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Réduire les inégalités sociales et symboliques face aux vacances

PARTIE 3 : Entre domination et émancipation socio-spatiale : Le Café des femmes

II. Réduire les inégalités sociales et symboliques face aux vacances

Terrain d'Entente ne pouvant agir sur les revenus perçus par les personnes, l'association tente alors de lutter contre les inégalités sociales et symboliques vécues par certaines familles de Tarentaize face au départ.

a) La mobilisation des aides au départ par les classes populaires : Les chèques-vacances

Le séjour-vacances organisé par Terrain d'Entente à Retournac a été financé majoritairement par l'utilisation de « chèques-vacances » et la contribution financière des participantes. Ces chèques sont un dispositif qui a pour objectif de « favoriser le départ en

vacances du plus grand nombre, [et] est distribué exclusivement sur la base de critères sociaux »67. Le chèque-vacances permet de payer des dépenses liées aux vacances et aux loisirs en France dans les lieux les acceptant.

Il représente le dispositif d'aide au départ le plus répandu en France. Cependant il reste relativement méconnu et sous utilisé par les classes populaires. En effet, les personnes bénéficiant de l'aide sont majoritairement des salariés travaillant dans des entreprises de plus de 50 salariés et des agents de la fonction publique. Au sein d'entreprises de taille inférieure la distribution de chèques-vacances est soumise à la décision de l'employeur. Le secteur d'activité est également une source de différence dans l'accès aux chèques-vacances, certains comme le secteur bancaire ont plus l’habitude d'en octroyer par rapport à celui de la grande distribution. Ne pas avoir de comité d'entreprise sur son lieu de travail, être au chômage68, en intérim ou salarié dans une TPE freine alors l'accès aux aides financières favorisant le départ69. Ainsi, ces dernières restent essentiellement mobilisées par les classes moyennes ayant des postes de salariés dans les grandes entreprises. Malgré leur ambition, les aides existantes pour partir ne réduisent donc que faiblement les inégalités d'accès au départ70.

Cependant à travers la mise en place d'un « pot commun » de chèques et l'organisation de séjours, l'association contribue à diminuer les écarts dans l'accès aux vacances. En effet, certaines familles ayant eu les ressources suffisantes pour partir durant l'été 2019, et notamment au bled, ont décidé de donner leurs chèques-vacances à l'association pour que ces derniers puissent profiter aux enfants et aux femmes « bloqués » à Tarentaize. Ce sont donc les liens développés au sein du quartier qui participent à favoriser la mobilité d'autres habitants. L'espace du quartier constitue alors un support d'accès à des ressources, initialement éloignées des classes populaires.

Le travail social mené par Terrain d'Entente au sein du quartier contribue donc à rendre plus visibles et à mobiliser les aides existantes pour des personnes en ayant réellement besoin, dans le sens où bénéficier d'un soutien constitue une des conditions au départ en vacances. Le travail de proximité permet ainsi à une échelle micro-locale de rendre accessible à des familles de

67 Voir : Agence Nationale Chèques-Vacances, « Le chèque-vacances ». [en ligne], consulté le 24 août 2019. Disponible sur https://www.ancv.com/

68 Les chômeurs bénéficient moins souvent d’une aide financières pour partir en vacances que ceux qui ont un emploi (19 % contre 31 %). Voir :Observatoire des inégalités, « Qui reçoit des aides financières pour partir en vacances ?, 28 juillet 2016. [en ligne], consulté le 20 août 2019. Disponible sur : https://www.inegalites.fr/

69 Voir : Observatoire des inégalités, « Les plus aisés sont davantage aidés pour partir en vacances », par Valérie Schneider, 28 juillet 2016. [en ligne], consulté le 20 août 2019. Disponible sur : https://www.inegalites.fr/

70 Voir : Observatoire des inégalités, « Les riches sont deux fois plus nombreux à partir en vacances que les pauvres, et cela depuis 30 ans – Entretien avec Sandra Hoibian du Credoc », 27 Juillet 2018. [en ligne], consulté le 20 août 2019.

Disponible sur : https://www.inegalites.fr/

classes populaires des aides financières qui sont structurellement mobilisés par les classes moyennes. Le fait d'appartenir à certaines catégories entraîne un accès à des ressources, de natures différentes, plus ou moins limité. Pour les personnes membres de Terrain d'Entente et habitant Tarentaize, contourner ou surmonter des contraintes dues à leur catégorie sociale constitue alors une forme d'émancipation.

Il est également important de souligner que les projets menés par Terrain d'Entente ne s'appuient pas sur une définition a priori de « publics cibles » à l'inverse de la majorité des aides au départ. Par exemple le dispositif Ville, Vie, Vacances (VVV) financé par l’État et à destination de personnes habitant dans les quartiers « politique de la ville » cofinance des actions sportives, de loisirs et culturelles pendant les vacances scolaires (Trindade-Chadeau, 2013). Cependant, le dispositif a pour cible principale les jeunes ayant entre 11 et 18 ans et ne touche pas l'ensemble des habitants des quartiers prioritaires. L'aide aux départ ne se fait donc que pour certaines catégories définies en amont et jugées comme prioritaires par les institutions. Or, Terrain d'Entente ne définit pas de public particulier, mais organise des séjours avec les personnes qui sont membres de l'association, peu importe leur âge, leur situation familiale ou économique. C'est la notion de besoin qui est au centre de la démarche de l'association plutôt que des critères socio-administratifs qui ne permettent pas d'identifier systématiquement les personnes en difficulté (Labé et al., 2007).

b) Partir ensemble : une sécurisation du départ

Le départ en vacances peut constituer pour les classes populaires une importante charge mentale. En effet, il bouscule un quotidien qui est déjà parfois difficile à stabiliser étant donné la précarité de certains ménages et demande des compétences en terme d'organisation. Les vacances peuvent alors incarner une forme de « risque » (Guillaudeux, 2014). En effet, le départ du domicile implique des dépenses financières supérieures au budget alloué à la vie ordinaire. Ceci tient au fait de partir vivre quelques jours dans un autre lieu, mais aussi à la mise à distance des contraintes de la vie quotidienne : lorsqu'on est en vacances, on est plus à même de faire des dépenses par rapport au reste de l'année (Périer, 2000). Les vacances peuvent donc à ce titre représenter pour les classes populaires un risque « économique » (Guillaudeux, 2014).

Terrain d'Entente en pratiquant des prix très bas limite la prise de risque financière pour les familles. Ainsi, le séjour à Retournac de cinq jours coûtait 10 euros par personne, nourriture, logement et voyage inclus. Le fait d'avoir de tels prix incite dans un premier temps les familles à partir en vacances, mais aussi à prendre le « risque » de découvrir un nouveau cadre : la campagne française.

« - S : Et je me dis que le fait de partir à Retournac, c'est pas trop cher, donc même si ça te plaît pas et ba tu prends pas trop un risque financier ?

- N : Voilà, exactement.

- S : C'est ça je suis pas trop en train de te guider sur un truc ?

- N : Nan c'est vrai. Si ça va, ça va, si ça va pas et ba j'ai pas trop les boules. » Entretien n°13, avec Nahida, habitante de Tarentaize et membre de Terrain d'Entente, le 24 Juillet 2019.

Le fait de partir dans un endroit inconnu ne constitue donc pas alors un aléa financier qui pourrait limiter l'expérimentation de nouveau lieux de vacances par les classes populaires. En plus de constituer une barrière face au risque économique, l'organisation de vacances par Terrain d'Entente permet égaler de « rassurer » certaines familles qui n'ont pas l'habitude ni de partir en vacances, ni des déplacements lointains du fait des inégalités face à la mobilité (Bacqué et Fol, 2013). A l'instar des jeunes hommes vivant à Tarentaize qui investissent fortement l'espace public du quartier étant donné leur crainte d'aller ailleurs, le fait de partir en voyage entraîne des formes d'appréhension face à l'inconnu71. Le quartier incarne à la fois un espace connu et rassurant mais où il est également facile de s'auto-enfermer. Ceci s'est traduit lors de réunions avec les personnes participant au séjour à Retournac. En effet, avant le départ et pour les habitantes qui ne connaissaient pas le lieu, celles-ci avait beaucoup de questions autour du cadre de vie et de l'hygiène. Un travail de communication a alors été effectué par l'association pour rassurer les femmes. Ce sont celles qui étaient déjà parties l'année dernière à Retournac qui ont transmis leurs vécus et ressentis aux « nouvelles » participantes. Elles ont expliqué à quoi ressemblait le lieu et quelles activités étaient possibles. Ce travail de transmission d'expériences par les paires permet de calmer certaines craintes – les femmes s'identifiant plus facilement à une personne vivant dans le quartier qu'à une individue extérieure comme Andrée ou Dominique – mais aussi de préparer à la différence de modes de vie :

71 Voir : Observatoire des inégalités, « Les riches sont deux fois plus nombreux à partir en vacances que les pauvres, et cela depuis 30 ans – Entretien avec Sandra Hoibian du Credoc », 27 Juillet 2018. [en ligne], consulté le 20 août 2019.

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« Déjà c'est l'environnement, c'est caaalme. Et puis ça te change. T'es dans une cuisine, là t'es dans les cuisines c'est a priori propre, là bas t'as les mouches, t'as les machines… tu rentres dans la chambre t'as des araignées. Ici quand c'est chez toi, ça te met vraiment dans un autre… Et puis les enfants ils ont bien aimé, les animaux… Moi j'ai bien aimé. Pourtant je suis pas campagne.

En arrivant j'ai vu le lieu j'ai dit wahou, j'avais envie de gerber : « mais pourquoi je suis venue ici, mais je suis folle et je dois rester cinq jours ». Puis après… Moi je pense que quand t'es avec les personnes, il y a une bonne entente ça se passe super bien. Sinon je l'aurais pas refait. » Entretien n°12, avec Fatima, ancienne habitante de Tarentaize et membre de Terrain d'Entente, le 23 Juillet 2019.

Le cercle de sociabilité habituel fonctionne ici comme une barrière sécurisante face aux situations imprévues qu'induisent les vacances. De plus, le départ dans un lieu inconnu, différent du cadre urbain de Tarentaize génère des peurs que l'association tente de tempérer via des temps de questions-réponses entre habitantes. Terrain d'Entente sécurise donc financièrement et socialement les séjours de femmes n'ayant pas l'habitude de partir en vacances en France et particulièrement à la campagne, afin de favoriser leur départ. L'association tente ainsi de réduire ce que l'on peut appeler une inégalité face à « l'éducation aux vacances »72.

c) Réseau social et inégalité d'accès aux vacances

Les classes populaires subissent également une autre inégalité, restreignant leur accès aux vacances : la répartition différenciée du réseau social selon les catégories. Avoir de la famille ou des amis vivant dans un lieu correspondant à l'idéal mythique des vacances, et possédant une maison assez grande pour accueillir plusieurs personnes, favorise ainsi le départ en vacances73. Le logement n'est alors plus un coût. Cependant, les réseaux familiaux des ouvriers se caractérisent par une proximité spatiale plus forte que celle des cadres, limitant « l'utilité » de leur réseau pour partir en vacances (Bonvalet et al., 1999). Ainsi, en 2004, 14,3 % des cadres, contre 9,3 % des ouvriers, ont passé leurs vacances dans la résidence secondaire de membres de la famille ou d’amis pour leurs vacances (Faure, 2015).

La grande majorité des personnes vivant à Tarentaize et membres de Terrain d'Entente ont un réseau social concentré dans le quartier ou à Saint-Étienne.

« - S : Du coup la majorité de tes amis ils vivent à.. ? 72 Ibid.

73 Ibid

- N : Tarentaize. [rires]

- S : Et il y en a en dehors ?

- N : Oui, mais après c'est plus dans le quartier.

- S : Et du coup t'as encore de la famille qui est.. ?

- N : A Tarentaize. » Entretien n°13, avec Nahida, habitante de Tarentaize et membre de Terrain d'Entente, le 24 Juillet 2019.

Ceci est d'autant plus accru pour les femmes ayant vécu une migration récente, leur cercle de sociabilité tant familial qu'amical étant situé dans leur pays d'origine. Le « capital social » (Bourdieu, 1986)74 de ces personnes est ainsi limité territorialement et restreint à un environnement quotidien, qui plus est urbain. Or, l'idéal mythique des vacances implique un voyage et une forme de dépaysement par rapport au contexte ordinaire.

Cette limitation du capital social aux frontières du quartier ou de la ville est contre-balancée par le partage de réseaux effectué au sein de l'association. En effet, le séjour à Retournac organisé par Terrain d'Entente est le fruit d'une relation amicale établie entre la fondatrice et les propriétaires de la ferme.

« - D : Donc il y a eu cette organisation du séjour, c'était des amis auxquels je parlais beaucoup de ce qu'on vivait. Et ils se disaient, ça fait des années qu'on voudrait accueillir des gens qu'on voit jamais. Ils ont un gîte.

- S : Et tu les as connu comment ?

- D : Dans des assos, mais je serais plus te dire lesquels, ça fait tellement longtemps qu'on s'est connu. » Entretien n°4, avec Dominique, fondatrice et co-responsable de Terrain d'Entente, le 25 Juin 2019.

De par son investissement dans le réseau associatif et militant stéphanois, Dominique possède un capital social plus large et facilement mobilisable, que celui des habitantes de Tarentaize membres de Terrain d'Entente. C'est donc à travers l'association que ce réseau « utile » au départ en vacances est redistribué et bénéficie aux femmes du quartier. L'action de Terrain d'Entente participe donc à une forme d'égalité d'accès aux ressources par le partage d'un réseau, structurellement réservé aux classes moyennes et supérieures. Via la construction d'une solidarité locale, la transmission d'expérience par les paires et le partage de capital social, la territorialisation de l'action de Terrain d'Entente à l'échelle d'un quartier a donc permis le départ de familles de classes populaires ne pouvant répondre à la norme dominante des vacances. L'espace du quartier constitue ainsi un espace d' « enfermement » mais également une ressource pour la mobilité des habitants et leur accès aux vacances.

74 Le capital social « est l'ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations, […], ou en d'autres termes, à l'appartenance à un groupe [...] ». (Bourdieu, 1986 : 1)

III. Les vacances, entre émancipation et réassignation : quelle autonomisation des