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Chapitre second – La reconstruction du concept de dette publique : une intégration dans un système juridique,

Section 1 – Le mouvement de globalisation des dettes publiques

A. Les mots de la dette publique

L’approche de la dette publique comme fait d’expérience se situe dans le cadre des idées selon lesquelles la dette publique est une évidence848. Les partisans de cette perspective soutiennent que les faits dont l'économie se propose de faire la théorie sont des faits d'expérience au même titre que les objets dont s'occupent les sciences naturelles. Ils sont alors donnés à la connaissance et existent indépendamment des représentations que s'en font les agents économiques ou l’État. L’étude d’un phénomène comme la dette publique conduit alors à la construction d’un modèle théorique qui a pour ambition de souligner une relation régulière, voire mathématisable. Dans cette approche, le phénomène « dette publique » prend le nom de « dette des administrations publiques » ou « dette souveraine » selon les contextes. Ces hypothèses devraient permettre de démontrer que le concept de dette publique a une « signification absolue ». Pourtant, ces modèles sont rarement définis de manière satisfaisante. À titre d’exemple, l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) propose une méthode de calcul de la dette des administrations

847

Ludwig WITTGENSTEIN, Recherches philosophiques, op. cit., p. 35 (§19)

848

Allan GIBBARD et Hal R. VARIAN, « Economic Models », The Journal of Philosophy, vol. 75, no 11, 1978, pp. 664‑677.

publiques dans le cadre des comptes nationaux, mais elle ne la définit pas. D’ailleurs, les différentes comptabilités envisagent la dette publique de diverses manières et à l’heure actuelle aucune harmonisation n’est réalisée. Les critiques sont particulièrement concentrées sur le concept de dette souveraine dont le cadre très imprécis est dénoncé.

Cette approche de signification absolue des concepts économiques est rejetée par les auteurs qui dénoncent leur inexistence849. Cette critique est notamment portée par les observateurs qui questionnent la portée des approches quantitatives comme Ève Chiapello ou Alain Desrosières qui s’interrogent : peut-on « penser en même temps

que les objets mesurés existent bel et bien et que cela n’est qu’une convention ? »850. Il est d’ailleurs possible de relever une interrogation similaire chez John-Maynard Keynes851. Pour ces auteurs, la dette publique n’est donc pas une référence à un sujet concret, elle n’existe pas. La notion de dette des administrations publiques ou de dette souveraine serait superficielle et peut-être même trompeuse au regard des autres acceptions du sujet. Ces concepts seraient créés par des mots et n’auraient qu’une existence virtuelle852. Une perception globale du sujet invite d’ailleurs à remarquer que la dette publique renvoie à une somme de créances très différentes qui ne forment un tout qu’au moyen de critiquables conventions, comme celle visant à exclure les dettes non financières, les droits-créances ou aujourd’hui la dette écologique853.

D’une manière générale, les discours juridiques ou économiques n'ont que rarement de référence factuelle et sont la plupart du temps des « non-sens » si le sens est défini comme la référence à une entité au monde physique854. La dette publique et ses différentes dénominations sont des concepts au regard de l’idée générale de représentation mentale et abstraite désignée par un couple de mots. La dette publique est une réunion d’éléments distincts en un tout homogène, c’est-à-dire une agrégation

849

André ORLEAN, L’empire de la valeur : Refonder l’économie, op. cit., p. 49

850

Ève CHIAPELLO et Alain DESROSIÈRES, « La quantification de l’économie et la recherche en sciences sociales : paradoxes, contradictions et omissions. Le cas exemplaire de la positive accounting theory », in L’économie des conventions, méthodes et résultats, La Découverte, coll. « Recherches », 2007, pp. 297‑310.

851

Sur la question, Nicolas POSTEL, Les règles dans la pensée économique contemporaine, op. cit.

852

Pour un exemple connu, Alf ROSS, « Tû-Tû », Enquête. Archives de la revue Enquête, traduit par Eric MILLARD et traduit par Elsa MATZNER, no 7, 1 Novembre 1999, pp. 263‑279.

853

Voir infra.

854

de l’idée de créance et celle d’un débiteur particulier. La question est d’ailleurs d’un intérêt d’autant plus vif que cette dette si particulière n’est même pas un objet juridique précisément identifié qui emporterait l’application d’un régime cohérent et stable. Le seul exemple du concept de dette des administrations publiques permet d’observer qu’il est lui-même subdivisé en plusieurs entités (APUL, ASSO…) qui obéissent toutes à des cadres juridiques très différents.

Est-il alors possible d’aller jusqu’à soutenir que la signification du concept de dette publique ne repose sur rien et pourrait connaître des variétés infinies ? Cette question revient à s’interroger sur le point de savoir si la détermination dépend de la seule volonté des hommes ou si elle fait écho, au moins en partie, à une certaine « contrepartie dans la réalité »855 ? L’histoire apprend que le périmètre dessiné autour du concept de dette publique n’est pas libre car les autorités qui établissent les règles doivent tenir avant tout compte du langage et des mots de la matière, d’un ensemble que Bertrand Russel nomme le « contexte verbal »856. Une analyse proche de la signification des mots qui ne dépendrait pas des seuls acteurs, mais de leur environnement se retrouve par exemple chez Hilary Putnam et son « externalisme

sémantique »857. La même vue se retrouve encore chez les théoriciens du droit soulignant que toute règle a « un noyau de signification établie » qui donne un sens au texte et au concept. Ici, l’inévitable part d’indétermination serait marginale858. Dans ce contexte, la signification du concept de dette publique n’est pas libre, car les mots et les chiffres dépasseraient les volontés. L’autorité devrait alors s’appuyer sur un « langage commun qui à certaines époques est tacitement accepté et utilisé par les

acteurs sociaux »859. Ce « langage ordinaire » peut alors être utilisé comme guide pour analyser les concepts860. Justement, les éléments de langage de la dette publique renvoient à un ou plusieurs cadres conceptuels déterminés qu’il est possible de

855

Ibid., p. 111

856

Bertrand RUSSELL, Signification et vérité, op. cit., p. 46

857

Hilary PUTNAM, « The meaning of « meaning » », Minnesota Studies in the Philosophy of Science, no 7, 1975, pp. 131‑193.

858

Jean-Louis HALPÉRIN, « Hart Herbert Lionel Alphus (1907-1992) The Concept of Law », in Dictionnaire des grandes oeuvres juridiques, Paris, Dalloz, 2008, pp. 240‑246.

859

Alain DESROSIÈRES, « Naissance d’un nouveau langage statistique entre 1940 et 1960 », Courrier des Statistiques, no 108, 2003.

860

Voir les remarques d’Alain STROWEL au sujet de la théorie de H.L.A. HART in Philippe GERARD

et Michel van de KERCHOVE, « La réception de l’œuvre de H.L.A. Hart dans la pensée juridique francophone », op. cit.

connaître et qui correspondent à la somme d’usages et de coutumes861. Il faut d’ailleurs relever que ces cadres dépassent les disparités qui existent entre les langues. Sur la question sémantique d’abord, Gaston Richard souligne que « l'idée de délit

nous suggère invinciblement l'idée de dette ou d'obligation, le plus clair et le plus intelligible des éléments de l'idée de droit. Cette association est si intime que dans un grand nombre de langues une même famille de mots désigne les deux idées »862. L’exemple allemand est particulièrement révélateur, dans cette langue le mot « dette » se traduit par schuld et le terme évoque aussi bien « la faute » ainsi que « l’obligation »863. La langue allemande ne distingue pas non plus le coupable du débiteur (schuldig), le complice du débiteur solidaire (mitschuldig, mitschuldner). Au sens du travail de Frédéric Nietzsche, la faute se sert du mot schuld à la fois comme signifiant la faute (culpabilité) et la dette (obligation)864. Il développe alors l’idée selon laquelle « le concept moral essentiel de « faute » tire son origine de l'idée toute

matérielle de « dette » »865. Des traces des mêmes confusions se retrouvent en grec ou en droit romain. Les mots attachés à la dette publique sont d’ailleurs bien souvent connotés négativement et leurs sens sont particulièrement forts du point de vue de ce qu’ils symbolisent dans le langage courant. La dette publique est une « dette

sacrée »866, son non-respect est un péché867. La question des dettes odieuses est un autre exemple de sens particulier que peut prendre le concept de dette publique tout comme la notion de dette souveraine qui est paradoxal car le souverain est celui dont le pouvoir ne dépend d‘aucun autre et qui ne peut pas être obligé. L’actualité autour

861

Sylvain AUROUX, La philosophie du langage, 2e éd., Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1765, 2013, 128 p.

862

Gaston RICHARD, Essai sur l’origine de l’idée de droit, op. cit., p. 128

863

Voir notamment, Philippe MALAURIE, « Obligations », op. cit.

864

Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la Morale, op. cit., p. 96

865

Ibid., p. 96

866

AN, BB18 6725, dossier 86BL470/51, texte d’une affiche de l’Action française reproduit dans le rapport du procureur de la République de la Seine au garde des Sceaux,

4 nov. 1925 cité par Nicolas DELALANDE, « Protéger le crédit de l’État », op. cit.

867

Entretien de Michel CAMDESSUS avec Benjamin LEMOINE :« Simplement, il y a eu de réelles difficultés pour notre pays à reconnaître qu’il fallait éviter tout financement direct ou indirect du Trésor. J’ai eu, moi même, à m’opposer à une vision qui consistait à dire : “Il faut créer un peu de monnaie. Pourquoi n’y aurait-il pas un certain droit du Trésor à son quota de création monétaire ? Nous reconnaissons qu’elle est dangereuse lorsqu’elle n’accompagne pas strictement la croissance de l’économie. Mais, ayons un petit contingent, une petite liberté de pécher.” Je me suis constamment, personnellement, opposé à cela. Je trouve que c’était un non sens en termes économiques, mais il a fallu du temps pour que cette idée percole et que cette idée soit abhorrée » voir Benjamin LEMOINE, « Les valeurs de la dette: l’État à l’épreuve de la dette publique », op. cit., p. 133

des fonds dits « vautours » est encore plus parlante868. Les fonds « vautours » sont nommés ainsi en échos à une traduction littérale de l’anglais « vulture fund », mais le succès du terme peut étonner tant sa connotation est négative ; il assimile un groupe d’individus à un animal nécrophage qui dans l’imaginaire incarne celui qui ne recule devant rien et n’a aucun scrupule. Pour autant, le terme est très utilisé et repris non seulement par la presse, mais aussi dans les revues académiques, par les gouvernants ou encore par les organisations internationales comme la Banque Mondiale. Le concept est aussi utilisé en France au Sénat ou à l’Assemblée nationale. Pourtant, les « fonds vautours » ne sont pas (encore) un concept juridiquement identifié et ils ne se différencient des autres formes de sociétés commerciales ou de trust qu’en raison de leur activité.

Ainsi que le souligne François Brunet, le langage est fondamentalement une symbolique, c’est-à-dire qu’il « permet l'identification d'une chose par un signe, le

signe étant compris non pas comme représentation, mais comme symbolisation »869. Les concepts de dette des administrations publiques ou de dette souveraine semblent surtout être des concepts d’usage. Par contre, qu’il soit accepté ou non que ces concepts aient un référent extralinguistique ou sémantique ou qu’ils ne renvoient à rien « de réel » ne les empêche pas d’être dépourvus de toute signification 870.

B. La conséquence de la domination du chiffre : l’exclusion des approches

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