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4. L’enseignement du mécanisme optique de la vision : Les

4.1. L’attention portée aux raisonnements des élèves : l’histoire

Il n’est pas rare de trouver dans les raisonnements des élèves des idées proches de celles que l’on rencontre dans l’histoire des sciences. S’il existe bien une tendance de la pensée naturelle (qu’elle soit contemporaine ou plus ancienne) à matérialiser les concepts de la physique, que peut attendre la recherche en didactique d’une mise en perspective historico-didactique plus générale ? En d’autres termes, et pour reprendre une question posée par Laurence Viennot :

Parallélisme ou pas, avec une histoire recomposée rationnellement ou pas, par petits ou par gros morceaux, au fond, quelle importance ? Dans le grand magasin de l’histoire des

Introduction rapprochements partiels et sans risque ? Que gagne-t-on et que perd-on pour l’analyse des

raisonnements actuels ?47

L’analyse qui suit devrait apporter quelques éléments de réponse à ces questions fondamentales, et induire ainsi la définition d’un cadre méthodologique d’utilisation des interactions historico-didactiques que nous entendons exploiter.

4.1.1. Des analogies en question

Les didacticiens Abdelmajid Benseghir et Jean-Louis Closset ont montré que les élèves utilisent, dans leur analyse des circuits électriques, des connaissances électrostatiques partielles et le plus souvent « mal digérées »48. Dans l’élaboration du concept de circuit électrique, l’histoire des sciences est témoin d’un processus identique :

Les représentations des élèves à propos du circuit électrique pourraient donc bien avoir une composante électrostatique qui s’articulerait avec les autres difficultés d’élaboration du concept étudié. Ce processus n’est pas le privilège de la psychogenèse mais pourrait bien aussi concerner la phylogenèse (…). L’analyse historique a permis de mettre en évidence, dans les démarches d’appréhension des phénomènes de courant, un processus de réinvestissement des conceptions et de procédures opératoires liées à une première approche de l’électricité statique49.

Dans le domaine de la biologie, Daniel Raichvarg a montré que certains élèves de collège expliquaient le principe de la reproduction humaine d’une façon tout à fait comparable à celle que l’on trouvait au 19e siècle50. Enfin, l’idée qu’un corps en mouvement possède un certain élan (impetus) est partagée par les savants de la mécanique pré-galiléenne et la plupart des élèves et des étudiants actuels51.

Dans un article de 1985, Edith Saltiel et Laurence Viennot étudient l’intérêt de la comparaison des théories de l’impetus du 6e au 14e siècle avec les idées d’étudiants de lycée

47

Laurence Viennot, communication personnelle, avril 2004.

48 Benseghir A. et Closset J.L. Prégnance de l’explication électrostatique dans la construction du concept de

circuit électrique, in Didaskalia, n°2, INRP, 1993, 31-47.

49 Ibid.p. 32. 50

Raichvarg D. La didactique a-t-elle raison de s’intéresser à l’histoire des sciences ? in ASTER, n°5, 1987, 3- 34.

51

Halbwachs F. La pensée physique chez l’enfant et le savant, Delachaux et Niestlé, 1974, Piaget J. et Garcia R.

Introduction

et d’université face à des questions de cinématique et de dynamique52. Les auteurs reconnaissent sans équivoque l’existence de similitudes de raisonnement entre les théories de la mécanique préclassique et les idées des étudiants, mais se demandent quels bénéfices la recherche en didactique et l’enseignement des sciences peuvent attendre de la mise en évidence de telles analogies. Elles reprennent pour cela un exemple qui demeure couramment utilisé dans le cadre des recherches en psychogénétique ou en didactique. Selon les résultats de ces recherches, lorsque l’on demande à un étudiant de commenter le lancer d’un objet, il fournit fréquemment une interprétation où la notion d’élan stocké dans l’objet joue à peu près le même rôle que l’impetus : le mouvement implique une cause et lorsque c’est nécessaire, cette cause peut être recherchée à l’intérieur de l’objet en mouvement53.

Pour autant, les auteurs soulignent que les parallélismes ainsi évoqués ne doivent pas être pris au sens strict. D’abord, les raisonnements historico-psychogénétiques sont élaborés dans des contextes bien différents. Certaines théories historiques sont nées dans le cadre de contingences philosophiques particulières qui rend leur compréhension complexe et leur transposition périlleuse54. Ensuite, la logique des raisonnements des élèves à propos de la chute des graves ne suit pas un cheminement calqué sur une logique historique particulière. Elle est tantôt proche des idées d’Aristote, tantôt proche de celles de Buridan. Et l’on peut

52

Voir Saltiel E. et Viennot L. What do we learn from similarities between historical ideas and the spontaneous reasoning of students ? GIREP, Utrecht, 1985.

53

Saltiel E. et Viennot L. What do we learn from similarities between historical ideas and the spontaneous reasoning of students ? op. cit. Notre traduction. Pour un énoncé de la théorie de l’impetus voir F. Bonamici, De

Motu (1611), cité par Koyré A. Etudes Galiléennes, Hermann, Paris, 1966, p. 43. 54

Toujours à propos de l’idée d’impetus, Saltiel et Viennot soulignent les limites des analogies entre les idées des Anciens et celles des élèves. Elles remarquent en particulier qu’influencé par les théories aristotéliciennes, Tycho Brahé distingue deux types de mouvements, l’un naturel et l’autre violent et refuse de combiner deux

impetus. Ce qui pouvait représenter un obstacle au 17e siècle n’en est plus un pour les étudiants d’aujourd’hui qui font coexister sans état d’âme différentes forces à l’intérieur d’un même objet en mouvement. La distinction aristotélicienne des mouvements n’a pas de sens pour la pensée pré-scientifique actuelle. Les auteurs développent ensuite un autre exemple qui montre sans équivoque les limites des parallélismes historico-

psychogénétiques. C’est un fait, les étudiants et les savants du 17e siècle reconnaissent donc de façon similaire

qu’un objet projeté reçoit, de la part du lanceur, une « force », une vertu impresse, un impetus, qu’il conserve pendant le temps où il demeure en mouvement. Reconnaître qu’il existe une transmission de l’impetus permet aux savants pré-galiléens de prévoir qu’un objet lâché d’un support mobile conserve le mouvement du support. Pour Giordano Bruno, il ne fait aucun doute qu’une pierre lâchée du haut du mât d’un navire en mouvement uniforme tombera au pied de celui-ci. En revanche, la majorité des étudiants déclare qu’une clé lancée verticalement par un personnage immobile sur un tapis roulant, tombe derrière le lanceur. Cette fois, et contrairement à la démarche historique qui demeure cohérente dans son utilisation de l’impetus, les étudiants privilégient un raisonnement dans lequel prévaut la disparition du lien physique entre le mobile et son support plutôt qu’un raisonnement en terme d’impetus. Dans ce cas, le « capital de force » qui aurait dû se manifester pour l’objet entraîné dans les mains du lanceur semble disparaître dès que l’objet est lâché.

Introduction

imaginer qu’il sera toujours possible de rapprocher une prévision d’élève d’une prévision historique. Parle-t-on alors de similitude ou de simple coïncidence comme le suggère Laurence Viennot :

Avec une pierre qui tombe derrière le mât ou une clé qui tombe en arrière des pieds sur un tapis roulant, on n’a pas Aristote, on a une coïncidence, tout au plus (…). Plus les rapprochements avec lesquels joue l’interprétation sont partiels, reconstruits par morceaux disparates, moins ils sont susceptibles de porter en avant l’analyse, et plus ils risquent de la bloquer55.

Autrement dit, si l’on s’appuie sur une histoire des sciences morcelée et parcellaire en allant chercher à droite et à gauche des prévisions conformes à celles que l’on trouve dans les classes, on peut difficilement (dans ces conditions) envisager une analyse des raisonnements des élèves cohérente et surtout légitime. En réalité, les analogies historico-psychogénétiques (lorsqu’elles existent) ne doivent pas dispenser le chercheur d’une investigation sur les conceptions des élèves. Ainsi, la détection des difficultés didactiques est première et indépendante, et il n’est nullement besoin d’invoquer l’idée d’un parallélisme pour analyser la logique du raisonnement commun. C’est la raison pour laquelle une partie de notre recherche sera consacrée à l’étude des conceptions initiales des élèves à propos de la vision, indépendamment de toute préoccupation historique. A vouloir analyser les raisonnements des élèves avec l’aide de l’histoire des sciences, on réduit le champ des investigations didactiques à une dimension unique et discutable. La spécificité didactique perd son identité, une partie de son indépendance, et l’analyse des raisonnements risque de perdre en cohérence, voire d’être « bloquée ». Alors que faire des analogies lorsqu’elles existent ? Doit-on toutes les classer au rang des coïncidences sans que l’enseignant puisse en tirer un quelconque profit ? Peut-être pas.

4.1.2. Un nouveau statut pour l’erreur, une nouvelle image de la science

Un regard sur l’histoire des sciences peut inciter l’enseignant à davantage de tolérance. En particulier, il constitue un moyen efficace de relativiser l’erreur de l’élève56. Pour reprendre

55 Laurence Viennot, communication personnelle, avril 2004.

56

Il ne s’agit pas de banaliser l’erreur de l’élève sous le prétexte qu’elle trouve une résonance dans l’histoire, ou au contraire de la considérer comme la preuve que l’élève n’a pas suffisamment travaillé. Il s’agit plutôt de

Introduction

une idée développée par Françoise Balibar dans un plaidoyer en faveur de l’introduction de l’histoire des sciences dans la formation des professeurs des écoles, aucun enseignant ne peut être certain de ne pas se retrouver un jour face à un raisonnement analogue à celui d’une période historique donnée. Ainsi, en parlant de la notion de mouvement, Balibar suggère ceci :

Ne vaut-il pas mieux que les futurs professeurs d’école soient informés des diverses conceptions de l’espace ayant prévalu au cours des siècles avant de réprimer, au nom du

prétendu bon sens, telle ou telle conception spontanée développée par tel ou tel élève ?57

L’erreur développée par l’élève n’a pas plus à être condamnée que celle du savant. Elle obéit à des règles de raisonnement particulières parfois proches de celles qui ont autrefois guidé certaines démarches scientifiques. Ce regard porté sur l’erreur dans l’histoire donne de la science une image dynamique et humaine bien éloignée de celle véhiculée par un enseignement parfois trop dogmatique.

En effet, dans la plupart des situations d’enseignement, seule la science validée est présentée. Ainsi, le paradigme du moment, cet ensemble de « découvertes scientifiques universellement reconnues »58 aujourd’hui, a tendance à se transformer rapidement en dogme. D’après Jean Rosmorduc, la tendance actuelle de l’enseignement est de se limiter aux résultats, en laissant de côté les hésitations :

Un enseignement dogmatique est plus facile à dispenser, moins insécurisant pour le professeur que celui qui met l’accent sur les doutes, les contestations possibles, les remises en cause probables (…). Si l’on a besoin de former rapidement un solide manipulateur de théories et d’instruments d’aujourd’hui, un enseignement axiomatique peut s’avérer très

efficace. Le souci d’une rentabilité immédiate l’emporte59.

Une telle pratique donne aux élèves une piètre image des sciences et occulte l’essence de toute démarche scientifique. Afin de lutter contre un dogmatisme ravageur, il convient d’orienter l’enseignement des sciences vers la formation d’un esprit critique. Le Conseil National des Programmes ne s’y est pas trompé, qui publiait en 1992 :

considérer l’erreur comme un indice témoignant d’une difficulté qui mérite des moyens pédagogiques particuliers.

57 Balibar F. L’histoire des sciences : une école de pensée critique, Pour une autre approche des savoirs

scientifiques, Hachette Education.

58 Kuhn T. La structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Flammarion, réed. 1983, p. 28.

Introduction L’enseignement des sciences doit aider à la formation de l’esprit critique, c’est à dire:

apprendre à considérer un problème en cernant les difficultés une à une, savoir essayer et vérifier, construire sa connaissance soi-même par jeu d’essais et d’erreurs, ne pas se

contenter d’une attitude passive devant une vérité révélée60.

Parce qu’elle est le témoin des démarches ayant permis l’émergence des théories scientifiques, l’histoire des sciences peut, de toute évidence, participer au développement de l’esprit critique des élèves. Et améliorer de façon considérable l’image que les élèves ont des sciences ainsi que nous le rappelle Hélène Merle :

Ces situations permettent de sensibiliser de très jeunes élèves au fait que la science est le fruit de recherches qui se sont déroulées depuis des siècles (…). Notre objectif est de donner aux élèves le goût du questionnement, l’envie de chercher des réponses. Une approche inspirée de l’histoire des sciences va dans ce sens : elle permet de montrer comment le savoir se construit peu à peu, souvent par réfutations de croyances antérieures (…). Au-delà d’une admiration naïve envers quelques illustres savants, c’est une admiration justifiée pour les efforts et les recherches des scientifiques que nous souhaitons développer par ce biais. Un des objectifs visés par cette activité est ainsi de promouvoir

l’image de la science comme une aventure humaine61.

L’histoire des sciences permet des innovations pédagogiques susceptibles de favoriser l’apprentissage tout en développant chez les élèves, grâce à la pratique de l’argumentation et des débats, une autre représentation du fonctionnement de la science et un goût pour la recherche. L’histoire des sciences peut avoir un rôle tout à fait positif sur l’image que la science renvoie aux élèves, même aux plus jeunes.

Alors que l’enseignement du mécanisme optique de la vision demeure difficile, il semble que l’histoire des sciences puisse assister efficacement l’élève dans l’acquisition de ses savoirs. Il ne s’agit pas seulement d’utiliser l’histoire des sciences comme un outil de promotion de la science, mais davantage comme une référence permettant l’élaboration d’un outil cognitif.

60 Déclaration du Conseil National des Programmes sur l’enseignement des sciences expérimentales, Bulletin

Officiel de l’Education Nationale, n°8, 20 février 1992, Paris, 478-492.

61 Hélène Merle, Histoire des sciences et sphéricité de la Terre, in Didaskalia, n°20, 2002, 113-132. A propos du

rôle de l’histoire des sciences comme outil de promotion de la science, on pourra également se référer aux travaux des didacticiens espagnols Solbes et Travers. Voir Solbes J. et Travers M. Resultados obtenidos introduciendo historia de la ciencia en las clases de fisica y quimica : mejora la imagen de la ciencia y desarollo des actitudes positivas, in. Ensenanza de las ciencias, Vol.19, n°1, mars 2001, pp.151-162.

Introduction

4.1.3. L’analyse des difficultés du savoir à enseigner

La perspective historique propose une lecture dynamique et cohérente des processus mis en œuvre dans la résolution de problèmes. Elle peut servir à détecter les moments difficiles, les points d’achoppement que la science a rencontrés au cours de sa construction. Ces éléments devraient constituer des zones d’attention particulières pour le didacticien. Le chercheur peut tirer profit de cette entrée didactique. En particulier, les raisonnements qui ont perduré dans l’histoire en s’opposant au développement rationnel de la science laissent entrevoir les difficultés auxquelles les élèves risquent de se heurter au cours de leur apprentissage scientifique. Le didacticien dispose alors d’un moyen pour mesurer l’ampleur de la difficulté rencontrée par l’élève. Ainsi, la mise en évidence d’obstacles historiques persistants peut-elle donner une idée des difficultés que risque de rencontrer l’élève au cours de son apprentissage. C’est ce que suggère Gabriel Gohau :

Dégager, dans les résistances au progrès scientifique, ces paresses, ces lourdeurs de la pensée qu’on retrouve à chaque génération au cours de son apprentissage, ces lenteurs de l’esprit qui lui font confondre ce qui ressemble et trouver simple ce qui est familier, voici quelle pourrait être la tâche d’une histoire des obstacles. Les obstacles inventoriés, il faudrait inventer des solutions pour les vaincre. Car l’enseignant n’est pas un collectionneur d’obstacles. Certes, amener au niveau conscient chez le jeune, le complexe d’analogies, d’images fausses qui retardent son acquisition du savoir scientifique, serait déjà décisif. Les lourdeurs de la pensée sont d’autant plus actives qu’elles demeurent inconscientes. Cependant, l’histoire des sciences nous offre aussi un moyen de choix pour les vaincre en mettant en relief les voies du franchissement des obstacles. Ce que Bachelard a nommé les

actes épistémologiques62.

Nous pensons que l’éclairage historique doit permettre à l’enseignant d’agir sur le contenu même de son enseignement. En particulier, chercher dans l’histoire des sciences les ruptures épistémologiques ayant permis l’émergence des théories rationalistes est un moyen d’élaborer une stratégie d’enseignement favorisant l’accès à une conceptualisation efficace.

4.2. L’enseignement du mécanisme optique de la vision :