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A la lecture des deux parties précédentes, on peut être frappé par les similitudes entre les idées des élèves et celles des penseurs de la Grèce antique. Il pourrait donc être tentant de rapprocher ces idées afin d’analyser les raisonnements des élèves grâce à ceux des anciens. Cela signifie que l’on pourrait interpréter la pensée pré-scientifique individuelle simplement en regardant d’un peu plus près les prémices de la pensée historique. Poussée à la limite, une telle approche tendrait à confondre les origines de l’histoire des sciences et celles de la psychogenèse, Hipparque et un enfant de maternelle, Platon et un élève de 12 ans306. Or, il ne s’agit pas de réduire le statut cognitif des penseurs de l’Antiquité à celui des élèves. Nous ne nions pas le fait que certaines idées se ressemblent, ou en tout cas qu’il existe, comme nous le verrons plus avant, certains traits de raisonnement communs à la pensée historique et individuelle. Mais comme nous l’avons montré en introduction, d’une part de telles ressemblances sont souvent discutables au vu notamment des différences de contextes dans lesquelles elles se construisent, et d’autre part il convient d’être prudent quant à l’utilisation didactique d’une mise en perspective historico-psychogénétique307. Par conséquent, notre objectif n’est ni d’utiliser les idées des anciens pour interpréter celles des élèves et des enfants, ni de mettre en avant certaines ressemblances qui par la suite ne nous seraient d’aucune utilité.

A titre d’exemple, nous pourrions rapprocher certaines idées d’élèves extramissionistes de celles d’Hipparque dans lesquelles la vue est considérée comme une sorte de toucher, comme une entité dotée de propriétés tactiles. D’une façon analogue, on pourrait penser que les raisonnements intromissionistes naïfs présentent quelques similitudes avec les théories

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On peut rappeler à ce sujet la mise en garde du psychologue Henri Wallon que nous citions en introduction : « Entre l’enfant et le primitif, la distinction est nette. L’un est en présence de techniques qu’il ne sait pas encore utiliser ; pour l’autre, elles font défaut. La comparaison entre l’enfant et le primitif est sans doute utile, non pas qu’elle nous fasse retrouver chez l’enfant un stade du passé, mais parce qu’elle nous permet de démêler la part

qui revient, dans l’exercice de la pensée, aux instruments et aux techniques de l’intelligence. Ainsi, serons-nous

gardés contre le risque de tenir un enfant de 12 ans pour plus intelligent que Platon ou du moins qu’un primitif éminent dans son clan, et de confondre le niveau de la logique avec la puissance de la pensée. »,

L’Evolution psychologique de l’enfant, 1941, Colin réèd. 2002, p. 34. C’est nous qui soulignons. 307 Voir introduction .

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atomistes de l’Antiquité. Mais la recherche de telles analogies n’est pas l’objet de notre travail. Non pas que nous ne souhaitions pas nous y intéresser (nous avons d’ailleurs montré en deuxième partie que l’attention portée à certains raisonnements d’enfants permettait de considérer les théories antiques de la vision sous un jour nouveau308), mais la raison pour laquelle nous faisons appel à l’histoire des théories de la vision n’est pas à proprement parler la mise en évidence fine d’analogies idée pour idée. C’est pourquoi les enquêtes que nous avons présentées en première partie ne sont pas suffisantes pour affirmer que « la vision » qui sort des yeux des enfants est comparable à « la main tendue » d’Hipparque ou au pneuma des stoïciens, ou que « les petites particules » de Thibaud ressemblent « aux atomes » de Leucippe, ou encore que les « images » envoyées par les objets dans les idées intromissionistes naïves sont semblables aux « simulacres » de Lucrèce. Dans le détail des idées développées de part et d’autre, de tels rapprochements nous paraissent périlleux et mériteraient une étude spécifique.

En revanche, en ayant une vision plus globale des raisonnements, sans entrer dans le détail des idées ou des mécanismes de pensée, il nous semble utile de dégager de grandes tendances communes aux élèves et aux penseurs antiques et médiévaux. Nous pourrions ainsi employer l’histoire des théories de la vision pour proposer un cheminement de pensée à des élèves dont les raisonnements avant enseignement présenteraient certains traits communs avec ceux des anciens. Le premier trait auquel nous allons nous intéresser concerne le « sens » de la vue.

2.1. Analogies autour du « sens » de la vue

Les études de raisonnements que nous avons présentées plus haut montrent que les élèves et les enfants expliquent la vision soit dans un sens œil objet, soit dans un sens objet œil (même s’il est vrai que la plupart des élèves interrogés privilégient le sens œil objet). Et il nous paraît possible de rapprocher ces idées des théories extra et intro-missionistes grecques et médiévales, à condition, bien entendu, de les considérer uniquement pour ce qu’elles disent

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Voir deuxième partie. Nous avons d’ores et déjà entamé une réflexion sur la comparaison entre les idées des anciens et celles des élèves à propos de la vision. Voir en particulier, Hosson (de) C. et Kaminski W. Les yeux des enfants sont-ils des « porte-lumière » ? op. cit. Cette réflexion se poursuivra lors de travaux ultérieurs.

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à propos du « sens » de la vue, vers ou depuis l’œil. Un tel rapprochement va se révéler fondamental pour la suite de notre recherche.

2.2. Extramission, intromission : expliquer la vision sans l’aide d’une lumière stimulus de la vue

L’optique de l’Antiquité a ceci de commun avec l’optique pré-scientifique qu’elle se pratique autour d’une idée de « lumière » très particulière, et qui n’a rien de commun avec ce qu’en dit la physique d’aujourd’hui. Ce sont des optiques « sciences de la vision » où le rôle de la lumière se limite à éclairer les objets ou à rendre opérant le regard. Quel que soit le sens adopté pour expliquer la vision (vers ou depuis l’œil), lorsqu’il est question de « quelque chose » qui sort ou qui entre dans l’œil, celui-ci n’est pratiquement jamais de la lumière, en tout cas au sens de ce qui est émis par les sources primaires. Et ce qui est symptomatique, c’est que dans les deux cas, ce « quelque chose » fait l’objet de dénominations diverses. Dans les explications intromissionistes des élèves de quatrième, le « quelque chose » qui est envoyé par l’objet est désigné par les termes « image », « reflet », ou même par le nom de l’objet lui-même. De la même façon, les enfants emploient dans une apparente indifférence toute sorte de termes afin de qualifier ce qui sort de l’œil « le regard », la « vue », des « rayons de ‘voit’ », un « truc », etc. L’important est de retenir que ces termes ne désignent jamais la lumière au sens de ce qui est émis par les sources primaires.

Nous retrouvons une terminologie tout aussi polymorphe dans les raisonnements des protagonistes de l’optique de l’Antiquité. C’est sans doute ce qui pousse Vasco Ronchi à utiliser le terme quid afin de désigner ce qui sort de l’œil tant dans les théories pythagoriciennes que platoniciennes. Le quid se substitue tantôt au « feu » de Platon, tantôt au « rayon visuel » d’Euclide… mais conforte l’œil dans son rôle actif. En fait, peu importe la nature respective du « quelque chose » ou du quid, l’essentiel est de constater qu’il existe, de part et d’autre, une foison de labels et que ces labels sont tous équivalents sur un point : ils ne désignent pas la lumière au sens où la physique la définit aujourd’hui, mais plutôt l’activité visuelle de l’œil associée parfois à celle de l’âme ou à celle du système visuel dans son ensemble. En fait, que ce soit chez les penseurs antiques et médiévaux ou chez les élèves actuels, les explications du mécanisme de la vision s’inscrivent dans un champ

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nous semble légitime de rapprocher l’idée d’une émission depuis l’œil, lorsqu’elle est évoquée par les élèves, de celle des pythagoriciens ou des stoïciens : dans les deux cas, cette émission n’est pas de la lumière, elle témoigne de l’activité de l’œil, et fait l’objet de dénominations diverses. Cette idée va plus loin que le rapprochement évoqué par Edith Guesne dans sa recherche concernant les conceptions des enfants sur la lumière :

Pour les enfants, le mouvement allant des yeux à l’objet reste abstrait ; il se différencie ainsi nettement du ‘feu visuel’ des anciennes théories (…) Seule l’idée que le sujet est à l’origine du processus, au lieu d’en être le récepteur, est commune à ces représentations de la vision309.

Or « l’idée que le sujet est à l’origine du processus » n’est pas l’unique trait d’union entre les représentations des penseurs antiques et celles des enfants extramissionistes. Dans les deux cas, le « quelque chose » émis par l’œil n’est pas de la lumière, et dans les deux cas, les termes pour le qualifier sont nombreux.

Le concept construit de lumière, tel que la physique le définit aujourd’hui, n’est pas opérationnel dans les raisonnements spontanés des élèves pas plus qu’il ne l’est dans les théories antiques de la vision. Si l’on considère les méandres laborieux que le concept de lumière rencontre au cours de son élaboration et dont l’histoire des sciences est témoin (voir deuxième partie), on peut s’attendre à ce qu’il peine à devenir opérationnel chez les élèves, même après enseignement310. Aussi, les rapprochements que nous venons d’évoquer nous permettent de mesurer l’ampleur des difficultés liées à l’enseignement de certains concepts, celui de lumière notamment311. Ils nous permettent également de penser qu’il doit être possible de proposer à des élèves les éléments ayant permis l’émergence des théories rationnelles de la vision, puisqu’au départ, certaines idées présentent, dans les grandes lignes, quelques similitudes : elles expliquent la vision soit dans un sens œil objet, soit dans un sens

309 Guesne E. Les conceptions des enfants sur la lumière, op. cit.

310 Poussée par la curiosité, nous avons proposé notre questionnaire (Figure 18) à 75 professeurs des écoles

stagiaires, c’est-à-dire à des adultes ayant déjà reçu un enseignement d’optique. Pour 21 d’entre eux l’œil envoie une « vision, la vue ou un regard » alors que pour 17 stagiaires la fleur envoie son « image », sa « forme » ou sa « couleur ». En revanche 37 (soit la moitié des stagiaires interrogés) disent que la fleur envoie de la lumière dans l’œil de la petite fille. Les résultats de cette petite enquête nous montrent qu’il existe, y compris chez les adultes, une tendance extramissioniste dans laquelle la vision est expliquée par quelque chose qui sort de l’œil.

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Voir Saltiel E. et Viennot L., What do we learn from similarities between historical ideas and the spontaneous reasoning of student’s ? op. cit.

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objet œil, et elles ne font jamais de la lumière un stimulus de la vue312. Expliquer le mécanisme de la vision dans sa version physique est difficile, l’histoire en est témoin, et il ne suffit pas de « corriger la représentation selon laquelle l’œil émet de la lumière »313 pour aider les élèves à accepter que pour voir un objet, il est nécessaire que de la lumière issue de cet objet entre dans l’œil314.

Si l’on généralise les résultats de notre enquête à l’ensemble de la population scolaire n’ayant jamais reçu d’enseignement d’optique, et que l’on considère que les élèves expliquent la vision soit dans le sens œil objet, soit dans le sens objet œil, alors on peut s’attendre à ce que les élèves d’une même classe s’affrontent sur le sens de la vue, et qu’ils reproduisent ainsi la controverse historique. En leur proposant un cheminement de pensée proche de celui qui conduisit au règlement de cette controverse, nous espérons les aider à trouver une explication rationnelle du mécanisme optique de la vision315. Il s’agit en fait de transposer les éléments du règlement d’une controverse historique à une controverse de classe, étant entendu que du point de vue du « sens », ces controverses coïncident. Nous allons maintenant chercher une forme qui convient à l’exposition d’un tel cheminement et qui s’inscrit dans une démarche d’enseignement socio-constructiviste.

3.

La forme dialoguée et le débat d’idées : une