• Aucun résultat trouvé

Territorialités urbaines individuelles

CHAPITRE V : ANALYSE des territorialités des groupes

5.1. Des territorialités urbaines fluides

5.1.2 Territorialités urbaines individuelles

Notons enfin que tous les territoires investis n’ont pas été indiqués sur cette carte, puisque les membres s’approprient d’autres espaces existants, notamment les lieux qu’elles choisissent d’investir à titre individuel. Deux répondantes ont ainsi mentionné s’engager auprès de leurs communautés respectives, telles que leur église ou leur école, qu’elles soient situées dans leur quartier de résidence, comme dans le cas de Montréal-Nord, ou à l’extérieur à celui-ci. Kétura

raconte à ce sujet que son église a été l’un des premiers lieux dans lequel elle a trouvé la place pour s’exprimer et s’engager sur les questions de racisme et d’inégalité dans sa localité. Cette jeune femme, résidente de Terrebonne et étudiante dans un cégep anglophone montréalais, raconte ainsi avoir choisi de se mobiliser dans son église et de changer de ville pour ses études, après avoir tenté de se mobiliser en vain dans sa précédente école à Terrebonne. Les difficultés rencontrées — qu’elle attribue notamment à sa position minoritaire dans un espace plutôt homogène, et au manque « d’alliés » dans son école — ont motivé son choix de se déplacer vers un centre urbain, plus éloigné de son quartier de résidence, mais qu’elle estime plus receptif à la diversité des personnes et des opinions. C’est également ce qui l’a encouragé à s’engager dans des lieux perçus comme plus solidaires dans son contexte local, comme l’église familiale. C’est dans ce contexte qu’elle confie s’être investie, dans son église locale pour y animer des discussions pendant le mois de l’histoire des noirs, événement qui a lieu chaque année au mois de février. Elle explique ensuite que ces lieux d’entre-soi communautaires ne sont pas exempts de conflits et évoque à ce sujet les désaccords qui se sont produits au cours ateliers avec des membres de son église, notamment lorsque les conversations traitaient de thèmes liés au racisme ou aux rapports de genre, que certains membres ne souhaitaient pas évoquer de nouveau. Elle raconte ainsi que :

[lors des ateliers] les gens avaient beaucoup de questions par rapport à pourquoi aujourd’hui on s’en soucie encore de ce passé, de cette histoire. Ils me demandaient souvent : « Ça change quoi dans notre vie aujourd’hui ? Pourquoi on parle de ça ? » […] Tu sais c’est [le racisme, l’esclavage] un fait et on en vit les conséquences. Il faut en parler de la conséquence. Je trouve que c’est quelque chose qu’il faut qu’on aborde. Je ne suis pas en train de leur dire : « ne fait rien dans ta vie par ce que tu as été victime de l’esclavage et que tu vis du racisme », mais que « c’est difficile maintenant parce qu’il y a du racisme ». C’est difficile parce que les gens ne reconnaissent pas que c’est arrivé et que ça arrive(…) tu sais l’histoire est présentée pour faire paraitre ce qu’on vit comme juste un manque d’effort. Et pour que les enfants noirs y croient et les enfants blancs aussi, et qu’on explique les inégalités par juste un manque d’effort de notre part. (Kétura, rédactrice Amalgame)

Si Kétura semble comprendre l’origine des opinions contraires exprimées dans sa communauté religieuse, elle admet dans le même temps avoir besoin de s’approprier de nouveaux lieux, avec d’autres jeunes femmes racisées, pour se permettre d’apprendre et d’approfondir les connaissances qu’elle ne peut enrichir au sein de son église ou école, mais aussi pour se sentir

comprise et en confiance dans les propos qu’elle tient ; la mutualisation des expériences permettant une validation des discours marginalisés (Scott 1990, 133)

Je pense qu’inconsciemment je me sens plus « safe », tu sais, il y a des commentaires que tu n’auras pas dans ces espaces [entre femmes racisées] et puis c’est plus facile parfois avec des amies noires. Déjà que je dois me battre contre tout le monde, je ne veux pas non plus me battre dans mon groupe d’ami pour avoir le droit de ressentir ce que je ressens. (Kétura, rédactrice Amalgame)

Elle admet également apprécier les temps où elle n’a pas à fournir d’explication ; temps qu’elle trouve auprès de ses réseaux et pour lesquelles elle n’hésite pas à se déplacer. Car elle recherche un « safe space », c’est-à-dire « un lieu sûr », au sein duquel des groupes aux enjeux similaires se rencontrent et échangent ; lieu qu’elle estime important pour y développer son discours et sa confiance en soi (voir chapitre ci-dessous) et qui renvoie aux territoires formés à partir de logiques sociofuges où se forment les « hidden transcripts » (Scott 1990).

D’autres jeunes femmes, rencontrées pour des entrevues, ou lors des observations de terrain ont également mentionné une préférence pour la mobilité afin d’atteindre des espaces de diversité « raciale » et ethnoculturelle aux meilleurs potentiels d’expression ; estimant notamment que leurs positions minoritaires dans leurs milieux de résidence ne permettent pas de donner le plein potentiel à leurs expressions. Le quartier de résidence est alors pour certaines un lieu certes familier et rassurant, de par les relations de proximité qui y sont nouées, mais également un lieu qui invisibilise et rend difficile le dialogue à propos des spécificités qu’elles-mêmes incarnent et représentent (Blanchard et Hancock 2017). Leur mobilité vers des lieux centraux de la ville, bien que parfois très éloignés de leurs lieux de résidence, est alors un moyen de retrouver une complexité et une diversité qu’elles associent aux grands centres urbains.

C’est ainsi le cas de Kétura, qui fait le choix de quitter son quartier pour étudier, ou encore d’une autre répondante, elle aussi rédactrice pour Amalgame, qui explique s’investir uniquement au sein d’espaces à destination des femmes racialisées « Parce que, quand je parlais de diversité́, c’est que tu ne vas pas nécessairement avoir ces gens-là̀ autour de toi ». (Cha, rédactrice Amalgame). Cette jeune femme, étudiante à l’UQAM et résidant en banlieue de la ville, explique que son investissement, bien que lié à ses études, ne peut se faire dans son université qui manque selon elle d’ouverture face aux problématiques qui touchent les femmes racialisées. C’est ici l’impossibilité de s’approprier des espaces de participation existants qui est soulevée par Cha. Les obstacles à cette appropriation étant à la fois symboliques — puisqu’elle ne semble pas s’y

sentir représentée et ne s’identifie pas au lieu — et matériels — puisqu’elle estime ne pas être en mesure d’y détenir un usage autonome — (Ripoll 2005). Son quartier n’offre pas non plus de meilleurs potentiels à son expression, puisque les lieux appropriables pour y énoncer son discours sont encore plus rares, dans ce cas c’est l’inexistence de lieux adéquats qui est alors soulevée (Ripoll 2005).

Ce rapport au quartier est nuancé par d’autres témoignages qui présentent le quartier de résidence comme le lieu de leur engagement. C’est ainsi le cas de Gabriella Kinté, qui milite avec sa librairie et dans le cadre d’autres projets locaux pour une meilleure prise en compte des jeunesses nord-montréalaises. C’est également le cas pour certaines des protagonistes des vidéos diffusées sur la plateforme Tout le Hood en Parle, qui se présentent comme engagées envers leurs quartiers de résidence. En effet, 10 vidéos sur les 24 analysées témoignent d’un attachement au quartier de résidence ou d’origine, et d’un désir de s’y impliquer. Ces déclarations de soutien aux quartiers prennent la forme de « Shout out », soit des vidéos dans lesquelles les jeunes personnes clament des encouragements et leurs affiliations à des entités territoriales. Ces quartiers sont généralement des quartiers historiquement associés à la présence de minorités ethniques racialisées, tels que la Petite-Bourgogne, LaSalle, Saint-Michel ou encore Montréal- Nord. Par ces « shout out », les personnes dénoncent également la relégation et les préjugés trop souvent associés à ces territoires. Elles dénoncent notamment une expérience partagée du racisme et des discriminations dont elles font l’objet. Ces déclamations affirment enfin, une solidarité et une historicité commune entre les membres de ces différents quartiers ; une solidarité associée à l’espace vécu du quartier, à ses histoires et ses populations.

Pour finir, les observations et entrevues ont mis en lumière la diversité des pratiques et des références au sein des territoires mobilisés par les membres de ces groupes. On peut en retenir trois points : 1) la mobilité et la fluidité en tant que facteur structurant de leur rapport à la ville et aux territoires mobilisés. 2) l’existence d’un rapport différencié entre les répondantes vis — à-vis de leurs quartiers de résidence, qui participe à construire cette agentivité 3) la dimension multipolarisés et réticulaires qui caractérise leurs territorialités. Ainsi, bien que toutes n’éprouvent pas la nécessité de s’ouvrir de nouveaux lieux, nombreuses affirment avoir besoin de mobiliser des lieux dont l’objet est de faire entendre les voix des personnes racialisées et des femmes et plusieurs font état de la difficulté pour ce faire, soit en raison d’un manque concret de lieux existants soit en raison d’une inadéquation des lieux disponibles. L’appropriation matérielle et symbolique de nouveaux espaces constitue à la fois une finalité de l’action de ces jeunes femmes et un moyen pour la mise en avant de leurs expressions et discours (Ripoll 2005).

5.2. Questionner « l’absence » : les territoires évités et non mobilisés par les jeunes