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4. L’enseignement du mécanisme optique de la vision : Les

4.2. L’enseignement du mécanisme optique de la vision :

Notre souci n’est pas d’essayer de réduire à tout prix l’écart entre la genèse historique des connaissances scientifiques et la psychogenèse, mais plutôt, à partir d’une difficulté d’enseignement ou d’apprentissage repérée, d’essayer de dégager, à la lumière de la genèse

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Gohau G. Difficultés d’une pédagogie de la découverte dans l’enseignement des sciences, in. ASTER, n°5, 1987, p. 66.

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historique, les moyens de dépasser cette difficulté. Une analyse didactique des difficultés des élèves à propos de la vision sera confrontée à l’analyse historique.

4.2.1. Le rôle de la lumière dans la vision : une invention de l’esprit

Le génie d’invention se fait une route là où personne n’a marché avant lui.

Voltaire

Si l’explication rationnelle du mécanisme optique de la vision est difficile à concevoir pour la pensée pré-scientifique, c’est qu’elle ne correspond pas aux données de l’expérience sensible. Dire que « pour qu’un objet soit vu il est nécessaire que de la lumière provenant de cet objet entre dans l’œil » nécessite de rompre avec des raisonnements de sens commun dans lesquels l’entrée de lumière dans l’œil est nécessairement associée à la sensation d’éblouissement, où la lumière « reste » sur les objets éclairés, et où la lumière n’est identifiée qu’aux lieux des impacts lumineux. Cela oblige donc à penser l’invisible afin de construire l’idée d’un lien entre les sources et les objets, entre les objets et l’œil, alors même que ce lien ne se voit pas. Notre propos vient s’inscrire dans la problématique classique des rapports entre la connaissance commune et la connaissance scientifique. Y a-t-il continuité entre les deux, ou au contraire, le passage de l’une à l’autre est-il nécessairement le résultat d’une rupture radicale ? Cette question des modalités de l’acquisition des connaissances scientifiques continue d’alimenter de nombreux débats philosophiques et psychologiques (elle se pose tant au niveau historique qu’au niveau individuel)63. Le fait qu’il soit si difficile pour la pensée

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Pour le philosophe Gaston Bachelard, les concepts scientifiques sont formulés en polémique contre les notions communes. En cela, la connaissance scientifique procède d’une rupture avec le sens commun qui lui fait généralement obstacle : « Les sciences physiques et chimiques dans leur développement contemporain peuvent être épistémologiquement comme des domaines de pensées qui rompent nettement avec la connaissance vulgaire ». Cette idée est partagée par la psychologue Elisabeth Spelke : l’acquisition des connaissances scientifiques dans le développement de l’individu passe par une succession de ruptures avec le sens commun. Voir Bachelard G. La formation de l’esprit scientifique (1938), Paris, Vrin, réed. 1993; et Le rationalisme

appliqué (1949), PUF, Paris, 1962, ainsi que Spelke E. Principles of object perception, Cognitive science, n°14,

26-56. Certains historiens des sciences et d’autres psychologues soutiennent la thèse opposée, et défendent l’idée que la connaissance scientifique est un prolongement sophistiqué de la connaissance commune. Pour le philosophe Willard Quine, le passage de l’une à l’autre s’effectue sans rupture, « par une accumulation de petits pas ». Un autre argument développé par les tenants des thèses continuistes est que la connaissance, quelle soit scientifique ou commune, relève d’une même nécessité fonctionnelle, d’un utilitarisme identique d’ordonner le monde. Pour le sociologue Bernard Schiele « il n’est pas certain que le savoir et la pensée scientifiques

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commune d’assimiler certains concepts de la physique, ceux de l’optique en particulier, nous laisse penser qu’il existe bien une différence entre les deux. Dans le domaine de l’optique, cette différence tient, selon nous, à ce que la lumière est une « création de l’esprit » au sens défini par Albert Einstein et Léopold Infeld :

La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits reliés entre eux. Elle est

une création de l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés64.

Considérer la lumière (en tant qu’objet invisible) comme le stimulus de la vue est une invention qui marque le passage d’un état de connaissance à un autre. Ce passage, que nous nommerons désormais « saut conceptuel », est subordonné à un cheminement de pensée qui nécessite un certain effort d’abstraction qu’Einstein qualifiait de « sauvagement spéculatif ». Dire que la lumière entre dans l’œil alors que l’on ne perçoit aucune gêne ni aucun éblouissement relève d’un tel passage. A l’expérience sensible (la sensation d’éblouissement) vient se substituer une expérience par la pensée, qui dissocie l’idée d’éblouissement de celle de réception de lumière dans l’œil. Cette dernière peut être ensuite associée à l’explication du mécanisme de la vision par une nouvelle expérience de pensée. Elle conduit à imaginer que les objets ordinairement éclairés renvoient la lumière qu’ils reçoivent. La nécessité d’un tel « saut » nous paraît d’autant plus justifiée ici que le concept physique de lumière se différencie très nettement de la notion de lumière dans son acception commune. Intégré à un système de pensée scientifique, le terme lumière prend une signification tout à fait différente de celle que lui confère la pensée commune. Et nous pensons que ces significations sont incommensurables entre elles65.

échappent aux règles qui régissent la genèse, l’organisation ou encore la fonction du savoir et de la pensée naturelle ». Dans ce cas, l’accession à la connaissance scientifique procéderait non pas d’une rupture, mais d’une réorganisation conceptuelle. C’est en tout cas la position défendue par la psychologue Susan Carey. Voir Quine W.O. Relativité de l’ontologie et autres essais, trad. J. Largeault, Aubier, Paris, 1977, Schiele B. Note pour une analyse de la notion de coupure épistémologique, Communications, vol. 6, n°2-3, 1976, Carey S. Conceptuel

change in childhood, Cambridge, MIT Presse, 1985. 64

Einstein A. Infeld L. L’évolution des idées en physique (1936), trad. M. Solovine, Flammarion, Paris, réed. 1983, p. 274.

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Le terme « incommensurable » est utilisé ici dans le sens défini par le philosophe Thomas Kuhn. Ainsi, une théorie est dite incommensurable à une autre lorsqu’elle utilise de nouveaux concepts ou des concepts anciens dotés d’un rôle nouveau. Kuhn précise que dans les cas de deux théories incommensurables, « les deux partis voient de manière différente les situations auxquelles ils font tous deux appel » et ce faisant puisque « le vocabulaire dans lequel ils discutent se compose des mêmes termes, ils doivent établir entre ces termes et la nature, un rapport différent », Kuhn T. La structure des révolutions scientifiques( 1962), trad. L. Meyer, Flammarion, réèd. 1983, p. 269.

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Si l’acquisition d’un concept scientifique procède d’un saut conceptuel, l’outil expérimental se révèle souvent imparfait. Dans le cas de l’enseignement du mécanisme optique de la vision, il ne suffit pas de présenter expérimentalement la formation de l’image rétinienne pour montrer que la vision d’un objet est le résultat de l’entrée dans l’œil de la lumière issue de cet objet66. En revanche, parce qu’elle est témoin du cheminement de pensée ayant conduit à l’élaboration des théories de la vision, nous pensons que l’histoire des sciences peut constituer un moyen d’accompagner l’élève dans sa tâche rationaliste.

4.2.2. L’histoire des théories de la vision : une aide à la réalisation d’un « saut conceptuel »

Expliquer la vision de façon conforme au modèle que nous avons proposé plus haut (voir Figure 11) relève de ce que nous avons appelé un « saut conceptuel » dont le savant cairote Ibn al-Haytham (Alhazen) est à l’origine. Jusqu’alors, les philosophes qui s’intéressent à la vision s’opposent sur le sens de la vue sans envisager l’hypothèse de la nécessité d’un médiateur indépendant entre l’œil et l’objet vu. En posant la lumière comme le stimulus de la vue, Alhazen ouvre la voie à un consensus. Au 11e siècle après JC, il crée un objet conceptuel opérationnel qui modélise l’entité à laquelle l’œil est sensible : la lumière. Il place ainsi les théories de la vision dans un champ abstrait d’explications rationnelles.

Notre objectif est d’accompagner l’élève dans l’accomplissement du saut qui le fera passer d’une interprétation du mécanisme de la vision dictée par le sens commun à une explication commandée par un cheminement rationnel de pensée. Pour cela, nous entendons élaborer une séquence d’enseignement qui s’inspire de la démarche d’Alhazen. Cette idée vient rejoindre les propos de Gérard Lemeignan et d’Annick Weil-Barais qui soulignent l’intérêt d’une exposition en classe des démarches de pensée à l’origine des théories et des concepts enseignés :

La manière habituelle de présenter les programmes ou de rédiger les manuels fait oublier une chose essentielle : la physique est une construction de l’esprit. Cette construction aboutit bien sûr aux concepts et aux théories, aux lois ainsi qu’aux principes que tout professeur connaît. Si ceux-ci ne sont pas associés aux activités intellectuelles qui les ont

66 A titre d’exemple, il existe des maquettes de l’œil utilisées dans le cadre de l’enseignement de l’optique (en

sciences physiques et en sciences de la vie et de la terre) qui modélisent la formation d’une image rétinienne. Si cette image s’explique par l’entrée dans l’œil de la lumière issue de l’objet, elle peut être également comprise par les élèves comme l’envoi d’une copie de l’objet selon un raisonnement en « image voyageuse ».

Introduction produits ou qui les mettent en œuvre, ils ne sont que des énoncés, c’est-à-dire des traces

écrites sur une page, ou des phrases récitées. L’important dans cette affaire n’est pas tant

l’énoncé des contenus mais la pensée qui le sous-tend67.

Ainsi que nous l’avons développé, l’explication rationnelle du mécanisme optique de la vision est le résultat d’une rupture épistémologique, d’un saut conceptuel. Cette donnée épistémologique nous paraît essentielle. Elle conditionnera l’élaboration d’un outil d’enseignement à forte composante transmissive. Dans le cas d’un saut conceptuel, c’est le cheminement intellectuel historique qui sera le fil conducteur de notre stratégie pédagogique. Par conséquent, il ne s’agira pas de superposer une analyse historique à une analyse didactique, mais bien de proposer une transposition de l’histoire de l’optique, ou plus précisément une transposition des résolutions conceptuelles des difficultés de celle-ci (celle notamment qui consiste à faire de la lumière le stimulus de la vue) afin d’affronter les difficultés didactiques que nous aurons identifiées. Nous faisons l’hypothèse qu’il est possible d’aménager un parcours cognitif qui s’appuie sur la genèse historique des théories de la vision, autrement dit de transposer un cheminement historique à un processus individuel d’acquisition des connaissances. Il s’agira d’une part de préciser la genèse historique sur laquelle nous entendons fonder notre recherche, et d’autre part de trouver un support didactique utilisable en classe dans lequel l’histoire des théories de la vision puisse s’exprimer.