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Du politique comme condition de l’énonciation

La troisième condition de l’énonciation du nationalisme est que le discours sur la nation doit s’inscrire dans le politique. Le politique est comme nous l’avons déjà mentionné selon nous le lieu du nationalisme. Austin écrivait :

Disons, d’une manière générale, qu’il est toujours nécessaire que les circonstances dans lesquelles les mots sont prononcés soient d’une certaine façon (ou de plusieurs façons) appropriées […] C’est ainsi que pour baptiser un bateau, il est essentiel que je sois la personne désignée pour le faire ; que pour me marier (chrétiennement), il est essentiel que je ne sois pas déjà marié avec une femme vivante, saine d’esprit et non divorcée, etc.53

52 Liah Greenfield, Nationalism, Five Roads to Modernity, Cambridge – Londres. Harvard University Press,

1992, 581 p.

La circonstance appropriée à l’énonciation du nationalisme est le cadre du politique et idéalement de la démocratie, c’est-à-dire que le discours sur la nation doit s’inscrire dans des objectifs politiques. En effet, le discours sur la nation n’est pas suffisant à lui-même. Il ne suffit pas pour les politiciens – ou qui que ce soit – de proclamer la nation et puis de dire que tout est bien et que l’on continue comme on est habitué, que rien ne change. Un tel discours n’aurait aucune chance d’être reçu – et frôlerait le ridicule. Rappelons que le discours doit ouvrir la possibilité de nouveaux types d’actions. Parler de la nation n’est jamais une description, c’est s’engager et proposer quelque chose dans l’espace public : le discours sur la nation a cette propriété qu’il ne peut être que s’il y a une certaine téléologie

attachée – et non imposée – à l’idée de nation. On ne peut pas imaginer la proclamation de

la nation française sans son lot de changements profonds, pas plus qu’on ne peut imaginer le nationalisme historique norvégien sans la visée de l’indépendance de la Norvège et sa réforme linguistique. Les objectifs sont parfois absolument sans scrupule : le démembrement de la Yougoslavie a montré jusqu’à quel point un simple concept peut diviser sans aucun égard envers celui qui tout d’un coup est identifié à l’« autre », quand hier encore il pouvait être un voisin sympathique. Or, dans tous ces cas, le nationalisme est bien politique. Rappelons que le nationalisme n’est ni bien ni mal en soi, mais offre effectivement la possibilité du meilleur et du pire – du préférable et du détestable. Cela doit nous faire dire qu’évidemment les discours sur la nation servent des téléologies politiques et que ce sont ces téléologies qui sont potentiellement dangereuses – quoique le changement de procédure politique est potentiellement plus dangereux –, d’où l’impératif de la critique des propositions. C’est pourquoi il nous semble utile de rajouter l’idéal démocratique de l’espace public à cet impératif du politique. De ce fait, nous rejetons les utilisations plus douteuses ou farfelues du concept de nation telles que : la nation féministe, la nation gaie, la nation arienne, la nation noire, la nation sourde, la nation aveugle, etc. ; ainsi que l’utilisation excessive du terme de national : la banque nationale, le sport national, etc.

Rudolf Rocker, dans son livre Nationalisme et culture, écrivait assez justement que « la nation sans l’État est inconcevable ; elle est soudée à lui pour le meilleur et pour le pire et ne doit son existence qu’à sa présence. Par conséquent, la nature essentielle de la nation

nous échappera toujours si nous essayons de la séparer de l’État et de lui attribuer une vie propre qu’elle n’a jamais possédée.54 » Nous ne savons pas ce que peut être « la nature essentielle de la nation », mais il semble effectivement que le concept de nation doive être rattaché à l’État pour en comprendre son sens. Toutefois, s’il faut rattacher la nation à l’État, il ne faut surtout pas confondre les deux termes. Ce sont là deux concepts bien différents ; la confusion, surtout présente dans la langue anglaise, entre État et nation n’est pas selon nous un bon point de départ à l’étude du nationalisme. Il va sans dire que l’on parle sans cesse des États-nations, pour ensuite se rabattre sur les concepts supposément plus appropriés d’État multinational ou d’État plurinational. Tout cela est très bien, mais établit souvent une confusion qui devient auto-suffisante ; c’est parler vert schtroumpf et

schtroumpf vert. Soyons clairs : la nation ce n’est pas l’État et l’État ce n’est pas la nation,

mais la nation s’inscrit dans une certaine logique de l’État. La troisième condition à l’énonciation de la nation serait ainsi simplement : le discours doit s’inscrire dans le

politique et idéalement dans l’espace public démocratique. Ce rajout de l’idéalité de

l’espace public dans notre troisième condition doit évidemment se comprendre en lien avec notre compréhension discursive du nationalisme se traduisant dans notre jugement politique du nationalisme.

Rappelons maintenant nos trois conditions d’énonciations : 1/ le discours sur la

nation peut être si et seulement si l’on peut retrouver un ou plusieurs éléments conférant à ce discours une prétention de sérieux, garantie par le fait que certaines affirmations doivent être vraies ; 2/ le discours doit ouvrir la possibilité de nouveaux types d’actions ; 3/ le discours doit s’inscrire dans le politique et idéalement dans l’espace public démocratique. À partir de ces trois conditions, nous pouvons établir un jugement

épistémologique du nationalisme selon : 1/ la vérité, 2/ le contenu logique – s’assurer que les propositions ne sont pas vides – et 3/ son contexte. Le lecteur averti aura ici compris que nos trois conditions à l’énonciation doivent se comprendre dans un même objectif que nos trois questions critérielles politiques, en lien avec les conceptions de la vérité, que nous avions évoquées dans le premier chapitre : le but étant la possibilité de juger le

nationalisme politiquement et épistémologiquement. La première condition insiste sur la

correspondance – certaines affirmations doivent être vraies – ; lorsque la correspondance était envisagée, dans nos questions politiques, par son aspect démocratique. La deuxième condition se comprend utilitairement, c’est-à-dire que les discours doivent ouvrir un potentiel d’utilité ; l’utilité étant directement envisagée dans nos questions politiques – et non pas seulement dans son potentiel d’utilité. La troisième condition se réfère à la cohérence : le nationalisme est un phénomène politique et il doit donc s’énoncer dans le politique ; la cohérence était, rappelons-le, plutôt considérée par son aspect politiquement procédural, dans nos questions politiques.

La différence entre nos questions politiques et nos conditions à l’énonciation est que – bien que reprenant tous les deux les critères de la vérité correspondance, cohérence et utilité – le premier insiste sur une compréhension politique des critères, quand le deuxième reste dans une compréhension épistémologique. Les conditions épistémologiques du discours viennent logiquement avant la possibilité de poser les questions politiques à ces discours. De cela émergera le jugement d’un nationalisme – qui ne nous appartient pas. Par ailleurs, rappelons que le nationalisme tombe tel un verdictif ; le jugement politique du nationalisme – dans ses propositions – aboutira en définitive à dire oui ou non. Ce jugement ne sera jamais sans conséquence. Au contraire, le potentiel – destructeur – du nationalisme n’est plus à prouver.