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Chapitre premier – Entre rupture et continuité, les liens personnels et patrimoniaux unissant les débiteurs et les

Section 1- Les transformations de la notion de débiteur public

A. La Révolution : une rupture avec le système de l’Ancien Régime

3. Les offices et la dette publique

Le rapport entre les dettes publiques et les offices338 est généralement peu étudié par les juristes, pourtant, les offices sont juridiquement des dettes publiques et les ordonnances royales désignent les officiers comme créanciers339. D’ailleurs, du point de vue de l’unité conceptuelle, de nombreux critères permettant d’appréhender la dette publique invitent à englober les offices dans celle-ci.

La première connexion entre les offices et la dette publique est historique. En effet, le crédit public appuyé sur les offices peut être rattaché à la même période où ont lieu les premières ventes de rentes par l’intermédiaire de l’Hôtel de Ville de Paris340. Ce n’est pas une coïncidence, il s’agit de répondre aux besoins financiers

336

Louis-Marie de Lahaye de CORMENIN, Questions de droit administratif, op. cit., Tome 1, p. 160

337

Ibid., Tome 1, p. 162

338

Les offices sont des distinctions dont jouissent certains membres de la société. La fonction peut d’ailleurs être importante, bien que l’on sache que le travail était généralement plutôt réalisé par des commis.

Sur les aspects juridiques, voir l’ouvrage pionnier de Charles Luynes Guillaume de LOYSEAU, Les oeuvres de Maistre Charles Loyseau,... contenans les cinq livres du droict des Offices, avec autres livres, tant des seigneuries, des Ordres, du deguerpissement & délaissement par hypotheque, que de la garantie des rentes, & des abus des justices de village., A Paris, Chez Guillaume de Luyne, 1660; voir aussi Philippe SUEUR, Histoire du droit public français, XVe-XVIIIe siècle, op. cit., p. 269 et s.

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David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 383-384

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croissants et constants des gouvernants de l’époque qui choisissent de recourir à la fois aux offices et aux rentes pour assurer le crédit à long terme341. Mais si les offices s’inscrivent dès leur origine comme une ressource importante pour les finances du royaume, la création de ce nouvel instrument marque durablement les questions politiques de la dette publique. Les offices deviennent à la fois la « clef de voûte d’un

régime financier »342, mais aussi d’un régime politique.

Du point de vue technique, les offices sont considérés dans les travaux de William Doyle comme un moyen pour le Roi « de persuader les détenteurs de capital liquide

de le placer entre ses mains »343. La création des offices est un privilège de l’État, le Roi les crée, les protège344 et s’il manifeste une volonté d’en supprimer, les auteurs de l’époque, comme Charles Loyseau, n’hésitent pas à dénoncer une « suppression

odieuse »345. Par contre, le Roi n’est jamais tenu de les rembourser. En effet, juridiquement, la transaction qui donne naissance à cette dette n’est pas un prêt, mais une vente. L’acheteur acquiert l’office contre un capital qu’il aliène définitivement346. S’il veut mettre fin à un office, le Roi doit alors rembourser le capital et dans ce cas, il met aussi fin au paiement des gages et autres obligations. Par contre, l’officier ne peut pas lui-même demander ce remboursement, il n’est propriétaire que d’un revenu permanent347 et se trouve donc juridiquement dans une situation proche de celle du rentier qui achète au roi des obligations non remboursables (les rentes perpétuelles).

Le système fonctionne si bien que les Rois cèdent à la création d’offices inutiles avec pour unique but de remplir les caisses royales348. L’office est pensé comme une nécessité dans les périodes difficiles, mais « comme à des degrés divers presque

toutes les périodes furent difficiles, l’État est amené à créer toujours plus de

341

Ibid., p. 382

342

Robert DESCIMON, « Offices », in Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Lamy Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Dicos poche », 2003, pp. 1103‑1106.

343

William DOYLE, « Colbert et les offices », Histoire, économie et société, vol. 19, no 4, 2000, pp. 469‑480.

344

David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 381

345

Robert DESCIMON, « La vénalité des offices comme dette publique sous l’Ancien Régime français : le bien commun au pays des intérêts privés », op. cit.

346

David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 383-384

347

Ibid., p. 383-384

348

Philippe SUEUR cite l’exemple de la création de 540 offices par Henri II qui étaient dépourvus de toute utilité. Voir Philippe SUEUR, Histoire du droit public français, XVe-XVIIIe siècle, op. cit., p. 281

privilèges et à les distribuer toujours plus largement »349. Pour les effacer, le Roi doit trouver des ressources pour les rembourser, mais la récurrence des conflits contrecarre ces projets. Colbert est par exemple l’un de ceux qui se battent pour la suppression entière du système, mais les circonstances ne lui permettent pas de réaliser ce projet350.

Les officiers sont dans une situation qu’ils jugent favorable, ils peuvent être assimilés aux rentiers351 au sens où leurs charges ont une valeur pécuniaire et constituent un bien352. Dans la pratique, les officiers ont même « toujours la

possibilité de rentrer dans leurs fonds en vendant leurs titres sur le marché » 353. Charles Loyseau tire les leçons du caractère contractuel de la vente des offices en les qualifiant de « contrats de bonne foi »354. Dans les faits, « bon nombre d’offices

n’étaient nullement légués, mais simplement revendus »355. En effet, l’office est un bien meuble par nature, mais est reconnu comme étant un immeuble356. Son acquisition offre « un moyen de convertir le nouveau capital en une propriété plus

sûre sans avoir à se préoccuper d’acheter de la terre et de la gérer. La fortune liquide investie dans un office ou dans des rentes devient par transmission héréditaire, un bien de famille inaliénable »357. Pour David Bien, le statut spécial des offices leur donne « une place privilégiée dans les patrimoines »358 et ces propriétés juridiques

349

David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 381

350

William DOYLE, « Colbert et les offices », op. cit.

351

Guillaume-François LE TROSNE, De l’administration provinciale et de la réforme de l’impôt. T. 1, Basle, P.-J. Duplain, 1788.

352

David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 381 L’auteur nous rappelle que « si au XVIIIe siècle certains écrivains et parlementaires nobles soutenaient que leurs privilèges remontaient à la nuit des temps et étaient aussi anciens que la royauté elle-même tout le monde ou presque en savait pas moins que la réalité était tout autre. En fait, la quasi-totalité des privilèges tiraient leur origine de concessions royales consignées sur parchemin et enregistrées auprès des cours monarchiques de justice. En tant qu’objet de propriété le privilège avait une valeur chiffrable qui accroissait avec le temps et dont accroissement était en rapport direct avec la croissance de l’Etat ».

353

Ibid., p. 383-384

354

Robert DESCIMON, « La vénalité des offices comme dette publique sous l’Ancien Régime français : le bien commun au pays des intérêts privés », op. cit.

355

David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 384

356

Philippe SUEUR, Histoire du droit public français, XVe-XVIIIe siècle, op. cit., p. 297

357

David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 384

358

Ibid., p. 384 « À partir du XVe siècle les règles régissant la propriété assimilèrent les offices et les rentes à des immeubles et non des meubles est-à-dire aux bâtiments ou la terre (...) Cette nature juridique dont Ralph Giesey décrit l’évolution et les utilisations avait pour avantage de permettre à

contribuent certainement à la faveur des offices auprès des acquéreurs et soutiennent la demande359. Cette critique se retrouve d’ailleurs dans les travaux de Robert Descimon pour qui les officiers se comportent comme des rentiers360. En effet, pour les officiers « la vénalité des offices devient l’un des composants du système des

finances extraordinaires bâti par la monarchie pour entretenir son train de vie guerrier »361 ; « le droit des offices procède de leur vénalité »362. Les archives informent sur les certitudes qui habitent les officiers et sur leur capacité à pouvoir facilement céder ou revendre leurs charges363. À cette époque, il existait un véritable Marché dans lequel ces biens pouvaient perdre ou gagner de la valeur, bien que dans son ensemble l’attrait des charges restait toujours vif. D’ailleurs le Roi ne peut pas créer de nouveaux offices par « un simple trait de plume »364, il existe « un marché

stable composé d’acheteurs prêts à payer leurs charges immédiatement et en mesure de le faire avec leurs propres ressources » 365. Cette patrimonialité des offices, consacrée dès le XVe siècle, semble être le fruit d’une analogie avec la situation des ecclésiastiques ainsi qu’une réponse aux tourments politiques de l’époque, notamment des destitutions arbitraires366 dénoncées par Charles Loyseau367, les faits du Prince ou la crainte de Banqueroute.

certaines familles de se maintenir et assurer leur ascension sociale. Une fortune en argent liquide tombant dans le patrimoine d’une famille était certes la bien venue mais posait toujours un problème. Définie comme « acquêt » dans les mains de celui qui acquérait elle pouvait être librement aliénée ».

359

Ibid., p. 384

360

Robert DESCIMON, « Offices », op. cit. ; « Certains officiers jouaient un rôle essentiel dans le gouvernement par exemple les maîtres des requêtes qui participaient au Conseil du Roi et parmi lesquels étaient désignés les intendants des provinces, les receveurs généraux qui supervisaient la collecte des impôts directs, les magistrats des cours souveraines et autres. Dans de nombreux cas toutefois la fonction indiquée n’était pas aussi importante que son titre le laissait entendre et ni le roi ni l’acheteur n’insistaient beaucoup sur le travail réel impliquait office » David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 383

361

Robert DESCIMON, « La vénalité des offices comme dette publique sous l’Ancien Régime français : le bien commun au pays des intérêts privés », op. cit.

362

Cité par Ibid.

363

David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 400

364

Ibid., p. 385

365

Ibid., p. 385

366

Philippe SUEUR, Histoire du droit public français, XVe-XVIIIe siècle, op. cit., p. 275

367

Cité par Robert DESCIMON, « La vénalité des offices comme dette publique sous l’Ancien Régime français : le bien commun au pays des intérêts privés », op. cit., p. 196 Le Roi pouvait menacer de supprimer les privilèges et demander à l’Administration de préparer une ordonnance pour menacer les prêteurs.

Le critère central déjà évoqué de la temporalité des dettes publiques (ou en pratique de leur intemporalité368 dans le sens de « l'évolution vers la continuité »369) concerne aussi les offices. Selon Ernst Kantorowicz « le caractère essentiel de toutes

les corporations ne sont pas qu'elles sont une « pluralité de personnes rassemblées en un seul corps » au moment présent, mais qu'elles sont cette pluralité de façon successive, grâce à la médiation du temps et renforcée par le temps. Ce serait donc inexact de considérer l'universitas corporatiste simplement comme les simul cohabitantes, ceux qui vivent ensemble au même moment » 370. Pour l’auteur, la pluralité successive (ou « pluralité dans le temps ») est le facteur essentiel qui tisse

l'universitas dans la continuité et la rend immortelle371.

Conceptuellement, la dette publique des offices est une dette collective372. D’abord, car les membres des corps peuvent réaliser collectivement des emprunts afin de payer le Roi373, mais aussi au sens où elle n’existe que si l’officier reste dans le corps. Quand son office est vendu, toutes ses obligations prennent fin et elles sont assumées par le nouvel officier qui le remplace374. Il existe d’ailleurs un régime de responsabilité particulier de chacun pour le tout375. Si un officier veut récupérer son argent, il n’a pas besoin de le demander au Roi et il peut se tourner d’abord vers le corps qui lui restitue intégralement sa mise dans la plupart des hypothèses 376. La dimension organique du système est encore plus affirmée par l’usage de leur charge, car quand le Roi cherche à emprunter il le fait autant envers les titulaires des offices qu’à travers eux. Dans la pratique, les offices sont eux-mêmes endettés envers de nombreuses autres personnes. Le réseau de crédit de l’État est donc bien plus large qu’il ne le paraît à première vue.

368

C’est un critère décisif pour la majorité des auteurs, toutes sciences humaines confondues.

369

Ernst Hartwig KANTOROWICZ, Les deux corps du roi, op. cit., p. 200

370

Ibid., p. 225

371

Ibid., p. 225

372

Alain BOUREAU définit par exemple les dettes publiques comme étant des dettes collectivites et intemporelles, voir Alain BOUREAU, « Le monastère médiéval, laboratoire de la dette publique ? », op. cit.

373

Pour David D. BIEN cette pratique semble être apparue vers le milieu du XVIIe, voir David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 398 374 Ibid., p. 399 375 Ibid., p. 399 376 Ibid., p. 400

Rapidement, le système en place échappe au contrôle de l’État. La vente initiale d’un office est une ressource instantanée et utile, mais lorsque la charge passe d’un propriétaire à un autre lors des ventes suivantes, elles n’apportent « pas de

capital frais »377, elles ne donnent rapporte que certains droits de mutation.

Pour Ernst Kantorowicz, « le caractère le plus significatif des collectivités

personnifiées et des corporations est qu'elles se projetaient dans le passé et dans l'avenir, qu'elles conservaient leur identité en dépit des changements et que, par conséquent, elles étaient juridiquement immortelles »378. Et justement, les emprunts royaux sont donc parfois réalisés par les corps eux-mêmes. Les corps s’affirment comme « un système parallèle de crédit à l’État »379. Ils offrent « un moyen

d’emprunter exceptionnellement rapide et au surplus une source de crédit qui si elle n’est pas inépuisable est une des dernières à se tarir dans les périodes difficiles »380. Tous ces éléments permettent de souligner la dimension organique de la dette publique.

Omniprésents, décriés, les offices donnent fatalement « à la Révolution la forme

qu’elle a prise contre eux »381. Dans la nuit du 4 août 1789, l’Assemblée nationale vote l’abolition des privilèges et donc la suppression des offices. Comme le reste de la dette publique de l’Ancien Régime, la Révolution reprend les dettes des compagnies d’officiers382.

377

Ibid., p. 386

378

Ernst Hartwig KANTOROWICZ, Les deux corps du roi, op. cit., p. 226

379

David D. BIEN, « Les offices, les corps, et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien Régime », op. cit., p. 381. Pour l’auteur, « aucun contemporain ne semble avoir pleinement et correctement décrit et analysé le système d’emprunt reposant sur les offices » p. 382.

380

Ibid., p. 392 « L’une consistait à adresser directement aux titulaires d’offices et leur demander d’augmenter le capital déjà investi dans leurs offices. En contrepartie le roi accordait les augmentations des gages ».

381

Ibid., p. 380

382

Robert Descimon relève « qu’on ne saurait voir plus forte preuve du caractère public d’une dette qui survécut à un changement de régime par ailleurs très radical ». Robert DESCIMON, « La vénalité des offices comme dette publique sous l’Ancien Régime français : le bien commun au pays des intérêts privés », op. cit., p. 196

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