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Le rôle pluriel des lieux mobilisés et l’importance des lieux d’entre-soi

CHAPITRE V : ANALYSE des territorialités des groupes

5.5. Analyse des territorialités des jeunes femmes

5.5.1. Le rôle pluriel des lieux mobilisés et l’importance des lieux d’entre-soi

Dans ce processus de création et d’appropriation de lieux d’expression, les espaces d’entre soi — qu’ils soient créés par les jeunes femmes ou simplement mobilisés par ces dernières — apparaissent comme essentiels et agissent en tant que « safe space » pour ces dernières. La création et la mobilisation de ces espaces renforçant la confiance en leurs discours (Scott 1990) et leur permettant de s’approprier et de mobiliser par la suite de nouveaux lieux et notamment de reconquérir des territoires qu’elles peinent à s’approprier autrement. Ces lieux jugés plus sûrs revêtent alors plusieurs aspects. Ce sont d’abord des lieux dans lesquels les femmes se sentent confortables et qui leur permettent de sortir des identités qui leur sont assignées. Ce sont également des lieux qui leur permettent d’élargir leurs territorialités mais aussi de s’outiller afin

d’être en mesure de s’ouvrir de nouvelles voies et participer en tant qu’égales aux conversations que mène leur société (Hill 2019).

5.5.1.1.Des lieux pour se sentir confortable

Hill (2019), définit les « safe-spaces » comme un ensemble de « set up to offer an environment in which marginalized identities and hidden experiences can be given a voice, allowing for acceptance and affirmation. » (Hill 2019,1) Ces espaces sont alors des lieux et des temps au cours desquels les opinions minoritaires ou marginalisées peuvent s’exprimer librement, en toute sécurité. Ils permettent à un « hidden transcrpit », un « texte caché », matérialisé par la mutualisation des discours et des expériences, de se former (Scott 1990). Ces lieux supposent alors une certaine homogénéité des personnes qui y participent et incarnent en ce sens des lieux « d’entre-soi ». Cette homogénéité prend cependant différentes formes : elle peut reposer sur une identité de genre partagée (ex. : lieux exclusivement féminins ) ; une homogénéité d’opinions sociales ou politiques (ex : lieux militants pour un parti politique) ; ou simplement des expériences sociales communes (ex : résidents d’un même quartier, personnes ayant partagé un même processus de migration, etc.).

Le concept dans son acception anglaise : « safe space », est sans doute plus explicite que sa traduction française ; « espace sûr » car il met l’emphase sur la combinaison des principes de « sécurité » et « sûreté » à l’œuvre dans la mobilisation de ces espaces, au sein desquels les individus sont à la fois « safe from » (principe de sécurité) et « safe to » (principe de sûreté) (Lewis et al 2015). Lewis et ses collaborateurs explicitent ces deux dimensions en expliquant que le « safe space » constitue :

an environment where it is « safe to » – safe to engage in dialogue, to debate, disagree, challenge, learn; safe to express, to emote; safe to develop one's consciousness, to demonstrate one's creative talent, to fulfil one's potential. This conceptualization of safety reveals its fundamental importance to ideas of freedom; it is only when we are “safe from” that we can be free. …Safety from routine abuse, degradation and marginalization creates conditions for women to be fully human. Safe spaces were described as providing a kind of freedom to 'be yourself', to speak and be heard, to learn and develop cognitively, to be emotionally expressive (Lewis et al. 2015, 4 ).

Ces espaces sont donc à la fois des espaces sûrs, garants d’une liberté de discours et d’opinion notamment, mais également des espaces sécuritaires, en ce qu’ils protègent les protagonistes d’agressions ou de mises en marge que ces dernières pourraient expérimenter dans d’autres lieux. Les femmes rencontrées au cours de cette étude corroborent la lecture du « Safe space » proposé par Lewis et ses collaborateurs. Notre étude a en effet montré que les jeunes femmes considèrent que les lieux d’entre-soi — qu’elles se créent ou mobilisent — les libèrent puisqu’ils leur permettent de sortir des identités qui leur sont assignées mais également d’élargir leurs territorialités. Ils les protègent également puisqu’ils constituent des lieux au sein desquels les jeunes femmes sont en mesure de se défaire des stigmates liés à la racialisation et de porter leurs discours sans crainte de représailles.

5.5.1.2. Sortir des identités assignées et construire un dialogue « d’égalité » avec l’autre

Les territoires qu’investissent les jeunes femmes rencontrées permettent par ailleurs de s’émanciper de certaines identités qui leur seraient assignées, puisqu’ils visent à s’offrir des lieux pour dire leur complexité. Kétura, éditrice pour Amalgame, explique ainsi que ces lieux lui permettent de s’émanciper de la racialisation qui l’affecte en tant que jeune femme noire. Elle estime par ailleurs, que les lieux d’entre-soi qu’elle mobilise lui offrent la possibilité de discuter sans censure des paradoxes identitaires qu’elle porte (Potvin 2007). Ces espaces lui offrent dans le même temps l’occasion d’élargir ses propres conceptions, et par le fait même de se libérer de certaines assignations identitaires qu’elle s’imposait ou qui lui sont renvoyés (Scott 1990). Elle explique ainsi :

C’est vraiment difficile de trouver des places où tu te sens confortable. J’avais l’impression que quand j’étais avec mes amis blancs, ils me trouvaient trop noire même si j’essayais de m’adapter le plus possible. Même si je ne répondais pas aux stéréotypes, même si je ne parlais pas fort, même si… j’étais trop noire. Et là quand j’arrivais le dimanche à l’église, j’étais comme trop blanche. On dirait qu’en grandissant j’avais vraiment de la difficulté à trouver ma place. Et puis en fait tu sais, quand tu es au noire au Québec tu n’es pas vraiment Canadienne parce que tu es Québécoise, mais tu n’es pas vraiment québécoise non plus. J’avais besoin de pouvoir discuter de tout ça… Maintenant j’ai l’impression que je suis juste la personne que je veux, je peux aimer ce que je veux… j’ai l’impression que j’ai plus de choix maintenant. J’ai l’impression que les gens avec qui je suis, c’est des gens qui m’acceptent plus. J’ai l’impression que je vois une certaine diversité dans la

communauté noire. Parce que souvent j’ai l’impression qu’on voit juste un type de personne noire. (Kétura, Amalgame).

Gabriella estime que les lieux d’entre-soi incarnent des lieux propices pour certaines conversations et enjeux spécifiques aux femmes racialisées. Les espaces réservés aux femmes leurs occtroient un temps durant lequel elles peuvent exprimer leurs enjeux spécifiques sans crainte d’être interrompues ou effacées par d’autres enjeux jugés plus pertinents par d’autres. Elle partage à ce sujet une anecdote survenue lors d’un événement à destination des membres de sa communauté qui lui a permis de saisir la nécessité de se doter d’espaces féminins :

On a eu une discussion super intéressante une fois. C’était un panel où les hommes noirs parlaient d’abord et ensuite les femmes. Et c’est drôle parce que quand les hommes noirs parlaient, tout le monde écoutait et tout le monde buvait leurs paroles. Ce qu’ils disaient était intéressant, parce qu’on ne se rendait pas compte que toutes ces choses-là arrivaient dans leur vie. Je trouve qu’ils devraient prendre la parole plus… Mais ce qui était plate avec cette discussion-là c’est justement que lorsque c’était au tour des femmes de parler, tout le monde commençait à partir. Et puis quand les femmes parlaient, il y avait beaucoup de personnes qui coupaient la parole. Ça n’arrivait pas quand c’était les hommes qui parlaient. Mais quand c’était les femmes, il y avait beaucoup d’hommes qui posaient des questions et leur coupaient la parole (Gabriella, Racines, Tout le Hood en Parle).

Enfin, ces lieux permettent tout simplement à ces femmes de s’ouvrir de nouveaux horizons, et d’y discuter des enjeux propres à leurs générations.

Comme je sais que c’est bizarre, mais je ne pensais pas que tu pouvais être noir et végane. (rire) je pensais qu’être végane c’était tellement un truc de blanc. Mais non ! En étant sur les réseaux et en parlant à d’autres gens tu vois que comme tu peux être noir et végétalien, etc. Il y a même des livres avec des recettes classiques haïtienne, mais Végan (Gabriella, Racines, Tout le Hood en Parle).

Ces lieux peuvent alors constituer des espaces sans revendications au sein desquels les « questions d’identités sont suspendues » (Van Leeuwen 2007). Les femmes y sont alors en mesure de parler de soi sans avoir à évoquer les questions de l’identification de soi. Elles y trouvent enfin où elles trouvent la place de se dire et donc de reconfigurer leurs positions dans la conversation sociale avec les majoritaires.