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Chapitre premier – Entre rupture et continuité, les liens personnels et patrimoniaux unissant les débiteurs et les

Section 1- Les transformations de la notion de débiteur public

B. La théorie des dettes de régime

Envisagée de manière pratique, la dette de la République correspond à l’administration de la dette de la Nation. Dans sa dimension théorique, la notion de dette de la République renvoie à la « Théorie des dettes de régime » qui est une perspective d’analyse se voulant scientifique et pragmatique des dettes publiques. Ces études ont des racines anciennes. En France, elles sont introduites par Alexander Sack à la suite de la Révolution russe de 1917 et la chute du régime tsariste514. Depuis cette époque, un mouvement s’engage pour qualifier de manière rétrospective les dettes des différents régimes. Les sens de ces analyses sont multiples, mais ils se réunissent tous autour d’un propos qui est l’établissement d’un lien entre un régime (politique et /ou juridique) et la dette contractée sous son empire.

510

Voir infra.

511

Fermín LAFERRIERE, Cours de Droit Public et Administratif, op. cit., p. 445

512

Pierre BRUNET, « Le concept de république dans le droit public français », op. cit.

513

Ibid.

514

Alexander Nahum SACK, Les effets des transformations des États sur leur dettes publiques et autres

Au début du XXe siècle, cette théorie trouve un puissant écho à travers la « doctrine de Drago » qui a pour origine la position défendue par l’Argentine face aux

problèmes rencontrés par le Vénézuéla qui se trouve dans l’incapacité de verser les intérêts et de rembourser le principal de plusieurs emprunts émis en Angleterre, en Allemagne et en Italie. Ces emprunts sont souscrits par des sujets nationaux et dans un premier temps leurs États font jouer la protection diplomatique. Les négociations n’aboutissent pas et l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie envoient alors des navires militaires pour bombarder un port vénézuélien515. Luis Maria Drago, ministre des Affaires étrangères de la République argentine, envoie à son représentant aux États- Unis une note le 29 décembre 1902 dans laquelle se trouve développée une argumentation concernant la nature des dettes souveraines et la légitimité du non- paiement de la dette. Pour Drago une dette souscrite auprès de capitalistes étrangers ne doit pas être traitée comme un contrat de droit privé parce que le fait même de contracter est un acte de souveraineté. Cette doctrine est par la suite « reprise »516 dans la Pan-American Conference de Rio de Janeiro en 1906 et enfin dans la Convention de La Haye de 1907 sur la limitation de l'emploi de la force armée pour le recouvrement des dettes publiques. Il s’agit de défendre la position selon laquelle aucune procédure exécutoire ne peut n’être ni initiée ni accomplie contre un État. Selon les mots de Luis Maria Drago : « le recouvrement des prêts par des moyens

militaires implique occupation territoriale (…) et cette occupation signifie la suppression ou la subordination du pays où elle est imposée »517. Certains auteurs attribuent à Luis Maria Drago et sa célèbre note de 1902 la distinction selon que la revendication soit ou non fondée sur la nature du contrat518. Le ministre s’appuie sur idée déjà défendue en 1823 par James Monroe bâtie autour du XIe amendement de la Constitution des États-Unis519 dans laquelle il est prévu que « les tribunaux fédéraux

ne peuvent juger des poursuites à l'encontre d'un des États à l'initiative du citoyen

515

Claude-Albert COLLIARD, Institutions des relations internationales, 6 éd. revue, Complétée et mise à jour., Paris, Dalloz, coll. « Précis Dalloz », 1974, 879 p., p. 297 et s.

516

Cette idée, généralement admise, peut être nuancée, voir Luis M. DRAGO et H. Edward NETTLES, « Doctrine in International Law and Politics », The Hispanic American Historical Review, vol. 8, no 2, Mai 1928, pp. 204‑223.

517

« The collection of loans by military means implies territorial occupation (…) and such occupation signifies the suppression or subordination of the countries on which it is imposed. » (traduction libre) voir Ibid.

518

Par exemple, Ibid.

519

Sur la doctrine Monroe voir, Claude-Albert COLLIARD, Institutions des relations internationales,

d'un autre État ou d'un ressortissant étranger »520. Elle est reprise sous le nom de « doctrine Monroe »521et Drago semblait croire qu’Elihu Root ou Théodore Roosevelt soutiendraient sa position522. Ces débats s’inscrivent dans un climat particulier et un nombre considérable d’interventions étrangères d’État souhaitant préserver leurs intérêts523. Alexander Sack réalise donc son grand travail sur une terre fertile.

Les « dettes de régime » sont une perspective théorique des dettes d’États permettant d’enfermer les dettes des gouvernements dans des régimes politiques et/ou juridiques. Cette théorie obéit donc à une logique systémique. L’expression « dette de régime » a généralement une forte résonnance dans le langage politique car elle renvoie aux questions de répudiation de dettes publiques. Dans son sens le plus large, la répudiation couvre l’ensemble des hypothèses où un État renonce à payer sa dette et se distinguerait de la banqueroute qui correspondrait elle à l’hypothèse où l’État est dans l’incapacité de faire face à ses charges524. La répudiation est donc d’abord un acte politique et pour cette raison, elle se retrouve généralement dans les hypothèses où les emprunts d’une période déterminée sont déclarés « odieux » par un nouveau gouvernement qui fait savoir qu’il n’est pas tenu de les honorer. Cette perspective des dettes de régime est la plus connue, mais réduire la théorie à cette seule vue crée une confusion entre le problème posé, celui de la nature des dettes publiques, et une de ses solutions à savoir la répudiation par un nouveau régime. En effet, la théorie dispose d’un corps bien plus riche et la notion renvoie d’abord à un cadre d’analyse qui tend à établir que les dettes publiques doivent être limitées dans le temps et dans l’espace pour être comprises. Il s’agit d’une opposition radicale aux théories considérant que les dettes publiques sont « par nature » éternelles. En ce sens, cette perspective permet de dessiner les frontières d’un système juridique et d’en apprécier les composants.

520

« The Judicial power of the United States shall not be construed to extend to any suit in law or equity, commenced or prosecuted against one of the United States by Citizens of another State, or by Citizens or Subjects of any Foreign State ».

521

Sur le sujet, voir notamment Williams J. FISCHER, « Le droit international et les obligations financières international qui naissent d’un contrat », Recueil des Cours de l’Académie de droit international de La Haye, I 1923, pp. 313‑383.

522

On peut notamment se reporter au « Roosevelt Corollary to the Monroe Doctrine » de 1904 prévoyant que les Etats-Unis interviendraient en dernier recours pour s’assurer que les nations de l'hémisphère occidental ne violent pas les droits des pays de l'Amérique.

523

Luis M. DRAGO et H. Edward NETTLES, « Doctrine in International Law and Politics », op. cit.

524

Du point de vue juridique, la faiblesse de l’approche tient à la confusion qu’elle crée entre les régimes juridiques et politiques. En effet, l’histoire révèle que les cadres des systèmes juridiques (l’ensemble des règles juridiques relatives à l’organisation politique, sociale ou économique d’un État) ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux des systèmes politiques (si le régime politique est envisagé comme « la

forme que prend le pouvoir politique dans une société »525). L’approche des différents systèmes insiste sur l’importance de considérer que ces éléments sont reliés entre eux et exerce une influence les uns sur les autres. Ainsi deux régimes juridiques différents peuvent en réalité correspondre à un même système politique pour ce qui concerne le sujet de la dette publique et inversement le système juridique de la dette publique peut-être bouleversé par des événements politiques. D’ailleurs, les différentes républiques connaissent toutes des aspects particuliers, ont toutes des originalités et sont fondées sur différents « mythes »526. La référence aux dettes de régime ne peut pas non plus se satisfaire de l’étude de la dette publique telle qu’elle est envisagée par chacune des différentes constitutions. Les raisons sont multiples. D’abord, l’étude de l’histoire apprend que si les constitutions sont « indispensables à la connaissance de

la vie politique, ces textes n’en épuisent pas la réalité : ils n’en livrent qu’un aspect. L’expérience historique enseigne que les textes reçoivent parfois de la pratique une interprétation imprévue »527. De plus, si le cadre institutionnel d’un État est défini en premier lieu par sa Constitution qui trace « le cadre de la vie politique et lui assignent

ses règles »528, il existe à côté des constitutions d’autres normes plus représentatives. D’ailleurs, les dettes publiques sont peu considérées par les différentes constitutions françaises.

Ensuite, l’autre difficulté de la théorie des dettes de régime est de ne pas permettre la création de modèle. Elle est une théorie au sens d’un ensemble organisé d’idées et de concepts ayant pour but de décrire et d’expliquer un domaine particulier, par contre elle ne débouche pas sur un modèle comme catégorie constituée par un ensemble de caractéristiques et servant à classer des faits ou des objets car les régimes

525

Jacques LAGROYE, Bastien FRANÇOIS et Frédéric SAWICKI, Sociologie politique, 5e éd., Paris, Presses de Sciences Po Dalloz, 2006, 607 p., p. 169

526

Jean-Marie PONTIER, La République en France, op. cit., p. 1 et 2

527

René RÉMOND, La vie politique en France 1789-1848, Paris, Pocket, 2005, 468 p., p. 16

528

sont confrontés à l’histoire des faits, des idées et aux différentes représentations de la dette publique dans la société. En la matière, la confrontation des textes et des faits aux opinions publiques sur la dette publique a un sens et une importance particulière car le sujet irrigue la société toute entière. Même si la comparaison des différents régimes juridiques et politiques des dettes publiques empêche de pouvoir créer un modèle général, cette question reste d’importance car la littérature tend à penser que la dette publique est « devenue universelle »529.

Ce n’est pas parce que cette théorie n’aboutit pas à un modèle qu’elle doit être écartée. Au contraire, d’importants travaux sont menés depuis la Seconde Guerre mondiale et parmi eux, les travaux des organisations internationales indépendantes offrent de riches analyses sur la théorie des dettes de régime. Rajan Raghuram, ancien Conseiller économique et Directeur du Département des études du FMI, propose une définition, serait odieuse la dette qui a non seulement « contribué à asservir la

population et à maintenir le régime en place, mais, qui plus est, ce sont en fin de compte les opprimés qui ont eu à la rembourser »530. Il s’agit là d’une reprise de la définition classique du sujet, mais la force des travaux des organisations internationales réside dans leur capacité à vouloir / pouvoir instaurer une « commission internationale » (par exemple sous l’égide des Nations-Unies) chargée de signaler les régimes qui ne tirent pas leur légitimité du peuple. Une fois le régime vaincu, la dette pourrait être déclarée « odieuse » et un accord international affranchirait les gouvernements successeurs de l’obligation de rembourser la dette contractée par le régime précédent. C’est une question évoquée sous l’angle des banqueroutes dites légales531. Dans cette hypothèse, les auteurs considèrent généralement que le refus de payer la dette ne doit pas être considéré « comme des

inexécutions du contrat d’emprunt »532. Les pays créanciers pourraient par ailleurs amender leur législation pour qu’il soit difficile de réclamer le remboursement d’une dette lorsqu’elle a été déclarée odieuse533. Cette proposition est affinée par d’autres

529

Alexander Nahum SACK, Les effets des transformations des États sur leur dettes publiques et autres obligations financières, op. cit. Préface

530

Rajan RAGHURAM, « Odieuse ou insidieuse ? », Finances & Développement, 2004, pp. 54‑55. 531

Voir infra.

532

Gaston JEZE, Cours de finances publiques 1929-1930 professé à la Faculté de droit de l’Université de Paris pendant le deuxième semestre 1929-1930 : Théories générales sur les phénomènes financiers, les dépenses publiques, le crédit public, les taxes, l’impôt, op. cit., p. 252

533

travaux qui insistent sur les moyens de mesurer la connaissance qu’ont les créanciers de la situation politique du pays. Une « dette souveraine encourue sans le

consentement des populations et sans bénéfice pour elles ne doit pas être transférée à l’État successeur, en particulier si les créanciers avaient connaissance de cet état de fait »534.

Les travaux menés permettent de dénoncer un certain nombre de faits qui ne peuvent pas être ignorés535 et mettent en cause les nombreux régimes qui bénéficient des prêts de certaines banques privées (par exemple l’apartheid de l’Afrique du Sud)536. La limite du développement est que sauf à envisager une instance internationale reconnue par tous, il s’agirait non seulement d’une remise en cause de la souveraineté des États et des peuples, mais surtout d’un système dépendant d’appréciations ex post. En effet, sauf à qualifier le gouvernement au premier jour, comment déterminer le moment déterminant faisant basculer le régime ? Rares sont les dictateurs qui accèdent au pouvoir en s’annonçant comme tels. Il s’agit d’une solution punitive comme le dévoilent Michael Kremeret et Seema Jayachandran lorsqu’ils défendent cette position en concluant que « les banques privées — même

sans scrupules — y réfléchiront à deux fois avant d’accorder un prêt »537.

À l’heure actuelle, il n’existe pas de consensus doctrinal sur les dettes de régime, il est considéré que l'État est le niveau de décision et donc qu’il est engagé en

534

Michael KREMER et Seema JAYACHANDRAN, « La dette odieuse », Finances & Développement, 2002, pp. 36‑39.

535

Anastasio Somoza (Nicaragua) aurait détourné 100 à 500 millions de dollars ; Ferdinand Marcos (Philippines) aurait amassé une fortune de 10 milliards de dollars ; Jean-Claude Duvalier (Haïti) se serait enfui avec 900 millions de dollars ; Le gouvernement d’apartheid de l’Afrique du Sud mis au banc de la communauté internationale a consacré des sommes considérables à la police et à la défense pour la répression de la majorité africaine ; Mobutu Sese Seko (RD Congo/ex-Zaïre) aurait détourné 4 milliards de dollars sur des comptes personnels et facilité l’enrichissement de ses proches ; Sani Abacha (Nigéria) aurait détenu 2 milliards de dollars sur des comptes en Suisse en 1999 ; Franjo Tudjman (Croatie) a détourné des montants inconnus, a supprimé la liberté d’expression et inspiré des actions violentes contre ses adversaires politiques voir Ibid.

536

Pour un autre exemple appuyant la création d’une institution indépendante capable de qualifier les régimes les auteurs rappellent qu’« en1997, le FMI a cessé d’aider la Croatie à la demande des États- Unis, de l’Allemagne et du Royaume-Uni, inquiets de la « situation insatisfaisante de la démocratie » dans le pays. Mais les banques commerciales ont encore prêté 2 milliards de dollars au gouvernement entre cette décision et la mort de Tudjman en décembre 1999. Si l’institution que nous proposons avait existé, les créanciers n’auraient peut-être pas accordé ces derniers prêts, et les Croates ne supporteraient pas cette dette aujourd’hui. » Ibid.

537

Ibid. Les auteurs s’appuient « sur un résultat bien connu de la théorie des jeux, qui énonce que la répétition d’un même jeu peut déboucher sur de mulitples équilibres différents, et que le simple fait de publier une information peut créer un équilibre nouveau — et, dans le cas présent, meilleur ».

tant que personne morale. Cette approche écarte la responsabilité des gouvernements. Elle peut toutefois avoir des effets surprenants car « les États sont des sujets de droit

théoriquement sans durée, les promesses restent valables indéfiniment : c'est une différence très importante par rapport à la dette d'une personne. Si l'État emprunteur disparaît en tant que tel (URSS, Yougoslavie, Tchécoslovaquie), une clé de partage entre les nouvelles composantes de l'ancien « État » doit être déterminée. Inversement, si l'État supprimé réapparaît (Russie, Cambodge), les anciens créanciers font valoir leurs créances » 538.

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