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Description du groupe : composition des lieux physiques et numériques

CHAPITRE III : MÉTHODOLOGIE ET CONTEXTE DE L’ÉTUDE

4.2 RACINES

4.2.1 Description du groupe : composition des lieux physiques et numériques

La libraire Racines constitue le seul lieu physique permanent des études de cas présentées dans ce mémoire. Cette librairie, dont le nom est inspiré du livre éponyme d’Alex Haley, se veut un lieu pour mettre de l’avant les œuvres d’auteurs et d’artistes racisés, mais aussi un lieu de sociabilité au sein duquel la place est faite aux voix des Montréalaises et Montréalais racialisés. Racines, dont le local se situe à Montréal-Nord, se veut par ailleurs un lieu pour les habitants de cet arrondissement dans lequel a grandi et vécu Gabriella Kinté, la fondatrice du projet.

4.2.1.1 Montréal-Nord

Montréal-Nord est un arrondissement de Montréal issu des fusions municipales de 2002. Cette ancienne banlieue de classe moyenne francophone située au nord-est de l’île et bordée par les arrondissements d’Ahuntsic-Cartierville à l’ouest, Villeray-Saint-michel-Parc-extension et Saint- Léonard au Sud, et Rivière-des-Prairies à l’est, a été élu comme quartier de résidence de la librairie Racines. Car, si le quartier occupe une position périphérique dans la ville, celui-ci constitue dans le même temps un lieu central lorsqu’on envisage la géographie des luttes antiracistes à Montréal.

C’est cependant en raison de ses multiples vulnérabilités que l’arrondissement est le plus souvent mentionné par les services publics et médias québécois. En effet, cet arrondissement présente des taux de défavorisation sociale et économique élevés qui en font l’un des quartiers les plus pauvres de la ville de Montréal. Montréal-Nord présente en effet une concentration importante de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, puisque 28 % de ses résidents vivent avec de faibles revenus (21 % à Montréal). Le taux de chômage dans l’arrondissement est par ailleurs plus élevé que pour le reste de la ville puisque c’était 13 % de la population de Montréal-Nord qui était concernée en 2016. C’est également un territoire qui concentre l’un des plus faibles taux de personnes diplômées à Montréal, le taux de non-diplomation chez les 20-29 ans étant deux fois plus élevé́ que la moyenne montréalaise (43,5 % contre 28,3 % à Montréal) (Ghaffari et Al.2018). Cette défavorisation socio-économique se double d’une relégation spatiale du territoire qui est relativement enclavée géographiquement par rapport aux autres quartiers de la ville. L’arrondissement est en effet peu et mal desservi par les transports en commun, ce qui est d’autant plus problématique que cet arrondissement se situe en périphérie de la ville. Plusieurs organismes militent à ce sujet depuis plusieurs années pour la mise en place de lignes de métro et de transports supplémentaires afin de connecter les résidents de ce territoire aux services de la métropole.

Montréal-Nord est aussi l’un des quartiers les plus diversifiés de la métropole et un territoire où se concentre une large part des Québécois racisés. En effet, 49 % de la population de l’arrondissement s’identifie à une minorité visible. Parmi ces personnes 53 % s’identifient comme noires et 23 % comme arabes (profil sociodémographique Montréal-Nord, 2018). Il est important de noter que cette forte représentation des minorités visibles et racisées sur le territoire concerne autant les populations natives qu’immigrantes (Leloup et al. 2018). En effet si l’arrondissement a longtemps été un quartier blanc francophone, il s’est construit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale à travers plusieurs vagues successives d’immigration qui en font aujourd’hui l’un des quartiers les plus diversifiés de Montréal.

C’est d’abord une immigration italienne arrivée au début des années 1950 attirée par la campagne et l’accès à la propriété qui lui donnera son premier essor démographique. Puis, dans les années 1960 arrive la première immigration haïtienne. C’est alors essentiellement « une migration de type économique, composée de professionnels et d’universitaires (González Castillo, Goyette 2015, 107-108) » fuyant le régime politique de Duvalier. Comme le rappellent Gonzales, Castillo et Goyette, une deuxième vague d’immigration haïtienne, s’installera par la suite, à partir

des années 1970 sur le territoire. Moins fortunée que la précédente, « cette vague migratoire haïtienne s’est intégrée à une classe ouvrière montréalaise fortement touchée par le déclin industriel que la ville vivait à l’époque (González, Castillo, Goyette 2015, 107-108). Depuis, l’arrondissement n’a cessé d’être le lieu d’accueil de la diversité des populations montréalaises. Montréal-Nord est ainsi le « troisième quartier montréalais avec le plus grand nombre d’immigrants récents, dont 7620 personnes arrivées au Canada entre 2011 et 2016. » (Boussiki et Al. 2019). Il a également été élu comme territoire de résidence de plus de 3000 demandeurs d’asile « qui se sont installés à Montréal-Nord entre le 1er juillet 2017 et le 31 mars 2018 » (Boussiki et Al. 2019), faisant de l’arrondissement l’un des principaux territoires d’accueil des demandeurs d’asile au Québec.

Montréal-Nord est enfin un territoire marqué par une importante stigmatisation sociale et territoriale, bien qu’il soit dans le même temps un arrondissement qui s’inscrit, notamment depuis 2008, en tant que leader des enjeux antiracistes à Montréal (Manaï et Bensiali 2019). Ainsi, l’arrondissement est régulièrement représenté comme un « ghetto » (Vogler 2018) et comme un territoire marqué par une relégation sociospatiale majoritairement habité par la communauté haïtienne. Cette association, dont la mise en lumière rend compte d’une dynamique de discrimination inscrite localement se retrouve tant sur la scène médiatique que dans la scène militante locale. Fait non négligeable de ce processus, les jeunes résidents racialisés de cet arrondissement se voient par ailleurs associés régulièrement à des pratiques délinquantes voir criminelles. Bien que ces lectures soient incorrectes et dénotent des stigmates elles ont participé a forger l’image de cet arrondissement auprès des autres territoires de la Métropole.

C’est également, dans ce contexte, et dans la volonté de renverser les stigmates associés à ce territoire, qu’ont été créés de nombreux organismes à destination des jeunes et des populations racisées de Montréal-Nord. En effet, l’arrondissement compte un nombre important d’organismes communautaires œuvrant à l’accompagnement scolaire, professionnel, économique et social des populations nord-montréalaises. Cependant, une récente étude menée par Bensiali et Germain (2017) a illustré que si ces organismes se concentrent principalement sur des enjeux socio- économiques, il subsiste des lacunes dans les prestations des services offerts aux citoyens, notamment en matière de services culturels offerts dans l’arrondissement aux jeunes populations racisées. En effet, si l’arrondissement dispose d’une Maison culturelle et communautaire et de deux bibliothèques, les recherches réalisées ont montré que ces derniers ne proposaient que très peu de programmes culturels adaptés aux jeunes populations du territoire. Par ailleurs des

systèmes de contrôle d’identité mis en place dans certains lieux culturels de l’arrondissement, dont un « caratage » des jeunes à la bibliothèque, afin de limiter qu’ils se regroupent dans les locaux et ne nuisent aux activités des moins jeunes, ainsi que l’absence d’infrastructures sur le territoire pour les socialisations faibles et récréatives de ces derniers, font du territoire un espace pauvre en activités culturelles, au sein duquel le seul fait d’être dans l’espace public peut être perçu comme problématique lorsqu’on est un jeune du territoire.

C’est en réponse à ces réalités que de nouvelles organisations ont vu le jour, animées par la volonté de mettre de l’avant les disparités et les discriminations qui touchent les communautés racisées du territoire et les jeunes. Ces initiatives ont fait de l’arrondissement un lieu central des luttes antiracistes à Montréal notamment depuis 2008 et les évènements entourant la mort de Freddy Villanueva. En effet, de nombreuses initiatives antiracistes à Montréal sont issues de Montréal-Nord et ont fait de cet arrondissement le lieu de leur militance. C’est le cas notamment de l’organisme Hoodstock, qui s’efforce d’amener des discussions au sujet des réalités des personnes racialisées au Québec. Montréal-Nord s’est également distingué comme un des lieux importants de la dénonciation du racisme systémique vécu par les personnes racialisées en étant le point de départ de la mobilisation citoyenne qui donna lieu à la consultation sur le racisme systémique au printemps 2019 à la ville de Montréal. C’est dans ce contexte que Gabriella, jeune ayant grandi à Montréal-Nord a décidé d’implanter son premier local dans le territoire. Elle précise à ce sujet que :

Ce qui m’a motivé à ouvrir dans Montréal-Nord c’est surtout le lien que j’avais avec le quartier. Et je trouve que c’est important dans les quartiers populaires d’avoir des lieux comme ça, où la culture est diffusée et où on peut venir s’assoir, étudier ou lire sans consommer […] Je voulais un lieu, j’ai créé Racines pour avoir un lieu comme moi j’aurai aimé qu’il y ait quand j’étais plus jeune par exemple (Gabriella, Racines, Tout le Hood en Parle)

Gabriella Kinté a choisi d’ouvrir une libraire à destination des Nord-Montréalais d’abord, et de l’ensemble des Montréalais et Montréalaises intéressés à lire les productions d’auteures et auteurs racisés. Dans cet arrondissement dans lequel elle a grandi et expérimenté la relégation, mais aussi une grande force de mobilisation, elle souhaitait offrir un lieu pour et par les personnes de ces communautés.

Figure 4.4 : Message laissé à la librairie Racines Source : Page Instagram Libraire Racines, 2018