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3. Education scientifique et histoire des sciences : émergence

3.2. Histoire des sciences et développement cognitif : le point de

La psychanalyse naissante a fait une grande place à l’étude de la reviviscence individuelle de la pensée ancestrale. Pour Sigmund Freud lui-même :

Les jeux imaginatifs, les contes auxquels se complait l’enfant, certaines de ces créations artistiques seraient un retour à la forme mythique sous laquelle s’exprimaient les plus anciennes civilisations, et qu’utiliseraient aujourd’hui les désirs réprouvés par la nôtre pour se manifester tout en se dissimulant. Des situations qui appartenaient aux premiers âges de l’humanité et que la morale des peuples n’a cessé de combattre pourraient ainsi se survivre

en chaque individu34.

Profitant de l’élan psychanalytique, le psychologue Jean Piaget a longtemps défendu une position très proche des théories extrêmes de Langevin. Dans un texte de 1928, Piaget identifie l’adulte à un physicien en lui attribuant une forme de connaissance qui se confond avec la pensée scientifique35. Pour Piaget, qui va plus loin que le philosophe Léon Brunschvicg dont il a suivi les cours et lu les ouvrages, si l’adulte est scientifique, l’enfant est tout à la fois pré-scientifique, et prélogique36. Quelques années plus tard, lorsqu’il construit

32 Langevin P. La pensée et l’action, Editions Sociales, 1964, p. 215.

33

Comte A. Cours de philosophie positive, cité par P. Macherey, Comte. La philosophie et les sciences, PUF, 1989, p. 17.

34 Freud S. cité par H. Wallon, L’évolution psychologique de l’enfant (1941), Colin, Paris, 2002, p. 31.

35

Piaget J. Les trois systèmes de la pensée de l’enfant. Etude sur les rapports de la pensée rationnelle et de l’intelligence motrice (1928), Bulletin de la Société Française de Philosophie, , t. 28, cité par L. Maury, in.

Piaget et l’enfant, PUF, 1984, p. 56. 36

Le terme est utilisé par le philosophe et sociologue Lucien Lévy-Bruhl, dans ses études sur la « mentalité primitive ». Ces études intéressent vivement les sociologues qui voient souvent dans le développement de

Introduction

ses stades, Piaget est amené à chercher ses données comparatives dans un autre domaine que celui des comportements psychiques : il les cherche dans l’histoire des sciences et place les stades sur la même ligne des temps que celle de l’évolution des connaissances scientifiques. Il assigne ainsi une position particulière à l’émergence de la scientificité. Henri Wallon se montrera critique envers les propos de Piaget, et ceux plus radicaux encore de Langevin. En 1941, paraît un ouvrage dans lequel Wallon dénonce les incohérences drainées par les théories récapitulationistes. Pour Wallon, considérer la psychogenèse des connaissances comme une réplique chronologiquement parfaite de l’histoire de la pensée scientifique, revient à affirmer que, par l’effet d’un déterminisme particulier, un programme identique dirige le développement individuel et historique :

Le parallélisme onto-phylogénétique non seulement est privé de critères objectifs, mais il comporte d’insurmontables invraisemblances. Si les étapes de la vie mentale chez l’enfant avaient pour prototype et pour condition les étapes de la civilisation humaine, le lien entre les termes qui se répondent dans les deux séries ne pourrait être qu’une structure matérielle dont le rang dans le développement et de l’individu et de l’espèce serait strictement déterminé. Entre des individus appartenant à des niveaux différents de civilisation, l’intervalle serait égal au nombre de générations nécessaires pour que se succèdent la série des structures intermédiaires, c’est-à-dire qu’il serait infranchissable, non seulement pour

eux-mêmes, mais pour une portion plus ou moins étendue de leur postérité37.

Pourtant, Wallon reconnaît qu’il peut exister des similitudes entre les opérations mentales de l’enfant et celles des Anciens. A l’idée de parallélisme de développement, Wallon préfère celle de similitude d’attitude :

La similitude qui peut se constater entre certaines attitudes ou opérations mentales des enfants et de ceux que l’on a appelés en gros les primitifs, paraît explicable par une similitude, toute relative d’ailleurs, de situation (…). La comparaison de l’un à l’autre sans doute est utile, non pas qu’elle nous fasse retrouver chez l’enfant un stade du passé, mais parce qu’elle nous permet de démêler la part qui revient, dans l’exercice de la pensée, aux

instruments et aux techniques de l’intelligence38.

l’enfant une « récapitulation » de l’évolution de l’espèce humaine (voir Haeckel). Pour Lévy-Bruhl, l’enfant est comparé au primitif. Léon Brunschvicg reprend l’idée de la pensée prélogique et lui associe un caractère scientifique (voir en particulier, Brunschvicg L. Expérience humaine et causalité physique,PUF, 1949). Enfin, pour Piaget, la pensée enfantine est à la fois prélogique et pré-scientifique par opposition à celle de l’adulte scientifique et logique.

37 Wallon H. L’évolution psychologique de l’enfant, op. cit. p. 32.

38

Ibid. p. 33. Le terme « primitif » utilisé par Wallon n’est pas péjoratif. Il désigne, entre autre, les savants de l’Antiquité que Wallon considère comme des « primitifs éminents de leur clan » (voir p. 34).

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Inspiré sans doute des réflexions de Wallon, Piaget nuancera plus tard son propos. A la fin de sa vie il souligne son désaccord avec toute théorie dérivée du récapitulationisme haeckelien, dans un ouvrage posthume, rédigé en collaboration avec Rolando Garcia39 :

Il n’est, cela va de soi, pas le moins du monde question d’invoquer ici un parallélisme onto- phylogénétique au sens de Haeckel et cela pour trois raisons, toutes trois évidentes : a) on ne connaît pas d’exemple de transmission héréditaire des idées ; b) il n’y a pas de filiation héréditaire entre Aristote ou Buridan, par exemple, et les petits Genevois et Polonais qui nous ont servi de sujets ; c) mais surtout, l’enfant est antérieur à tous les adultes de

l’histoire, puisqu’ils ont tous commencé par être des enfants40.

Voilà une position claire et argumentée, mais qui peut surprendre par la rupture qu’elle constitue avec les opinions plus radicales qui furent antérieurement celles de Piaget. Piaget et Garcia reconnaissent néanmoins qu’il peut y avoir convergence entre des théories appartenant au passé de la science et certaines constructions psychogénétiques, et qu’il est, à titre d’exemple, possible de comparer l’histoire de l’impetus et sa psychogenèse :

La comparaison entre l’histoire de l’impetus et sa psychogenèse consiste en une mise en correspondance entre deux développements situés à des plans extrêmement différents, mais dont les relations deviennent intelligibles si l’on se réfère à une loi fondamentale des constructions cognitives : elles ne se succèdent pas linéairement, mais donnent lieu, stade

après stade, à des reconstructions de ce qui précède avec intégration de ce qui suit41.

Autrement dit, les idées construites à un niveau supérieur de pensée, même lorsqu’il s’agit de celles d’un physicien, s’appuient sur les précédentes et toute réflexion nouvelle procède d’une réorganisation des contenus des niveaux inférieurs. Pour Piaget et Garcia, il est clair qu’il existe une parenté entre « l’épistémologie historico-critique » et l’épistémologie génétique, car les deux sortes d’analyse conduisent à retrouver des instruments et des mécanismes semblables, en particulier dans la manière dont un niveau antérieur conditionne la formation du suivant.

La mise en correspondance du développement historique de la science et de celui de l’individu dans sa construction scientifique demeure toujours d’actualité. Loin d’un parallélisme strict, les psychologues s’interrogent davantage sur l’existence de similitudes entre les raisonnements actuels d’une personne sur un sujet et les idées antérieurement

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Piaget J. et Garcia R. Psychogenèse et histoire des sciences, Flammarion, 1983.

40 Ibid. 80-81. 41 Ibid. p. 81.

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développées dans les communautés de savants42. Ces similitudes peuvent s’observer non seulement à un instant t du développement historique et psychogénétique, idée pour idée (Piaget et Garcia parlent « d’analogies de contenus »), mais aussi au cours d’une restructuration mentale observée sur une durée. En d’autres termes, une analogie peut porter aussi bien sur une idée développée à un moment donné, que sur un mécanisme de réorganisation mentale. Examinons à présent quelques pistes ouvertes par la philosophie des sciences.

3.3. Histoire des sciences et développement cognitif : le point de vue philosophique

Le philosophe américain Thomas Kuhn a propagé chez les philosophes et historiens des sciences la formule, certes quelque peu excessive, selon laquelle l’ontogénie cognitive récapitule la phylogénie scientifique. Pour Kuhn, l’attention portée aux raisonnements des enfants peut orienter la lecture que l’historien fait du développement de la science. Largement inspiré des travaux de Piaget, Kuhn se propose de réfléchir dans La tension essentielle à la notion de causalité dans le développement de la physique :

Quelles sont les raisons pour lesquelles un historien des sciences peut être appelé à écrire pour des psychologues de l’enfant sur un sujet tel que la causalité en physique ? L’une des premières réponses est bien évidente à tous ceux qui sont familiers des recherches de Jean Piaget. Ses remarquables travaux sur les notions d’espace, de vitesse, de temps ou sur le monde lui-même, chez l’enfant, ont constamment révélé de frappants parallèles avec les conceptions soutenues par des hommes de science d’époques précédentes. Si de telles relations existent pour la notion de causalité, leur mise en évidence doit intéresser tant le

psychologue que l’historien (…) Une partie de ce que je sais sur la manière de poser des

questions à des savants disparus, je l’ai appris en examinant les interrogatoires de Piaget avec des enfants vivants43.

L’étude didactique des représentations individuelles doit pouvoir éclairer l’historien des sciences dans sa tâche de reconstruction.

Le philosophe Gaston Bachelard aborde le problème du parallélisme entre psychogenèse et histoire des sciences à travers la notion d’obstacle épistémologique qui peut être étudiée tant

42

C’est le cas notamment de la psychologue Susan Carey, voir Carey S. Conceptual change in childhood, Cambridge, MIT Press, 1985.

43

Kuhn T. La tension essentielle, tradition et changement dans les sciences (1977), Gallimard, 1990, p. 56. C’est nous qui soulignons.

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dans le développement historique de la pensée scientifique que dans la pratique de l’éducation. Dans La formation de l’esprit scientifique, Bachelard consacre un chapitre complet à « l’obstacle substantialiste »44. La propension de l’esprit à « bloquer » des propriétés matérielles sur des objets abstraits de la physique (électricité, lumière…) est une constante de l’histoire des sciences. D’après Bachelard, elle est un obstacle à son développement rationnel. A propos des explications électrostatiques proposées au 18e siècle et dont Bachelard se fait l’analyste, nous pouvons lire :

Que les corps légers s’attachent à un corps électrisé, c’est là une image immédiate de certaines attractions (…). Le phénomène immédiat va être pris comme le signe d’une

propriété substantielle : aussitôt toute enquête scientifique sera arrêtée ; la réponse

substantialiste étouffe les questions. C’est ainsi qu’on attribue au fluide électrique la qualité glutineuse, onctueuse, tenace (…). On pense comme on voit, on pense ce qu’on voit : une poussière colle à la paroi électrisée, donc l’électricité est une colle, une glu45.

Bachelard précise que cette tendance substantialiste est également présente dans les raisonnements de la physique naïve, et il ajoute que l’accession à la scientificité doit nécessairement passer par une rupture épistémologique entre la connaissance pré-scientifique et la connaissance scientifique. Cette rupture serait commune à la psychogenèse et à l’histoire des sciences.

En outre, dans le « Discours Préliminaire » de La formation de l’esprit scientifique, Bachelard propose de distinguer trois périodes correspondant aux différents âges de la pensée scientifique historique : l’état pré-scientifique de l’Antiquité au 18e siècle, l’état scientifique de la fin du 18e siècle au début du 20e, et enfin, l’ère du nouvel esprit scientifique à partir de 190546. Il laisse entendre que ces périodes pourraient dessiner de façon grossière l’évolution psychologique d’un individu dans le cadre de la formation de son esprit aux sciences.

En France, les travaux de Bachelard ont très largement influencé la recherche en didactique des sciences. Ceux-ci ont eu le mérite de reconnaître que l’apprentissage scientifique procède d’une interaction avec un patrimoine de connaissance déjà présent dans l’esprit de l’élève. Malgré tout, l’idée que ce « déjà-là » constitue un obstacle pour l’enseignement ne semble pas

44

Ibid. 97-129.

45 Ibid. 102-103.

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faire l’unanimité au sein des chercheurs. Nous retiendrons pour notre part qu’il semble exister des tendances de raisonnements communes aux élèves et aux savants qui rendent la formation de l’esprit scientifique difficile, tant dans son développement historique que dans son développement individuel.

4.

L’enseignement du mécanisme optique de la