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L’utilisation de la forme littéraire dialoguée à des fins pédagogiques est omniprésente dans l’histoire des idées et dans celle plus particulière des sciences. Au 5e siècle avant J.C. les dialogues platoniciens (appelés également dialogues socratiques) apparaissent comme une

312 Nous sommes toutefois parfaitement consciente du fait que dans un cas (celui de l’optique de l’Antiquité), la

lumière (au sens où la physique la définit aujourd’hui) fait défaut, dans l’autre (celui de l’optique pré- scientifique), elle existe mais les enfants ne savent pas l’utiliser.

313

Programmes officiels de physique-chimie des classes de 5e et 4e, op. cit. p.31.

314 Là encore, la formulation des programmes nous semble insuffisante, puisqu’il est attendu des élèves qu’ils

sachent que « pour voir il faut recevoir de la lumière ». Dans cette phrase, ni l’œil, ni l’objet ne sont évoqués, autrement dit, la lumière n’est pas considérée, dans la vision, comme l’agent intermédiaire entre l’œil et l’objet.

315 Nous prenons là encore le terme « règlement » tel que Dominique Raynaud le définit, c’est-à-dire comme la

résolution d’une controverse incluant l’accord des parties. Voir Raynaud D. Sociologie des controverses

scientifiques, op. cit. p. 19. Ce dernier point est important. Si Alhazen résout la controverse du sens de la vue,

Troisième partie : proposition de séquence

transposition littéraire des exigences philosophiques de la rhétorique définie par Platon dans le Gorgias et le Phèdre. L’art oratoire doit servir ce que Platon appelle la psychagogie, c’est- à-dire la formation des esprits. Celle-ci a pour procédé la dialectique et pour but, la recherche de la vérité. Et c’est par la méthode dite de la maïeutique (celle de l’accouchement) que le fondateur de l’Académie, par la voie de Socrate, amène ses disciples sur le chemin de la connaissance :

Quant à mon art d’accoucher il a par ailleurs toutes les mêmes propriétés que celui des sages-femmes, mais il en diffère en ce que ce sont des hommes et non des femmes qu’il accouche ; en ce que, en outre, c’est sur l’enfantement de leurs âmes, et non de leurs corps, que porte son examen. D’un autre côté, ce qu’il y a dans mon art à moi de plus important, c’est d’être capable de faire sur la pensée d’un jeune homme, de toutes les manières possibles, l’épreuve de ce qu’elle enfante, et de voir si c’est un simulacre et une illusion ou bien quelque chose de viable et de vrai. (…) Chez moi il n’y a point d’enfantement de savoir, et le reproche que m’ont déjà fait bien des gens, de poser des questions aux autres et de ne rien produire moi-même sur aucun sujet faute de posséder aucun savoir, est un reproche bien fondé. (…) Ceux qui me fréquentent (…) n’ont jamais rien appris de moi, mais c’est de leur propre fond qu’ils ont, personnellement, fait nombre de belles

découvertes, par eux-mêmes enfantées316.

Le dialogue socratique permet un enseignement qui favorise chez le disciple la recherche et la découverte à partir de ses propres connaissances, de son « propre fond ». Cette méthode n’est pas sans rappeler les principes sur lesquels se fonde l’enseignement constructiviste. Plus de vingt siècles plus tard, lorsque Galilée rédige son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde317, il reprend la structure fondatrice de la forme dialoguée socratique afin de mettre en scène la science de son temps.

Lorsque Galilée rédige son Dialogue, les autorités ecclésiastiques exigent de lui qu’il exprime des opinions opposées sans prendre parti pour Copernic. Officiellement, il ne s’agit que de présenter les deux systèmes du monde avec leurs arguments respectifs. Dans un chapitre de présentation du Dialogue, François de Gandt et René Fréreux proposent l’analyse suivante :

Le texte est un dialogue où divers points de vue apparaissent, où l’on rappelle de temps à autre qu’il n’est pas question de décider absolument en faveur de Copernic. En réalité, les professions de foi et les protestations de neutralité sont tout à fait formelles et superficielles, mal reliées au reste de l’argumentation. S’il y a dialogue, c’est un dialogue socratique où la vérité se fait jour dans la confrontation des opinions. Galilée a transformé

le parallèle des hypothèses en un merveilleux artifice littéraire et pédagogique318.

316. Platon, Théétète, 148, trad. L. Robin, Œuvres complètes, tome 2, La Pléiade, 1950.

317 Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), trad. R. Fréreux, Seuil, 1992.

318

De Gandt F. et Fréreux R. Présentation du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), op. cit. p. 3

Troisième partie : proposition de séquence

Galilée s’inspire donc de la méthode platonicienne, qui accomplit l’accouchement des esprits par le dialogue : le savoir ne peut se transmettre, mais doit être éveillé en chacun par un jeu de questions ou d’expériences de pensée. Et ce qui est remarquable, c’est qu’il parvient à mettre en forme un discours conceptuel tout en utilisant un langage expressif proche de celui d’une conversation ordinaire entre « honnêtes gens », comme le souligne Alexandre Koyré :

C’est l’honnête homme que Galilée veut gagner à sa cause ; or, l’honnête homme, il faut le persuader et le convaincre : il ne faut pas le fatiguer et l’accabler. De là, en partie, la forme dialoguée de l’œuvre, le ton léger de la conversation ; les digressions et les reprises constantes, le désordre apparent du débat : c’est bien ainsi qu’on conversait et discutait, en

honnêtes gens, dans les salons des patriciens de Venise, ou à la Cour des Médicis319.

Outre ses vertus esthétiques, le Dialogue se distingue également par la qualité de la construction du discours scientifique. Le Dialogue met en scène une conversation entre trois personnages. L’un des interlocuteurs, Simplicio, est chargé de présenter les objections traditionnelles à l’héliocentrisme, celles de l’opinion commune placée sous l’autorité d’Aristote. Le second, Sagredo, joue le rôle de l’honnête homme cultivé, prêt à admettre les idées nouvelles ; enfin Salviati tient la place de Galilée lui-même. Or, les modalités pédagogiques et littéraires sont telles qu’elles poussent le lecteur à s’identifier non avec la figure même de Galilée par la voix de Salviati, mais avec celle de la pensée aristotélicienne. Celui-ci est ensuite amené à récuser l’opinion commune et à lui substituer des idées novatrices par la réalisation de ce que Feyerabend qualifie de « saut formidable de l’imagination » :

Pas à pas, Simplicio est forcé d’admettre qu’un corps en mouvement, sans frottement sur une sphère concentrique par rapport au centre de la Terre, sera doué d’un mouvement ‘infini’, un mouvement ‘perpétuel’.(…) C’est une nouvelle idée, hardie, impliquant un saut

formidable de l’imagination320.

Dans les années 1660, le chimiste Robert Boyle confirme l’intérêt pédagogique de l’échange dialogué pour l’établissement des connaissances scientifiques321. Pour Boyle, l’acquisition d’une connaissance peut résulter de la mise en scène d’une controverse, à conditions que

319 Koyré A. Etudes galiléennes, Hermann, 1966.

320

Feyerabend P. Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (1975), trad. B. Jurdant, Seuil, 1979.

321

Pour une étude de l’utilisation de la forme dialoguée chez Boyle, voir Shapin S. et Shaffer S., Leviathan et la

pompe à air, trad. T. Piélat, La Découverte, 1993, 73-78. L’annexe 1 présente la controverse historique autour de

Troisième partie : proposition de séquence

celle-ci obéisse à certaines règles d’exposition. L’opinion de chacun se doit notamment d’être prise en compte dans la discussion, et ce, quelle que soit sa conformité avec le savoir visé ou établi :

Aussi fausses soient les opinions [des praticiens], les expériences étant justes, rien ne

m’oblige à croire aux premières et je suis libre de tirer profit des secondes322.

Boyle définit ainsi les principes qui doivent régir, selon lui, l’usage des querelles entre philosophes, et les met en œuvre dans The Sceptical Chymist. Cet ouvrage de 1661 est une sorte de « théâtre de la persuasion » qui voit s’affronter des contradicteurs (un aristotélicien, deux hermétistes et un représentant de Boyle lui-même) autour de la théorie des quatre éléments et du phlogistique. Les opinions de chacun sont discutées, réfutées, et la vérité n’est jamais inculquée. Une controverse est donc scénarisée et construite de telle sorte que le consensus, fruit de la contribution de chacun, émerge de la conversation elle-même.

Au 18e siècle, le dialogue devient la forme d’expression privilégiée des philosophes des Lumières qui cherchent par cette voie à guider le lecteur vers le bon usage de sa raison323. Il s’agit de présenter une démarche de réflexion réelle, véritable pensée en action, tout en séduisant le lecteur. L’essentiel du dialogue philosophique repose sur la mise en scène des paroles des voix qui se répondent. Cette forme permet d’éviter la lourdeur du traité tout en profitant de l’attrait de la rapidité de l’argumentation, du jeu, de la distance ironique et de la double énonciation.

4.

L’utilisation d’une controverse sous la forme