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La tautologie d’une existence différentielle

Jean-Marie Benoist, dans le séminaire sur L’identité dirigé par Claude Lévi-Strauss, nous mettait poétiquement en garde contre le « risque ethnocentrique de la réinscription dans l’immuabilité tautologique d’une nature humaine identique à soi et composée d’universaux substantialistes89 ». Le problème de l’identité c’est en définitive de se trouver identique à soi-même et d’en être content. Puis, étant content de soi-même l’on peut alors discriminer contre cet autre dont l’existence serait une tare. Nous sommes alors effectivement dans une tautologie rassurante, dépeignant une certaine ambition d’homogénéité à soi. De cette ambition nous ne pouvons rien dire : elle est vide. C’est là ce que Paul Ricœur dénommait « l’identité idem », inscrit dans le Même, la mêmeté, la ressemblance et le non réfléchi. À cela Ricœur opposait l’alternative beaucoup plus appropriée de « l’identité ipse », inscrite dans le soi réfléchi, dans une médiation par le langage, l’action et les institutions90. L’avantage d’une telle médiation est alors de se définir ni indépendamment ni contre cet autre, éternelle altérité, mais bien seulement de manière située dans la société et dans la médiation. Nous mentionnons cette distinction conceptuelle en ce qu’elle répond à la distinction que nous ferons dans notre dernier chapitre entre les deux théories de la connaissance qui s’inscrivent elles-mêmes dans cette opposition que nous construisons entre l’aspect ontologique et l’aspect discursif.

Lévi-Strauss – parallèlement à Ricœur – s’attaqua, dans Anthropologie structurale

deux, aux illusions d’un chemin direct de soi à soi. Descartes, dans son Cogito, s’inscrivait

précisément dans une telle évidence du moi ; de soi-même il atteint l’universel, passant de l’évidence de sa personne à l’humanité. Or, Lévi-Strauss écrit : « Descartes croit passer directement de l'intériorité d'un homme à l'extériorité du monde, sans voir qu'entre ces deux extrêmes se placent des sociétés, des civilisations, c'est-à-dire des mondes d'hommes.91 »

89 Jean-Marie Benoist, dans Claude Lévi-Strauss (séminaire dirigé par), L’identité, Paris, Presses

Universitaires de France, 1983, p. 15.

90 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 11.

Précisément, la particularité du nationalisme est de ne se situer ni dans l’intériorité d’un homme ni dans l’extériorité du monde, mais bien seulement dans la société. La possibilité de la nation repose sur un ensemble discursif ; des individus, ayant des identités les plus diverses, entrent dans un système de communication sur la nation. L’identité joue certes un rôle important dans la constitution de ces discours – entre autres dans l’aspect différentiel. Toutefois, l’existence nationale ne peut pas reposer sur une identité nationale. C’est là une fiction, car il n’y a simplement pas d’identité nationale. Il y a effectivement certaines cultures particulières, mais cela n’est pas l’équivalent d’une identité nationale. L’Identité n’existe pas plus que l’Homme ; ce qui existe ce sont des individus avec des identités particulières. Ainsi, il n’y a pas non plus de critères identitaires dont l’on pourrait faire une liste pour chaque nation ; chaque individu ne peut pas remplir un questionnaire pour voir s’il colle à la liste officielle des critères identitaires de l’identité nationale.

Selon nous, le nationalisme doit être pensé à partir des nationalistes et dans une pratique discursive à l’intérieur de la chose publique – et non à partir d’un sentiment romantique flou ou d’une conception psychologisante de l’identité. Le nationalisme en définitive est inscrit dans une expérience discursive. La pensée identitaire ou le concept même d’identité, malgré les contributions intéressantes de Ricœur ou de Lévi-Strauss, ne nous semble pas offrir une telle ouverture vers un cadre discursif. Une pensée qui souligne l’inhérence du soi et de l’autre n’est en définitive pas appropriée – et plutôt vide.

Chapitre 6. Le nationalisme comme conscience. Le problème de la

subjectivité

Rudolf Rocker, un anarchiste allemand auteur de l’imposant Nationalisme et

culture, soulignait en lien avec les différents sens que le concept de nation a revêtus dans

l’histoire que ce concept, assurément limité à l’origine, se vit donner par la suite un contenu plus large et très certainement problématique : « on voulut y reconnaître un groupe humain développé à partir d’une communauté d’intérêts matériels et spirituels, une communauté de mœurs, de coutumes et traditions, et qui par conséquent représenterait une sorte de

"destinée commune" portant en elle les lois particulières à son propre développement.92 » C’est là évidemment, comme Rocker le souligne, une mystification de la réalité et de la complexité sociale ; il n’y a pas de telle communauté d’intérêt ni de destiné commune dans le nationalisme. Une telle conception ontologise la nation et fait écho aux théories contemporaines de la « conscience nationale ». D’aucuns diront que le concept de conscience nationale fait partie intégrante de la réalité du nationalisme comme sentiment subjectif d’appartenir à une nation accompagnée d’une certaine valorisation de ce sentiment. Or, la « conscience nationale » ne repose pas tant sur une position subjective d’individus que sur une objectivation d’une idée subjectiviste de l’existence. Nous nous retrouvons ici encore confrontés au problème épistémologique d’une conception subjectiviste – et psychologisante – qui veut s’établir dans une immédiateté. C’est là la

conscience de la nation avant le nationalisme. En d’autres termes, cela fait référence à

l’idée classique qui voulait que le monde existe par la perception ou par la position subjective de l’individu – position qui fut écartée par un certain réalisme voulant établir l’existence du monde avant l’individu, ce qui est désormais un axiome à toute position scientifique. Le thème de conscience s’inscrit de ce fait dans la lignée des thèmes de la reconnaissance et de l’identité, soit dans une théorie de la connaissance subjective – aussi désignée comme théorie de la connaissance du sens commun – que nous critiquerons ici.

La conception psychologisante de la nation, que l’on retrouve dans les théories de la reconnaissance et de l’identité, est au centre même des misères du nationalisme ontologique – quoique le nationalisme ontologique ne se limite pas à une conception psychologisante. Une telle conception s’appuie sur un subjectivisme qui selon nous ne mène nulle part, en ce que la connaissance est alors considérée dans une immédiateté invocable dans les discours sous forme de faits – rendant la tâche critique caduque. En effet, la théorie de la connaissance subjective se base, comme Popper nous le rappelle, sur la présence d’éléments d’information purs, non altérés93, soit ce que l’on appelle incorrectement les

faits. « Les faits, les faits, rien n’importe d’autre que les faits » nous disait bien l’inspecteur

Clouseau – soit Peter Sellers dans le film A Shot in the Dark de 1964. Oui, mais le

92 Rudolf Rocker, Nationalisme et culture, Paris, Éditions libertaires, 2008, p. 286. 93 Karl Popper, La connaissance objective, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1991, p. 121.

problème est qu’une telle conception se permettant d’invoquer la présence d’informations pures sur la nation, s’inscrivant ainsi dans un tabula rasa naïf – aussi désigné comme théorie de l’esprit sceau – n’est très certainement pas appropriée pour une étude du nationalisme.

Il nous faut maintenant, pour ce dernier chapitre, nous pencher sur un problème propre à la dimension pratique des discours sur la nation, à savoir ce problème de la factualité et de la connaissance subjective concernant la nation. Comme nous le disions en lien avec la théorie de la performativité d’Austin, un discours doit reposer sur un certain contenu de vérité, garantissant son sérieux. Un discours sur la nation ne peut pas prétendre dire absolument n’importe quoi – sur la nation martienne par exemple – et être reçu. Il faut tout de même une correspondance à la réalité, sans quoi un discours ne peut pas espérer grand chose. Malheureusement, l’impératif du réel est souvent traduit, de par un réalisme naïf, sous forme de discours sur la factualité – sur la factualité de la nation dans notre cas. La factualité intervient alors, il nous semble, comme succédané à la relation critique que l’on peut poser sur la réalité discursive du phénomène. C’est dire que, considérant le réel comme jamais immédiatement donné – contrairement à une théorie de tabula rasa –, toute réflexion sur le réel doit passer par la théorie. La théorie de la connaissance subjective, qui est au centre de plusieurs conceptions de la nation, nie un tel cadre interprétatif et veut plutôt inscrire la nation dans une existence a priori, les individus n’ayant alors qu’à

recevoir la nation ; et la nation serait – au sens fort du verbe être – de par cette réception ou

même avant la réception. C’est là une erreur qui se situe essentiellement sur un plan épistémologique, mais qui est lourde de conséquences.

Il ne faut surtout pas méprendre nos propos contre la factualité immédiate de la nation comme étant subjectiviste. Au contraire, notre objectif ici est de délimiter un cadre objectif d’étude du nationalisme, c’est-à-dire de situer épistémologiquement le nationalisme dans le réel. Cela implique, suite à la tradition épistémologique du réalisme, de simplement reconnaître le réel comme indépendant de l’individu ou de sa volonté. Ainsi, il existe une catégorie de discours objective du nationalisme qui fait partie, comme nous

l’avons déjà établi, d’une réalité discursive se situant du point de vue de la connaissance à l’intérieur du troisième monde de Karl Popper.

Nous allons ici commencer, dans un premier temps, par exposer les problèmes d’une conception subjectiviste de la nation, soit d’une nation qui s’imprimerait dans l’esprit. Cela nous permettra, dans un deuxième temps, d’établir une distinction entre deux façons d’envisager la nation, selon la distinction entre les théories de la connaissance subjective et objective – distinction qui recoupe par ailleurs notre opposition entre nationalisme ontologique et discursif. Dans un troisième temps, nous tenterons sans surprise d’établir l’importance d’une conception objective des discours sur la nation.