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2. Une histoire des théories de la vision ou comment la

2.1. La vision dans l’Antiquité

2.1.3. Des termes uniques et polysémiques

L’affirmation de Canguilhem selon laquelle « un même mot n’est pas un même concept », peut s’appliquer à deux niveaux distincts, selon que l’on considère les termes de l’Antiquité entre eux, sur un même plan temporel, ou selon que l’on compare les termes propres à plusieurs systèmes de pensée temporellement disjoints tels que ceux de l’optique de l’Antiquité et de l’optique contemporaine.

Commençons par les systèmes de pensée disjoints. On observe qu’il existe bien une incompatibilité conceptuelle entre le vocabulaire de l’optique antique et celui de notre physique. En reprenant les théories philosophiques de Kuhn, on peut affirmer que ces optiques sont incommensurables :

Deuxième partie : histoire des théories de la vision Les deux partis voient de manière différente les situations auxquelles ils font tous deux

appel, et ce faisant, puisque le vocabulaire dans lequel ils discutent se compose des mêmes

termes, ils doivent établir entre ces termes et la nature, un rapport différent145.

Il y a donc de grandes chances pour que la signification de nos termes scientifiques actuels ne corresponde pas au sens que les grecs souhaitaient leur donner. A ce sujet, le philosophe Willard Quine élabore la théorie de ce qu’il appelle « l’indétermination de la traduction »146 : l’évolution de la science est un processus de traduction d’un schème conceptuel vers un autre, « un processus qui n’est ni transitif, ni réversible »147. Selon Quine, la science évolue sur le modèle de la traduction ; chacune de ses étapes est une traduction de la précédente, une traduction indéterminée qui ne peut être assurée par des significations stables. Par conséquent, l’adoption d’un nouveau schème conceptuel implique que l’on attribue de nouvelles significations aux mots anciens. Et c’est parce que la traduction est indéterminée qu’elle transforme le schème conceptuel en un langage nouveau:

Lorsque quelqu’un adopte une logique dont les lois sont ostensiblement contraires aux nôtres, nous pouvons conjecturer qu’il ne fait que donner de nouvelles significations à de

vieux vocables familiers148.

Sans adopter une position aussi extrême que celle de Quine, nous pouvons néanmoins remarquer que le mot « lumière » revendiqué par la physique contemporaine est un « vieux vocable » dont la signification actuelle est inscrite dans une logique paradigmatique bien différente de celle des Anciens. Par conséquent, la « lumière » de l’Antiquité ne fait pas partie du même schème conceptuel que la « lumière » de la physique contemporaine et, possède une signification nouvelle et intransposable à celle de l’Antiquité.

Le problème de l’indétermination de la traduction est encore plus ardu, lorsque ces théories ne sont pas exprimées dans des langues identiques. Ainsi nous faut-il par exemple tenir compte de l’imprécision due à la traduction en français moderne de termes grecs anciens, comme de l’anachronisme dont certains choix d’expressions peuvent être porteurs. Le fait que les termes

145 Kuhn T. La structure des révolutions scientifiques(1962), Flammarion, Paris, 1970, p. 269. Une théorie est

dite incommensurable à une autre lorsqu’elle utilise de nouveaux concepts ou des concepts anciens dotés d’un rôle nouveau.

146 Quine W. Relativité de l’ontologie et autres essais (1969), cité par Sandra Laugier-Rabaté, L’anthropologie

logique de Quine, Vrin, 1992, p. 226.

147 Laugier-Rabaté S. L’anthropologie logique de Quine, op. cit. p. 225.

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de l’optique antique ne soient pas transposables à notre optique rend la tâche de la traduction particulièrement délicate. Vasco Ronchi l’explique très clairement en introduction de son Histoire de la lumière :

Les rares textes originaux sont très fragmentaires et les philologues se trouvent souvent en face de véritables rébus quand ils doivent interpréter des termes au sens mal défini ou trop large. Termes que les auteurs ont utilisés dans un sens précis et plus restreint que leur sens philologique et étymologique actuel, le seul dont disposent traducteurs et commentateurs modernes. Ces derniers se trouvent donc dans des conditions plus défavorables que celles dans lesquelles travaillerait le traducteur d’un texte scientifique qui n’aurait aucune connaissance technique du sujet traité. Il arrive que l’on ait à traduire des termes si ‘élastiques’ qu’on peut ou non y voir un concept, suivant la bonne ou la mauvaise volonté de l’interprète. »149

Afin d’éviter toute confusion, il serait peut-être judicieux d’éviter la traduction de certains concepts historiques afin de ne pas leur imprimer une signification contemporaine inadaptée150.

Pour des raisons entre autres contextuelles, il semble donc particulièrement délicat de surimposer aux termes spécifiques d’une époque un vocabulaire certes identique, mais dont l’acception rationnelle contemporaine est incompatible. Il est sans doute périlleux de traduire le phaos grec par notre terme lumière. A cette première difficulté, que nous désignerons par les termes d’« incommensurabilité lexicale externe », (elle concerne deux systèmes de pensée extérieurs l’un de l’autre : celui des savants de l’Antiquité et celui des physiciens contemporains ), vient s’ajouter un second embarras dû à la multiplicité des sens d’un même terme pour une époque donnée, qui sont parfois, selon nos critères scientifiques contemporains, incommensurables entre eux. Nous parlerons alors d’« incommensurabilité lexicale interne ». A titre d’exemple, dans le dictionnaire Grec-Français Bailly, le mot phaos

149 Ronchi V. Histoire de la lumière, op. cit. p. 3.

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L’analyse proposée par Jean Rosmorduc au sujet de la notion d’impetus nous semble particulièrement intéressante. Rosmorduc remarque que le terme impetus a été conservé en l’état par les différents historiens de la mécanique : « Contrairement à d’autres termes latins utilisés par les savants du Moyen Age ou de l’Antiquité, celui-ci [impetus] n’a pas reçu de traduction moderne. Dans toutes les histoires de la physique, le mot initial reste. C’est que, en vérité, il est difficile à traduire. Compte-tenu de ce qu’il exprime, on peut penser à « quantité de mouvement », ou à « impulsion ». Mais ces deux concepts ont, en mécanique classique, des significations très précises qu’il serait erroné d’attribuer à celui de Buridan. Le terme ‘élan’, qui n’a aucun contenu scientifique précis, pourrait éventuellement être utilisé mais aucun historien des sciences, pour l’instant, n’en a vu la nécessité. Impetus a historiquement une signification précise, reconnue par tous, et il est en effet sans doute préférable de le conserver ». Rosmorduc J. Histoire et pédagogie de la mécanique, in. Cahiers d’histoire et de

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est traduit de sept façons différentes151. Cela semble correspondre à une certaine défaillance conceptuelle qui n’est plus d’actualité dans la physique d’aujourd’hui, puisque le concept de lumière fait l’objet d’un consensus absent des théories optiques antiques. Chaque expression ainsi désignée sous le même label ne représente pas le même objet : la lumière des yeux n’est pas identique à celle des flambeaux.

Afin d’illustrer notre modèle d’incommensurabilité lexicale interne, nous souhaitons nous arrêter sur un célèbre passage du traité De la sensation et des sensibles, dans lequel Aristote critique vivement les idées d’Empédocle et de Platon en leur reprochant de vouloir faire jaillir la lumière de l’œil, tel un flambeau dans la nuit :

Car si vraiment l’œil était du feu, comme Empédocle le prétend et ainsi qu’il est écrit dans le Timée, et si la vision se produit parce que de la lumière [ϕωσ] sort, comme d’une

lanterne, pourquoi donc la vue ne s’exercerait-elle pas dans l’obscurité ?152

Nous souhaitons montrer notre étonnement quant au fait qu’Aristote attribue à ses prédécesseurs de telles idées, et nous avons de fortes raisons de croire que nous nous trouvons face à un malentendu conceptuel ou tout au moins lexical, ce qui n’a rien d’étonnant au vu des nombreuses significations de chacun des termes spécifiques à l’optique antique. Aristote s’est-il laissé prendre au piège de l’élasticité des termes de son époque ? La défaillance de consensus conceptuel est sans doute à l’origine de ce que nous pourrions qualifier de méprise lexicale. Il ne fait guère de doute que ni Platon, ni Empédocle, Euclide ou Ptolémée, n’ont imaginé leurs yeux tels des flambeaux capables d’envoyer leur propre lumière. Une telle conception défie tout autant les théories empiristes que rationalistes. A l’image de ce que nous avons pu dire du « ϕωσ » grec, le terme « πυρ » fait lui aussi l’objet de nombreuses traductions153. Et si nous reprenons le fragment d’Empédocle qu’Aristote cite en intégralité, nous pouvons en donner plusieurs traductions différentes, dans lesquelles le terme « πυρ » est

151 On citera pour mémoire les traductions suivantes : lumière du Soleil, lumière du jour, lumière des étoiles et

de la lune, éclair, lumière du feu, lumière des flambeaux, lumière des yeux. Dictionnaire Bailly, p. 2112. Ou encore, terme signifiant à la fois : l’aspect offert par un objet à un spectateur ; l’action de voir, la perception visuelle, l’organe de la vue, le flux visuel rayonné par l’œil ou le rayon visuel isolé ; une apparition, un fantôme, un spectre. Cf. Charles Mugler, Dictionnaire historique de la terminologie optique des Grecs, Klincksieck, Paris, 1964.

152

Aristote, De la sensation et des sensibles, op. cit. 437b.

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Citons à titre d’exemple les significations suivantes : feu, lumière rayonnée par les astres, lumière rayonnée par les yeux, flamme, feu rayonné par les corps, lumière rayonnée par la Lune, voir Mugler C. Dictionnaire

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tantôt une flamme, une substance qui sort des yeux, etc. Ce qui ne signifie pas que la substance qui sort des yeux est une flamme identique à celle du feu d’une torche. Elle lui est parente, en ce sens qu’elle permet de voir, et qu’elle appartient au genre ignée, comme nous l’avons précédemment évoqué154 :

Comme celui qui, songeant à sortir, s’arme d’une lampe,

Par une nuit de mauvaise saison, lumière d’un feu (πυρ) brûlant,

Allumant contre les vents de toutes sortes sa lanterne protectrice Qui disperse le souffle des vents régnants,

Tandis que le feu (πυρ) surgit au dehors, aussi loin qu’il puisse se porter,

Et brille au-delà du seuil de ses rayons invincibles.

De même, le feu [πυρ] primitif s’est jadis enclos dans de fines membranes,

A engendré la pupille ronde dans ses toiles subtiles Qui ont été transpercées droit de conduits merveilleux

Et ces tissus retenaient l’eau profonde qui s’écoulait autour de la pupille Tout en laissant passer le feu [πυρ], aussi loin qu’il puisse se porter155.

L’idée qu’Aristote ait pu proposer une lecture déformée de la pensée de ses prédécesseurs nous est apparue en étudiant quelques conceptions d’enfants sur la vision, de la même façon que Kuhn aurait pu le faire156. A la suite d’entretiens individuels nous avons constaté que les enfants de maternelle et de collège expliquent majoritairement la vision par un quelque chose émis depuis l’œil vers l’objet à regarder. Ce quelque chose fait l’objet de dénominations diverses telles que « le regard », « la vue », « la vision »… qui ne désignent jamais des entités de nature lumineuse. En d’autres termes, les enfants ne considèrent par leurs yeux comme des lanternes, pas plus que ne le faisait, nous semble-t-il, un savant hellène157. D’ailleurs, ils reconnaissent qu’il est impossible de voir dans le noir, et l’on sait par ailleurs qu’Empédocle en était également convaincu158. Contrairement à ce que peuvent penser certains concepteurs

154

Si nous étions plus radical, nous reprendrions à notre compte une phrase de Johannes Kepler dans laquelle il reproche à Aristote d’être bien peu scrupuleux à l’égard de ses prédécesseurs : « Il est fréquent qu’Aristote réfute les anciens sans fondement, en donnant une présentation déformée de leurs thèses », Kepler J. Paralipomènes à

Vitellion, 1604, p. 369.

155 Empédocle, cité par Aristote De la sensation et des sensibles, p. 69. Voir également la traduction proposée

par Jean Bollack, dans laquelle πυρ est par deux fois traduite par « flamme », de même que dans celle de Jean

Voilquin.

156

« Une partie de ce que je sais sur la manière de poser des questions à des savants disparus, je l’ai appris en examinant les interrogatoires de Piaget avec des enfants vivants ». Kuhn T. La Tension essentielle, op. cit. p. 56. Voir Introduction.

157

Voir à ce sujet, de Hosson C. et Kaminski W. Les Yeux des enfants sont-ils des « porte-lumière » ? in

Bulletin de l’Union des Professeurs de Physique Chimie, vol. 96, Janvier 2002. 158

« Car l’air de la nuit d’Empédocle, comme il est obscur, tout le privilège qu’il enlève aux yeux comme organes de perception, il le rend par les oreilles », Plutarque, cité par Bollack J. Empédocle, tome 2 fragments (1969), Gallimard, Paris, 1992, p.114.

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de programmes, pour qui « il convient d’insister sur le sens propagation de la lumière afin de supprimer l’idée fausse d’un cheminement à partir de l’œil »159, il n’existe pas de conceptions pré-scientifiques dans lesquelles voir revient à envoyer de la lumière avec ses yeux. En revanche, les dénominations pré-scientifiques sont sans doute aussi nombreuses que les significations des termes antiques utilisés pour désigner ce qui sort des yeux. Il est peut-être plus simple pour certains de réduire cette multiplicité lexicale à un terme unique : « lumière », alors que ce terme, pris au sens de ce qui est émis par les sources lumineuses, est incommensurable avec ceux des représentations pré-scientifiques. Et même lorsque le terme « lumière » est effectivement utilisé pour désigner ce qui sort des yeux, il convient sans doute de le comprendre dans le sens métaphorique de « regard », que dans le sens de ce qui éclaire. A ce titre, les yeux « porte-lumière » de Platon ne sont pas des flambeaux. Et le problème n’est guère différent lorsqu’il s’agit d’expliciter les idées d’Empédocle. Ainsi, parmi les nombreuses significations du terme πυρ, Aristote a peut-être choisi celui qui s’éloignait le plus de la pensée empédocléenne.

Le vocabulaire antique de la vision n’a pas été élaboré à l’intérieur d’une discipline unique afin de répondre à des contingences de raisonnement particulières ainsi que cela peut être le cas dans notre physique contemporaine. Comme nous l’indique Charles Mugler, ce vocabulaire est souvent emprunté à la poésie, en particulier celle à d’Homère. Mugler l’exprime en ces termes :

Un grand nombre de représentations sur lesquelles les théoriciens ont fondé l’édifice de la science optique des grecs se rencontrent chez les poètes (…) de façon qu’on peut dire que chez les Grecs, l’optique scientifique élaborée par une élite de penseurs est fondée sur une optique populaire faite de l’ensemble des observations et des intuitions de toute une nation160.

L’optique de l’Antiquité évolue dans une liberté de pensée expurgée de toute contrainte disciplinaire. Elle est une science de la vision qui revendique un vocabulaire aux significations variées intransposables à notre science actuelle.

159 Bulletin officiel de l’Education Nationale, n°44, décembre 2002.

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2.1.4. La controverse du « sens » de la vue dans l’optique