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2. Une histoire des théories de la vision ou comment la

2.4. Léonard de Vinci et le mécanisme de la vision

Dans ses toutes premières notes sur la vision, Léonard de Vinci défend la théorie de l’émission. Pourtant, à partir de 1492, il s’engage dans la voie ouverte par les perspectivistes du 13e siècle et se prononce clairement en faveur des théories intromissionistes. C’est par une

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lumière est le stimulus de la vue : « Je dis que la vue s’effectue par la médiation de la lumière »227. Pour lui, le mécanisme de la vision n’est accessible que par une analyse minutieuse des différentes parties qui composent l’œil :

Quelle confiance faire aux anciens qui ont méconnu tant de choses connaissables par l’expérience ! L’œil, qui offre la preuve si évidente de ces fonctions, a été défini par d’innombrables écrivains d’une certaine façon. Mais l’expérience me montre qu’il

fonctionne de façon différente228.

Il semble que la description anatomique proposée par Vinci soit moins performante que celles de ces prédécesseurs, celle de Galien notamment229. Toutefois, on retiendra que la contribution essentielle de Vinci réside dans le fait d’avoir su interpréter de façon pertinente le rôle de la pupille. C’est sur ce point que nous allons nous attarder maintenant. En effet, Vinci est sans doute le premier à avoir fait un lien rationnel entre la variation de l’intensité de la lumière qui pénètre dans l’œil et la variation du diamètre de la pupille. Certes, nous en avons déjà parlé, ce lien est présent dans l’optique arabe médiévale et en particulier dans les travaux d’Al-Razi. Mais la lumière qui affecte l’œil dans les écrits du savant arabe ne provient pas nécessairement des objets visibles. Elle est davantage assimilée à la clarté ambiante. La contribution de Vinci est donc essentielle puisqu’elle vient conforter la doctrine d’Alhazen par un argument lié au fonctionnement intrinsèque de l’œil. Vinci explique les mouvements de la pupille par un raisonnement quantitatif qui n’est pas sans rappeler celui d’Alhazen :

La pupille de l’œil se change en différentes grandeurs selon la variation de la clarté et de l’obscurité des objets qui se présentent devant elle. En ce cas, la nature est venue au secours de la vertu visuelle quand elle est offensée par l’excès de lumière en faisant restreindre la pupille de l’œil et lorsqu’elle est blessée par l’excès de l’obscurité, elle fait s’élargir circulairement la pupille. La nature fait ici une constante équation en diminuant ou augmentant, grâce à la diminution ou à l’augmentation de la pupille selon la clarté ou l’obscurité des objets230.

On retrouve dans cette phrase de Vinci un vocabulaire proche de celui utilisé par Alhazen qui compare les effets de la lumière à ceux de la douleur : « Le fait qu’une lumière intense blesse

227 Léonard de Vinci, cité par Lindberg D. Theory of vision from al Kindi to Kepler, op. cit. p. 161. En fait, le

modèle proposé par Vinci est proche de celui des species défendu par les perspectivistes ou celui des « formes » d’Alhazen.

228 Léonard de Vinci, Codex Atlantico, folio 361 verso. Sauf mention contraire, toutes les citations de Léonard

de Vinci sont extraites de travaux réalisés par le Syndicat National des Ophtalmologistes de France disponibles sur le site internet http://www.snof.org/vinci.

229 Voir à ce sujet, Lindberg D. Theory of vision from al Kindi to Kepler, op. cit. 162-163.

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les yeux est la preuve que lumière et douleur sont de même nature »231. Par ailleurs, la lumière dont il est question et qui pénètre dans l’œil est bien celle qui provient des objets. Il existe donc un lien entre l’œil, la lumière et l’objet dont elle est issue. Vinci opère ici une mise en cohérence entre les manifestations anatomiques de la pupille de l’œil et le rôle de la lumière dans la vision tel qu’il est envisagé par Alhazen. Il décrit ainsi l’adaptation de l’œil à la lumière qui permet, par exemple, de voir des objets faiblement éclairés lorsque la pupille est en mydriase (c’est-à-dire, complètement dilatée), ou encore d’éviter qu’un excès de lumière ne perturbe trop la vue :

Observe une pupille et fais-lui regarder la lumière que tu approcheras de lui peu à peu. Tu

verras cette pupille se resserrer à mesure que la lumière approchera232.

L’explication proposée par Vinci nous paraît fondamentale puisque celui-ci parvient à associer l’accommodation pupillaire à la quantité de lumière qui pénètre l’œil. La pupille devient un régulateur d’intensité lumineuse ; en changeant de forme, elle commande l’entrée dans l’œil de la lumière provenant des objets. Cette idée conforte la doctrine d’Alhazen en lui donnant en quelque sorte une légitimité anatomique.

Léonard de Vinci ne s’arrête pas à l’étude du rôle de la pupille. Contrairement à Alhazen, il considère la rétine, et non le cristallin, comme « l’organe enregistreur »233, c’est-à-dire comme le siège de la faculté visuelle :

Il est nécessaire que l’impression soit dans l’œil. Le nerf qui part de l’œil et va au cerveau est semblable aux cordes perforées qui, au moyen d’infinis petits rameaux, tissent la peau et

par les pores se portent au sens commun234.

La rétine est décrite comme une surface concave blanc rougeâtre, située au niveau de l’émergence du nerf optique et non autour comme c’est le cas réellement. Le cristallin est pour Vinci un organe réfringent dans lequel il situe une intersection optique permettant la formation d’une image à l’endroit sur la rétine. Alors qu’il assimile l’œil à une chambre noire,

231

Alhazen, Kitab, livre 1, chap. 6, 1107b.

232 Léonard de Vinci, Codex D, folio 5.

233 Léonard de Vinci, Ms D, folio 2, verso.

234

Léonard de Vinci, Codex Arunfel, folio 172, recto. L’expression « sens commun » utilisée ici par Léonard de Vinci désigne la faculté sensitive ultime, commune à tous les sens, conformément à la tradition aristotélicienne.

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Vinci ne parvient pas à formuler une explication géométrique de la vision satisfaisante235. En effet, il refuse l’idée qu’une image puisse se former à l’envers sur la rétine. Il imagine donc une double réfraction : une première dans le système cornée-pupille, une deuxième dans le cristallin :

La pupille de l’œil qui par une petite ouverture reçoit les images des corps placés devant cette ouverture les reçoit toujours à l’envers et toujours la faculté visuelle les voit droits comme ils sont. Et il arrive de la sorte que les dites images se redressent selon l’objet qui en est la cause et de là, elles sont prises par l’organe enregistreur et renvoyées au sens commun où elles sont piégées236.

Selon David Lindberg, l’influence de Léonard de Vinci sur l’évolution rationnelle des théories de la vision est négligeable. En effet, ses textes ne sont étudiés qu’à partir du 18e siècle, bien après que Kepler ait énoncé sa théorie de la formation de l’image rétinienne. Pourtant, le fait que Vinci soit parvenu à rendre les idées d’Alhazen cohérentes avec ses propres considérations morphologiques oculaires nous semble particulièrement intéressant d’un point de vue didactique. En particulier, il nous paraît important d’associer l’étude du mécanisme de la vision avec une description anatomique de l’œil. En outre, s’il est vrai que les découvertes anatomiques de Vinci n’influencent guère la marche rationnelle de l’optique, celles toutes proches de Felix Plater (1536-1614) auront, elles, un impact fondamental.

Comme Vinci, Plater situe le siège de la perception visuelle sur la rétine. Selon les observations de cet anatomiste, la rétine, à la différence du cristallin, est physiquement liée au nerf optique qui lui-même est attaché au cerveau, entité capable de décoder l’information visuelle. Or il faut que la surface réceptrice de l’image soit en contact (direct ou indirect) avec le cerveau, ce qui est le cas de la rétine.

Le premier organe de la vision appelé nerf optique se prolonge à l’intérieur de l’œil en un hémisphère rétiforme. Celui-ci reçoit les species et les couleurs des objets qui,

accompagnées par la lumière, pénètrent l’œil à travers la pupille237.

Quant au cristallin, Plater le considère uniquement comme un organe réfringent dont le rôle essentiel est de permettre au système formé par la rétine et le nerf optique de percevoir plus facilement les species des objets, de même qu’une lentille convergente permet de mieux

235 On trouvera une description complète de la chambre noire de Léonard de Vinci dans le Ms D folio 8 verso,

ainsi que dans Lindberg D. Theory of vision from al Kindi to Kepler, op. cit. 166-168.

236 Léonard de Vinci, Ms D, folio 2 verso.

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distinguer les objets qui nous entourent. Plater n’apporte pas de solution géométrique au problème de la vision, mais il produit des descriptions de l’œil d’une grande précision comme le montre la planche suivante (Figure 25). Ces planches serviront de support à l’élaboration de la théorie de l’image rétinienne.

Figure 25 : Planches anatomiques de Felix Plater238

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