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Notre deuxième condition de l’énonciation, beaucoup plus problématique, fait référence à ce qu’Austin identifiait comme condition Γ.2 pour qu’une énonciation soit heureuse : « il est vrai et non pas faux que je suis tenu à une action subséquente.49 » De même, Austin écrit :

il est d’habitude nécessaire que celui-là même qui parle, ou d’autres personnes, exécutent aussi certaines autres actions – actions "physiques" ou "mentales", ou même actes consistant à prononcer ultérieurement d’autres paroles.50

Selon cette logique, après avoir discuté il faudrait agir en conséquence de ses dires. Rappelons ici que, selon nous, le nationalisme n’est pas une doctrine, mais un type de discours ouvert – quoique potentiellement problématique. Nous avons mentionné que très certainement le nationalisme – dans son premier moment – contient un cadre interprétatif imposé qui fait dire : Il y a des nations. De là, le deuxième moment permet aux individus de construire des herméneutiques particulières aboutissant à des propositions. Le danger de

48 Cela fait écho à Popper qui disait : « Pour qu’un genre de croyance, ou un état d’esprit, puisse constituer

davantage qu’une simple croyance et soit en mesure de soutenir la prétention à constituer un élément de connaissance, nous exigeons que celui qui croit soit en possession de raisons suffisantes pour établir avec

certitude que cet élément de connaissance est vrai. », dans La connaissance objective, Paris, Flammarion,

coll. Champs, 1991, p. 138.

49 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 74. 50 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 43.

la déjà-nation réside dans un troisième moment qui empêcherait la problématisation du phénomène et donc le dynamisme du deuxième moment, entraînant de ce fait potentiellement des dérives téléologiques bêtes. Or, il faut se demander si le danger téléologique ne peut pas être directement présent dans la construction des herméneutiques, en ce que, suite à l’énonciation d’une proposition, l’énonciateur et d’autres individus seraient tenus à une action subséquente. Il va sans dire que les conséquences de l’énonciation sont toujours dépendantes de la position de l’énonciateur, de celui qui performe l’énonciation ; le politique étant le lieu privilégié de l’énonciation du nationalisme – et là où l’énonciation a potentiellement le plus de conséquences – comme nous allons le développer dans notre troisième condition.

Il est possible de dire que la nation comme énonciation performative tombe lorsqu’il provient du politique tel un jugement – ce qu’Austin appelle un verdictif. Peu importe l’état de la situation précédente, le jugement efface tout et constitue un nouvel état de fait ; il s’agit ensuite d’agir en conséquence. La France est une nation et puis c’est tout ; on ne discute pas cela. Nous avons mentionné plus haut qu’un jugement n’établit pas de vérité, mais crée un nouvel état de fait. Un individu est déclaré coupable et par cette déclaration il

est coupable. Il faut ensuite agir en conséquence : on y est tenu par le système judiciaire.

Mais quelle peut être la portée, dans le cas de l’énonciation de la nation, d’être tenu d’agir en fonction d’une certaine conception de cette nation énoncée ? Il va sans dire que l’énonciateur de la nation devrait faire preuve d’un peu de cohérence dans ses actions sans quoi son discours ne serait pas très sérieux. Mais, lorsque le politique utilise le discours sur la nation, il semble qu’en effet cela ait des répercussions dépassant de loin l’énonciateur – nous y reviendrons.

Dès maintenant, il nous faut ici encore établir une distinction : le nationalisme n’impose pas d’actions – au sens strict, c’est-à-dire sans compter les abus de langages dont nous discuterons –, mais ouvre effectivement la possibilité à de nouveaux types d’actions. On ne peut pas imaginer un nationaliste militer pour l’indépendance de sa nation, sans qu’il y ait préalablement l’idée de la nation qui ne se soit communiquée de par le nationalisme. Certainement, le nationalisme ouvre de nouvelles possibilités d’action sociale ; c’est là une

évidence. Toutefois, cela ne doit pas nécessairement être compris comme téléologie. Ce n’est pas parce que le nationaliste a la possibilité de voter pour le parti politique "national" – peu importe ce que cela veut dire –, qu’il va effectivement voter pour ce parti. On ne peut pas ici établir de passage logique du discours à l’action.

La question sous-jacente est évidemment que le nationaliste n’est pas que nationaliste. Il peut aussi être un travailleur, un marxiste ou un père de famille ; tout cela jouera dans sa détermination des actions à poser. Cela nous renvoie à la question de l’identité, sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre 5. Plusieurs auteurs – tel Michael Ignatieff51 – nieront qu’un nationaliste peut être autre chose qu’un nationaliste. Il serait ainsi impossible d’être un « nationaliste libéral », puisque le fait même d’être nationaliste anéantirait la possibilité même d’être libéral ; le substantif annulerait l’épithète. Le raisonnement ici est que lorsque l’on est nationaliste l’on doive être conséquent jusqu’au

bout ; c’est-à-dire que la logique nationale – peu importe ce que cela peut bien vouloir dire

– doit être poussée à son extrême. Une telle pensée est tellement loin de la réalité que l’on peut se questionner. Ce serait dire que tous les nationalistes sont des extrémistes prêts à prendre les armes contre ceux qui ont des noms étranges – d’étrangers. Nous aurons, dans notre deuxième partie, l’occasion de nous pencher sur ces problèmes d’identité et de connaissance. Cependant, il semble clair que le type de téléologie qui est ici allégué au nationaliste est simplement farfelu. La deuxième condition à l’énonciation de la nation est donc plutôt que le discours doit ouvrir la possibilité de nouveaux types d’actions. Le mot important ici est « possibilité » – et non nécessité.

Un autre aspect de la question des conséquences de l’énonciation porte sur la sur- utilisation du terme nation – et ses dérivés. En effet, tout est national. Or, de la banque nationale ou de l’Assemblée nationale à un discours sur la nation, il y a tout de même une différence. On ne peut pas dire que le fait d’aller déposer son argent à la banque dite nationale soit une action permise par le discours sur la nation – comme le fait de militer

51 « Le nationalisme nie la possibilité de cette appartenance multiple. Il insiste sur la primauté de

l’appartenance nationale sur toutes les autres allégeances. » Michael Ignatieff, L’honneur du guerrier. Guerre

ethnique et conscience moderne, Québec – Paris, Les Presses de l’Université Laval – Éditions La Découverte,

pour une sécession pourrait l’être. Évidemment que le terme national est ici d’une inutilité flagrante. La banque pourrait arborer n’importe quel autre nom que cela ne ferait pas de différence pour l’argent en question déposé à la banque. De même, si je vote pour élire un candidat pour l’ « Assemblée nationale » – soit le parlement – je ne pourrai pas dire que le discours sur la nation force mon inscription dans un système conditionné par le nationalisme. Ce ne sont là que des noms, qui n’ont pas plus d’importance que l’on veut bien leur donner. Au contraire, la possibilité d’action renvoie à l’ouverture d’une nouvelle pratique sociale. Liah Greenfield52, dans son livre Nationalism, Five Roads to Modernity, avance l’hypothèse intéressante que la démocratie serait le résultat du nationalisme – et non le contraire. Dans ce cas, nous pourrions dire que le nationalisme a ouvert la possibilité de nouvelles actions reliées à la pratique démocratique – ce n’est qu’une hypothèse à laquelle nous ne souscrivons pas par ailleurs. Toutefois, de manière plus limitée, nous pouvons en effet penser à plusieurs types d’actions permis par l’idée de nation qui ne sont pas en somme simple affaire de sémantique – comme déposer son argent à la banque nationale – parmi lesquels figurent entre autres : les indépendances nationales, les guerres nationales, et à certains degrés la recherche de culture nationale, la constitution de langue nationale, etc.