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2. Une histoire des théories de la vision ou comment la

2.1. La vision dans l’Antiquité

2.1.2. L’optique de l’Antiquité, naissance d’une discipline

L’optique de l’Antiquité s’est structurée autour d’un noyau de disciplines que les sciences antiques ne distinguaient pas clairement, pas plus qu’elles ne les nommaient. Cette structuration était commandée par une métaphysique bien particulière. Ces disciplines qui occupent aujourd’hui des champs de connaissance distincts et que nous appelons la physique, la biologie et la psychologie, formaient à l’époque un corpus commun et indifférencié à partir duquel s’élaborèrent les théories de la connaissance, indissociables de l’étude des sens. Cette singularité n’a pas échappé au physicien Edwin Schrödinger. Selon lui, la compréhension (qui inclut celle de la vision), est le résultat du rassemblement de plusieurs domaines distincts de la connaissance au sein d’un schème descriptif unique :

Je pense que si la philosophie des anciens Grecs nous attire à l’heure actuelle, c’est parce que jamais avant elle ou après elle, jamais en aucun autre endroit du monde, on n’a établi quelque chose qui ressemble à son système très avancé et hautement structuré de connaissance et de spéculation, sans avoir recours à la division qui nous a gênée durant des siècles et qui est devenue insupportable de nos jours (…) Il n’y avait aucune limite quant aux sujets sur lesquels un homme instruit avait le droit, aux yeux de ses pairs, de donner

Deuxième partie : histoire des théories de la vision son opinion (…) L’idée d’une délimitation en compartiments étanches n’avait pas encore

jailli134.

Schrödinger poursuit en nous rappelant qu’une telle polyvalence disciplinaire était le signe d’une liberté de pensée sans précédent et qui n’eut sans doute plus cours par la suite :

A travers les tentatives sérieuses de nous replacer dans la situation intellectuelle des penseurs de l’Antiquité, qui sont certes beaucoup moins experts que nous en ce qui concerne le comportement effectif de la nature, mais qui ont également la plupart du temps beaucoup moins de préjugés, nous pouvons reconquérir grâce à eux, leur liberté de pensée. Cette liberté peut être utile, ne serait-ce que si on l’utilise, combinée à notre connaissance supérieure des faits, pour corriger les premières erreurs que les anciens ont commises et qui

peuvent encore nous tromper à l’heure actuelle135.

C’est cette liberté qui inscrit l’optique antique dans des perspectives d’études multiples et enchevêtrées, ne revendiquant aucune appartenance à tel ou tel champ de connaissance (biologique, physique ou psychologique), puisque ceux-ci sont inexistants en tant qu’objets indépendants.

Ainsi, l’optique de l’Antiquité, science de la vision, s’inscrit-elle au carrefour de champs de connaissance que nous n’avons aucun mal à différencier aujourd’hui, mais qui ne faisaient l’objet d’aucune distinction particulière à l’époque hellène. Certains historiens des sciences ont pourtant pris le parti d’analyser l’optique des anciens selon qu’elle développe des idées dans tel ou tel champ disciplinaire. A titre d’exemple, pour l’historien David Lindberg, l’optique de l’Antiquité peut être étudiée sous trois angles différents, suivant qu’elle appartient aux domaines médical, physique (ou philosophique) ou mathématique136. Or selon nous, il est anachronique de séparer ainsi des domaines qui dans les écrits des philosophes ne l’étaient pas forcément. Euclide n’était pas exclusivement mathématicien, et son optique, même si elle est une géométrisation du regard, n’est pas strictement mathématique. Euclide ne se démarque pas de la tradition philosophique de son temps et considère son optique comme une réponse à une question qui n’a rien de mathématique. Si Empédocle, Démocrite, Platon et Aristote ont traité de l’optique de façon physique ou philosophique, il n’en demeure pas moins qu’ils ont également cherché à caractériser la nature biologique de l’œil. A titre d’exemple, Aristote reprend les idées avancées par Démocrite selon lesquelles l’œil serait

134

Schrödinger E. La nature et les Grecs (1954), Seuil, 1992, 133-134.

135 Schrödinger E. Ibid. p. 137.

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constitué d’eau et non de feu, comme le pensaient Empédocle et Platon137. Il justifie son opinion par les propos suivants :

La pupille, et l’œil en son entier, sont faits d’eau. Cela devient manifeste dès que l’on considère les faits eux-mêmes. Il apparaît en effet que ce qui s’écoule des yeux en état de décomposition, c’est de l’eau, que chez les tout jeunes embryons ce liquide est extrêmement froid et brillant, et que le blanc de l’œil chez les animaux sanguins est gras et

huileux, cela afin que l’humidité de l’œil ne se solidifie pas138.

Ces considérations pourraient aujourd’hui être classées sans équivoque dans un champ propre à ce que l’on nomme la biologie, mais font partie de ce que Schrödinger appellerait un « schème descriptif unique », une analyse générale dans laquelle il semble nécessaire d’unifier pour comprendre. Aussi paradoxal que cela puisse paraître aux yeux de notre science actuelle, on sera bien en peine de trouver de l’optique dans la Physique d’Aristote139. En effet, l’objet de cette optique répond plus aux interrogations métaphysiques du philosophe, et les théories de la vision qui en sont le contenu même, trouvent naturellement leur place dans le traité De l’âme et dans De la sensation et des sensibles. Dans un contexte contemporain, l’objet de l’optique d’Aristote est plus psychologique que proprement physique, il appartient à cette science de l’objet naturel que Georges Canguilhem nomme la « para-physique »140. Canguilhem note, à ce propos, qu’il est remarquable qu’une psychologie indépendante soit absente, en idée et en fait, des systèmes philosophiques de l’Antiquité et de ceux d’Aristote en particulier :

Le traité aristotélicien De l’âme est en réalité un traité de biologie générale, l’un des écrits consacrés à la physique (…). L’objet de la physique c’est le corps naturel et organisé ayant la vie en puissance, donc la physique traite de l’âme comme du corps vivant, et non comme substance séparée de la matière. De ce point de vue, une étude des organes de la connaissance, c’est-à-dire des sens extérieurs (les cinq sens usuels) et des sens intérieurs (sens commun, mémoire), ne diffère en rien de l’étude des organes de la respiration ou de la digestion (…) La science de l’âme est une province de la psychologie, en son sens originaire et universel de théorie de la nature »141.

137

« Démocrite, quant à lui à raison de dire que l’œil est eau », Aristote, De la sensation et des sensibles, trad. P.M. Morel, Flammarion, 2000, 438a, 5-10.

138

Aristote, De la sensation et des sensibles, op. cit. 438a.

139 On trouvera bien une allusion à l’optique et en particulier au mécanisme de la vision dans les Leçons de physique d’Aristote, mais de façon tout à fait ponctuelle. A propos des sens Aristote rappelle « qu’il ne peut pas

y avoir d’intermédiaire possible entre l’objet altéré et l’objet altérant. Dans tous les cas, l’extrémité altérante et le premier altéré sont dans le même lien. Si donc ce qui s’altère est altéré par des causes sensibles, il est clair aussi que, dans tous ces cas, l’extrémité dernière de ce qui altère se confond avec la première extrémité de ce qui est altéré. La couleur est continue à la lumière, et la lumière l’est à la vue », Aristote, Leçons de physique, trad. J. Barthélémy Saint Hilaire, Presses Pocket, Paris, 1990.

140

Voir Canguilhem G. Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit. p. 369.

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Et nous pourrions étendre notre réflexion à l’Optique de Ptolémée qui, malgré son titre prometteur d’une discipline ancrée dans ce que serait la physique d’aujourd’hui, demeure avant tout un ouvrage psychologique. L’Optique de Ptolémée n’est pas un traité sur la lumière (comme le furent les ouvrages homonymes postérieurs au 11e siècle), mais constitue une référence de tout ce qui, dans la physique philosophique de l’époque, pouvait expliquer la sensation visuelle. Si ses lois de la réfraction y sont données en termes mathématiques, elles sont le résultat d’une étude avant tout psychologique de la vision. Le livre II de L’Optique débute ainsi :

Tout ce qui permet de relier les propriétés de la vue et de la lumière, pour qu’elles répondent l’une à l’autre, quelles sont leurs mutuelles similitudes, en quoi elles diffèrent dans leurs forces et leurs mouvements, ce qui appartient à chacune comme différence

spécifique, et quels sont leurs accidents, nous l’avons exposé dans le livre précédent142.

Il s’agit bien là pour Ptolémée de s’attacher, de façon analogue à celle de ses prédécesseurs, à l’étude de la vision dans une perspective que nous qualifierions aujourd’hui de psychologique, et de chercher à relier la vue à l’âme. Les commentaires d’Albert Lejeune à propos de l’ouvrage de Ptolémée vont dans ce sens :

En psychologie, Ptolémée considère l’âme comme ressortissant aux trois éléments les moins matériels, l’air, le feu et l’éther : il admet qu’elle opère elle-même les sensations et

que parmi les sens, la vue et l’ouïe sont les plus rapprochés de sa partie la plus noble143.

Ainsi, même dans ses heures tardives, y compris lorsqu’elle établit les lois géométriques de la réfraction, l’optique de l’Antiquité reste une science de la vision, intégrant des dimensions plus psychologiques que proprement physiques. L’optique n’est pas étudiée par les philosophes de l’Antiquité à l’intérieur de disciplines cloisonnées. Nous ne pensons donc pas qu’il existe alors une optique biologique, ou mathématique et encore moins physique. Par conséquent, étudier l’optique antique pour sa physique (si tant est que l’on prenne ce terme au sens qu’on lui donne aujourd’hui), relèverait du plus bel anachronisme et réduirait considérablement les théories des Anciens. L’objet de l’optique antique n’est pas l’étude d’un concept physique unanimement reconnu et construit. En revanche, elle s’organise de façon consensuelle autour d’une analyse multidimensionnelle de la vision. L’optique de l’Antiquité

142 Ptolémée cité par Gérard Simon, op. cit. p. 84.

143

Albert Lejeune, Euclide et Ptolémée, deux stades de l’optique géométrique grecque, Publication de l’Université de Louvain, 1948, p. 65.

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évolue au milieu d’une liberté de variations. Mais cette optique, en cessant d’être antique perd ses dimensions multiples.

Ce chevauchement des disciplines qui n’a plus cours aujourd’hui induit de façon connexe une superposition de sens pour un terme unique. Ainsi, dans le contexte hellène, le mot lumière est-il polysémique alors que la physique d’aujourd’hui lui confère une signification bien précise. Et ce n’est pas parce que le mot phaosest utilisé par plusieurs penseurs de l’optique de l’Antiquité qu’il renvoie nécessairement à des idées semblables. A ce propos, le philosophe Georges Canguilhem nous invite à replacer chaque terme dans son contexte particulier de recherche afin d’éviter toute erreur d’interprétation :

L’attention aux obstacles épistémologiques va permettre à l’histoire des sciences d’être authentiquement une histoire de la pensée. Elle gardera l’historien de la fausse objectivité qui consiste à dresser l’inventaire de tous les textes dans lesquels à une époque donnée, ou à des époques différentes, apparaît le même mot, dans lesquels des projets de recherches semblables paraissent s’exprimer dans des termes substituables. Un même mot n’est pas un même concept. Il faut reconstituer la synthèse dans laquelle le concept se trouve inséré, c’est-à-dire à la fois le contexte conceptuel et l’intention directrice des expériences ou observations.144.

En prêtant une attention particulière aux différentes significations du mot phaos dans l’Antiquité, nous pourrons entreprendre une archéologie de la vision particulière.