la précarisation du marché du travail que vivent les populations les moins qualifiées, ainsi que le désinvestissement de l’État dans les services publics au profit de leur privatisation afin de développer une rhétorique et des instruments de pacification sociale à l'échelle micro-locale. Dans l'état actuel des choses, la théorie des effets de quartier peut donc s'apparenter à une croyance académique, sans réalité empirique avérée et servant de base idéologique à la Politique de la Ville qui semble avoir pour finalité de gérer la pauvreté, plutôt que de participer à l'émancipation des classes populaires.

IV. Étude de cas de l'association Terrain d'Entente : Une démarche micro-locale émancipatrice ?

Face à la surmédiatisation négative et réductrice des quartiers populaires et de leurs habitants évoquée précédemment, nous nous attacherons, à travers l'étude de l'action de l'association Terrain d'Entente, présente dans le quartier « prioritaire » Tarentaize-Beaubrun à Saint-Étienne, à souligner que la réalité des quartiers populaires apparaît bien plus diverse et dynamique que les représentations médiatiques dominantes - monochromes et surplombantes - ne le laissent penser. Comme le soulignent Marie-Hélène Bacqué et Mohammed Mechmache dans la synthèse du rapport Pour une réforme radicale de la politique de la ville (2013 : 11) :

« Sans angélisme, il convient de sortir du discours réducteur sur le ghetto qui joue comme une imposition faite aux habitants des quartiers populaires, et de montrer à la société française

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une vision plus complexe de la réalité. Reconnaître l’existence de quartiers populaires n’implique pas pour autant d’entériner la ségrégation spatiale mais bien de reconnaître le rôle et les spécificités de ces quartiers, y compris dans l’innovation. ».

a) Terrain d'Entente ou les habitants comme sources du changement social

L'association Terrain d'Entente intervient depuis avril 2011 dans le quartier, dit « politique de la ville », Tarentaize-Beaubrun dans une démarche de travail de rue et de pédagogie sociale13 déployée sur l’espace public. Elle propose différentes activités ou temps en plein air, ainsi que dans plusieurs locaux associatifs qui leurs sont prêtés, et offre un accueil « inconditionnel, libre et gratuit »14 à toute personne. L'association a ainsi comme objectif de travailler prioritairement avec les habitants du quartier, et plus particulièrement les familles, afin de créer ou renforcer le « lien social » au sein du quartier (Entretien n°3). La volonté de construire collectivement les projets avec les femmes et les enfants de Tarentaize-Beaubrun représente un des principes fondamentaux de l'organisation. Les projets sont mis en place en fonction des demandes et envies directement formulées à Terrain d'Entente par les habitants qui sont membres ou fréquentent l'association.

Cette forme d'organisation, qui se veut « horizontale » entre habitants du quartier et équipe encadrante, semble ainsi constituer une alternative aux modes d’action dominants auxquels recourent les politiques sociales territorialisées dans les quartiers populaires aujourd’hui en France, et qui sont basés sur un fonctionnement Top-down (Hill, Hupe, 2009 ; Ginsbourger, 2013):

définition a priori des publics - selon des critères administratifs – et des besoins, individualisation et bureaucratisation du traitement des situations sociales, responsabilisation des personnes à faibles ressources, démarches de « réhabilitation » ou « rénovation urbaine » des quartiers

« prioritaires », aides relatives aux structures sociales conventionnelles (centre sociaux etc.).

En outre, par sa démarche de mener des projets avec les habitants du quartier Tarentaize- Beaubrun, Terrain d'Entente s'oppose de fait aux discours politico-médiatiques décrivant les quartiers populaires comme des « déserts politiques », des zones de non-droit où la répression

13 Le terme « pédagogie sociale » se rapporte « au travail éducatif effectué auprès d’enfants, dans leur environnement naturel et direct (bas d’immeuble, rue, espaces publics...). » Ott, Laurent. « Pédagogie Freinet et pédagogie sociale », Journal du droit des jeunes, vol. 282, no. 2, 2009, pp. 26-27.

14 Voir : Terrain d'Entente « Terrain d'Entente ». [en ligne] Consulté le 20 Août 2019. Disponible sur http://terraindentente42.fr/

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serait la seule solution face au manque d'intégration des populations « immigrées » avec qui il serait difficile voire impossible de construire des projets de A à Z étant donné leur nature violente et anomique. L'association diverge également de la théorie des effets de quartier – et donc de la Politique de la Ville actuelle - en considérant qu'un changement peut-être effectué en travaillant à l'échelle d'un quartier populaire avec les habitants déjà présents. Ces derniers ne sont pas perçus comme responsables des problèmes sociaux qu'ils vivent mais considérés comme des personnes ressources pouvant améliorer les conditions de vie de l'ensemble de la communauté et participer eux-mêmes à leur émancipation. A travers l'approche de la pédagogie sociale, Terrain d'Entente s'inscrit ainsi, sans le revendiquer, dans une démarche de community organizing et d'empowerment des populations, loin des projets de mixité sociale par le haut ou des discours stigmatisant les habitants des quartiers populaires.

De par sa création et ses modalités d'action, Terrain d'Entente souligne l'insuffisance des politiques publiques mises en place dans les quartiers « prioritaires». Ainsi, alors que les actions territorialisées menées dans le cadre de la Politique de la ville au niveau des quartiers ont démontré globalement leur échec pour répondre aux besoins des habitants et lutter contre les dominations auxquelles ils font face, nous pouvons nous demander si le travail social mené à l'échelle d'un quartier peut être émancipateur pour ses habitants ? Si oui, sous quelles modalités ? Comment Terrain d'Entente participe à la redéfinition de catégories sociales dominantes et stigmatisantes ? L'action collective rend-elle l'émancipation possible ? Le fonctionnement de l'association ne limite-t-il pas parfois ce potentiel émancipateur ? Le

« quartier » peut-il être un espace de lutte et d'émancipation ? La lutte contre des dominations structurelles à l'échelle d'un quartier n'est-elle pas vaine ?

Dans la lignée de Kant, Leroux et Marx, l'émancipation est ici entendue comme la redéfinition des catégories sociales dominantes assignant les individus à certains rôles, places, fonctions, et statuts sociaux dans la société (Tarragoni, 2015). Le terme est ainsi compris sous le paradigme de « l'activité contestataire » (Mathieu, 2007) qui mobilise « des dimensions structurelles et des dimensions individuelles (pratiques, symboliques et cognitives) » (Tarragoni, 2015 : 2). La distinction nette entre émancipation collective et individuelle nous semble donc peu opérante pour observer les phénomènes sociaux de résistance. Ensuite, contrairement à la tradition marxiste, l'émancipation comme les rapports de dominations ne se situent pas uniquement dans le monde du travail mais se nichent également dans la vie quotidienne. Comme le formule la pensée féministe : « Le privé est politique ». Nous nous attacherons donc à chercher

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des formes d'émancipation même dans les moments les plus « courants » ou banals de la vie comme par exemple la préparation d'un repas. L'émancipation s'accompagne également d'une

« effervescence créatrice » (Durkheim, 1912) via l'action collective. Celle-ci peut ainsi engendrer de nouvelles normes, valeurs, idéaux, manières de vivre ensemble s'affranchissant des catégories pré- existantes.

Bien qu'étant une activité naturelle chez l'humain, appliquée au monde social la catégorisation revêt une dimension normative : les catégories définissent les identités des individus et les droits et devoirs attachés aux membres de ces catégories. Elles sont donc sujettes à des luttes quant à leur définition et leurs limites. Ces luttes autour de la définition des différentes catégories sociales sont d'autant plus importantes qu'elles font partie des connaissances de sens commun, c'est-à-dire « l'ensemble de ressources culturelles publiquement disponibles et immédiatement utilisables par tous » (Jocelyne Streiff-Fénart, 1998). Dans le cas des classes populaires et des minorités de genre et de race, les catégories sont imposées par les classes dominantes qui de part leur statut social privilégié ont un pouvoir de façonnement des catégories.

De fait, les classes populaires, les femmes et/ou les personnes racisées sont ainsi « enfermées » dans des perceptions négatives, criminalisantes ou misérabilistes qu'elles n'ont pas choisi (Wacquant, 2007). Agir pour redéfinir ces catégories s'inscrit donc dans un processus de prise de pouvoir. C'est pourquoi le concept d'empowerment15 sera dans cette enquête intimement relié à la notion d'émancipation. Dans le cas de l'étude menée, ce choix de définition de l'émancipation se justifie par les catégorisations qui sont faites par l’État, les collectivités territoriales, les médias16 à propos des habitants des quartiers populaires.

b) Méthodologie : Observation-participante et recherche-action

Nous tenterons de répondre à la problématique et aux questionnements qui en découlent à travers une étude menée sur 5 mois visant à analyser l'expérience associative de Terrain d'Entente et d'en interroger les effets sur les habitants et le quartier. Qu’a produit cette expérience

15 « L'empowerment articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d'apprentissage pour y accéder. Il peut désigner autant un état (être empowered) qu'un processus, cet état et ce processus étant à la fois individuels, collectifs et sociaux ou politiques. Cela implique une démarche d'autoréalisation et d'émancipation des individus, de reconnaissance des groupes ou des communautés et de transformation sociale. » (Bacqué et Biewener, 2013) Loin de l'appropriation individualiste néolibérale du terme, nous mettons l'accent sur la dimension collective de l'empowerment.

16 Voir pages 1-2.

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alternative d’action sociale en quartier populaire ? Le projet initial tel que formulé par les fondatrices de Terrain d’entente a-t-il été infléchi ? En quoi ? Comment se sont construits les publics de l’action ? Qu’a apporté le travail de l’association en termes de bien-être et d’émancipation des habitants ? Quelles sont les plus-values apportées et les obstacles rencontrés ? Comment analyser en creux, à partir de cette expérience, les réussites et/ou limites du travail social et des politiques territorialisées de lutte contre l’exclusion et la pauvreté telles qu’elles sont conduites dans leurs modalités dominantes aujourd’hui ? Pour y répondre nous étudierons la territorialisation du travail social à l’échelle micro-locale, puis ce que le fonctionnement de Terrain d’Entente constitue d’émancipateur. Ceci nous amènera ensuite à analyser la tension entre domination et émancipation socio-spatiale vécue par les habitantes au sein quartier, pour finalement interroger ce que sortir du quartier, dans le cadre de vacances, représente pour ces dernières.

L'étude menée ici correspond à une demande explicite de Terrain d'Entente formulée au Master Altervilles. Le sujet de recherche a été discuté avec l'une des fondatrices et co-directrices de l'association, une des responsables du Master Altervilles, et moi-même. Il s'est très vite avéré au cours de nos échanges qu'une immersion dans les activités hebdomadaires de l'association était nécessaire pour mener à bien la recherche. Ce travail s'inscrit donc dans une posture d'observation participante assumée, complétée par des entretiens approfondis avec l'équipe encadrante et les femmes membres de l'association, en plus d'un travail de recherche et de lecture mené en parallèle. Ma posture d'observation et de participation active à différents temps a été expliquée à l'équipe encadrante ainsi qu'aux membres de l'association. c'est-à-dire que ma présence en tant qu'étudiante effectuant un mémoire de recherche au sein de l'association Terrain d'Entente se veut connue de tous malgré les ambiguïtés et incompréhensions que cela peut engendrer, et plus particulièrement vis à vis des enfants.

Lors d'une de mes premières prises de contact avec l'association, je suis restée durant une heure avec les stagiaires et encadrants bénévoles et professionnels durant l'aide aux devoirs des enfants. Un membre plus âgé de la famille, généralement la mère, dépose les enfants et salue chaleureusement les encadrants. Les adultes se font la bise, discutent, échangent les nouvelles…

Les encadrants connaissent les prénoms ou nom de chaque adulte comme enfant, ou en tout cas essayent. Tout le monde semble se connaître. L'association base son action auprès des familles du quartier sur des relations interpersonnelles fortes et développe des liens de confiance avec les habitants. Afin de mener à bien mon étude dans un contexte d'interconnaissance dense, être

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honnête vis à vis de ma position dans l'association semble donc constituer une des conditions nécessaires de mon intégration. L'un des objectifs de l'enquête étant de créer des relations de confiance avec les familles du quartier pour pouvoir mener des entretiens pertinents et approfondis, notamment sur les vacances et les questions d'enfermement dans le quartier, « mentir » quotidiennement me mettrait alors dans une position inconfortable qui pourrait être contre-productive pour l'enquête.

Cependant, s'impliquer dans l'association et créer des liens de confiance avec ses membres et les habitants du quartier ne signifie pas adhérer à toutes les positions ou discours de Terrain d'Entente. A ce titre, je m'attacherai à adopter une posture réflexive et critique. Afin de garder une relative indépendance de réflexion vis à vis du terrain et l'association, il est important de garder en tête tout au long de l'enquête les questions suivantes : Quel(s) est l'intérêt pour Terrain d'Entente d'être le sujet d'étude d'une enquête universitaire ? Quelles attentes celle-ci suscite ?

Il est évident que le travail mené ici peut être utilisé comme « un outil possible de promotion de l'association » (Beaud et Weber, 2008). L'une des co-directrices, lors des rencontres pour préparer l'enquête, déclare ainsi que l'étude doit « montrer à quel point les vacances sont importantes pour les enfants et les familles ». De son point de vue l'étude servirait donc à souligner la nécessité de l'action de Terrain d'Entente auprès des habitants du quartier Tarentaize- Beaubrun et pourrait potentiellement constituer un appui scientifique pour faire connaître à une plus grande échelle l'association. Il est également nécessaire de souligner que Terrain d'Entente est une structure « fragile » [Annexe II n°5]17 qui manque de financement et de reconnaissance de la part des institutions officielles, notamment la municipalité, qui en 2018 n'a accordé aucune subvention à l'association. Or, l'enquête constitue une collaboration avec des institutions prestigieuses en termes symboliques : l'université Jean Monnet et l'Institut d’Études Politiques de Lyon. L'étude donne ainsi l'opportunité à Terrain d'Entente de renforcer sa légitimité, notamment auprès d'acteurs institutionnels.

La sociologie se caractérisant par une recherche de l'articulation entre société et individu, nous partons de l'hypothèse que la société détermine les individus mais que ces derniers possèdent également une marge de manœuvre vis à vis de celle-ci : tout individu détient une capacité de réflexion et d'action pour se soustraire à la place qui lui a été assignée. Afin de

17 Annexe II n°5. Rapport d'activité, Rapport moral de l'Assemblée Générale de Terrain d'Entente du samedi 5 Mai 2018. Terrain d'Entente.

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répondre à notre problématique, nous nous attacherons dans un double effort à mettre en avant - et donc à dénaturaliser - les catégories sociales structurant la société ainsi qu'à observer leur remise en cause et déconstruction progressive par des pratiques individuelles et collectives au sein de l'association Terrain d'Entente. L'enquête désire ainsi, à travers une étude empirique, contribuer à une « sociologie de l'émancipation » qui, bien que suscitant un récent engouement, a été historiquement reléguée en France en faveur d'une sociologie des dominations et d'une approche centrée sur l'étude de la détermination sociale des individus. Nous souhaitons également que cette sociologie de l'émancipation revête un aspect pratique et appropriable pour les non-sociologues ou universitaires afin de constituer un outil analytique de lutte contre les dominations. Ce travail s'inscrit donc dans une démarche militante et de recherche-action assumée et vise à « améliorer » le fonctionnement de Terrain d'Entente, voire à contribuer au renforcement d'un mouvement politique des quartiers populaires en France.

c) Un choix de terrain d'enquête lié à des affinités politiques

Étudiante à l'IEP de Lyon et présente dans divers mouvements sociaux d'extrême gauche depuis le lycée, à Saint-Étienne ou à Lyon, j'ai pris part au réseau militant local se partageant entre les milieux féministes, anarchistes, communistes et syndicaux. Avant que les directrices du Master Altervilles soient contactées par la fondatrice de Terrain d'Entente, je connaissais ainsi déjà l'association de nom a minima. Des connaissances ou ami.es avaient travaillé dans la structure ou entretenaient des relations avec elle. Le terrain d'enquête m'était donc familier ; la démarche et les discours portés par la direction de l'association étaient relativement proches de mes valeurs et opinions politiques. De plus ayant travaillé sur les questions raciales en 2018 et leur invisibilisation dans la mise en place d'un projet de renouvellement urbain dans le quartier Saint-Roch à Saint- Étienne, j'avais envie de poursuivre mes recherches en allant voir de l'autre côté de la barrière : Être avec les personnes qui sont touchées par de multiples systèmes de dominations et observer les formes de résistance que celles-ci mettent en place individuellement et collectivement, et pas seulement analyser le discours et les perceptions de personnes blanches, de classe moyenne (supérieure) travaillant dans les institutions étatiques ou des collectivités territoriales. Mon choix de terrain d'enquête pourrait se résumer à la recherche d'une solution, d'un mouvement politique se basant sur et avec les personnes situées au plus bas de la hiérarchie sociale actuelle : les

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personnes racisées de classe populaire issue de l'immigration post-coloniale vivant dans les quartiers « prioritaires ». Face aux structures dominantes peux-t-on encore espérer voir émerger un mouvement politique réellement émancipateur pour tous ?

La familiarité avec le terrain et le souhait personnel de sortir des impasses politiques actuelles pourrait alors porter atteinte à la « neutralité » de l'étude. Or comme le souligne Becker dans Outsiders : études de sociologie de la déviance, (1985), la partialité du sociologue est généralement mise en cause quand celui-ci est soupçonné de prendre le parti des « dominés » et jette un œil critique sur les discours hégémoniques. Comme exposé dans le paragraphe précédent, le choix d'un terrain d'étude est lié à l'expérience propre du chercheur, de sa situation sociale et de ses affinités politiques. La dimension partisane dans une étude contribuerait-elle à diminuer la portée scientifique de l'enquête ? Pas forcément. Choisir un terrain « proche » de soi, peut revêtir ainsi certains avantages pratiques. La familiarité avec celui-ci m'a permis d'obtenir facilement des entretiens avec des personnes ayant travaillé par le passé à ou avec Terrain d'Entente, ainsi que de comprendre, maîtriser le vocabulaire et l'univers symbolique utilisés notamment par la direction de l'association, rendant peut-être plus facile la mise à distance nécessaire à l'analyse. Afin de ne pas répéter « bêtement » ce qui est dit, nous replacerons les discours portés par les acteurs dans leur historicité ainsi que dans les parcours biographiques de ces derniers. Nous partons du principe que tout point de vue est situé selon la position sociale occupée dans la société et non issu d'un cheminement uniquement personnel.

Cependant la familiarité avec le terrain d'étude est également à nuancer. Blanche et issue de la large catégorie de la « classe moyenne », je n'ai jamais vécue en quartier touché par la

« Politique de la ville » ni côtoyée longuement et largement des personnes racisées résidant dans les quartiers populaires. N'ayant pas les codes de comportement et les connaissances culturelles adaptées mes réactions avec les enfants et femmes membres de l'association, ont parfois pu être plus en décalage qu'avec l'équipe de direction. De plus, de part la démarche d'observation participante et étant fille unique avec une famille réduite, n'ayant jamais travaillé dans le domaine de l'animation, j'ai été confrontée pour la première fois à devoir m'occuper d'enfants entre 4 et 14 ans. Ce fut parfois une expérience déstabilisante voire stressante à titre personnelle.

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PARTIE 1 : Terrain d'Entente, travail social en quartier populaire : une forte territorialisation de l'action sociale.

I. Tarentaize Beaubrun un quartier populaire et d'immigration maghrébine

a) Brève histoire de Tarentaize-Beaubrun : un quartier ouvrier et d'immigration.

« La répartition géographique de la population immigrée en France montre l'existence de poches de concentration, signalant l'héritage historique de son implantation initiale autour des bassins industriels.

Dans certains cas, la concentration de population immigrée s'est reportée sur quelques quartiers, ce qui a contribué à les associer à des « quartiers d'immigration' ». Simon Patrick, Les quartiers d'immigration : « ports de première entrée» ou espaces de sédentarisation ? L'exemple de Belleville. In: Espace, populations, sociétés, 1993-2, p. 379.

Initialement un faubourg, Tarentaize a été rattaché à la ville de Saint-Étienne en 1790 et 1792. La population et l'activité commerciale du quartier ont rapidement augmenté et se sont développées au cours des 19ème et 20ème siècles, notamment avec l'expansion de l'activité d'extraction du charbon et la construction de la gare ferroviaire du Clapier en 1857, assurant le transport du minerai. Les travailleurs, venus des campagnes environnantes (Ardèche, Haute-Loire) ou de l'étranger (Italie, Espagne, Pologne, Arménie, Algérie, Maroc, Turquie...)18 se sont ainsi installés à Saint-Étienne, et pour beaucoup en face du Puits Couriot, à Tarentaize, ou en bordure, à Beaubrun. Jusqu'à sa nationalisation en 1946, Couriot était le plus grand puits du bassin charbonnier stéphanois ainsi que le puits principal de la société anonyme des Mines de la Loire, qui était l’une des plus importantes compagnies minières françaises.19 Les travailleurs étrangers œuvraient essentiellement comme manœuvres, l'attractivité de ces postes étant réduite pour les ouvriers français du fait de leur pénibilité, des maigres salaires et des dangers qu'ils présentaient20. Les quartiers Tarentaize-Beaubrun ont ainsi été marqués par un double processus 18 Archives Municipales Saint-Étienne, « Saint-Étienne cosmopolitaine. Des migrations dans la ville » [en ligne], consulté le 20 mars 2019. Disponible sur : https://archives.saint-etienne.fr/

19 Ville de Saint-Etienne, l'expérience design « Secteur Tarentaize / Beaubrun / Couriot ». [En ligne], consulté le 21 mars 2019. Disponible sur : https://www.saint-etienne.fr/

20 Archives Municipales Saint-Étienne, « Arriver, travailler, s'intégrer (?), les étrangers à Saint-Étienne (1920-1939) ».

[en ligne], consulté le 20 mars 2019. Disponible sur : https://archives.saint-etienne.fr/

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