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Les misères du nationalisme ontologique : une épistémologie critique du nationalisme

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LES MISÈRES DU NATIONALISME ONTOLOGIQUE

Une épistémologie critique du nationalisme

Mémoire

ÅSBJØRN MELKEVIK

Maîtrise en science politique

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Le présent mémoire interroge le statut du concept de « nation » à l’intérieur de la pensée politique contemporaine. Ce concept de nation peut bien être compris comme un problème du fait que certaines nuances n’ont pas été établies là où c’était visiblement nécessaire à une compréhension théorique et à une expression politique saine du phénomène. Selon la perspective épistémologique que nous développerons ici, le nationalisme n’est en définitive rien d’autre qu’un type de discours qui porte sur la nation en la valorisant politiquement – peu importe ce que l’on entend par le terme de nation. Le sens du mot nation n’est selon nous aucunement déterminant pour une analyse épistémologique du nationalisme. Nous développons ici une réflexion épistémologique sur la possibilité et les conditions du phénomène nationaliste que nous catégoriserons comme un phénomène discursif.

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Abstract

Our essay proceeds from the idea that the concept of "nation" might indeed be a problem in contemporary political theory. In fact, certain nuances were not established where it is obviously necessary for a proper understanding and for a healthy political expression of the phenomenon. We address here some problems of nationalism by using an epistemological perspective. According to our epistemological perspective, nationalism is nothing else than a category of discourse concerning the nation, valuing it politically. The meaning of the word "nation" is, according to us, not at all significant for an epistemological analysis of nationalism. We develop here an epistemological theory concerning the possibility and the conditions of nationalist phenomenon which we categorize as discursive.

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pour mon père et ma mère évidemment

Un rationaliste est simplement quelqu’un à qui il importe plus d’apprendre que d’avoir raison ; quelqu’un qui est prêt à apprendre d’autrui, non pas en acceptant simplement l’opinion étrangère, mais en exposant volontiers ses idées à la critique des autres, et en critiquant volontiers les leurs.

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Directeur de recherche : Guy Laforest

Contributions financières reçues de :

Bourse d’étude supérieure du Canada Joseph-Armand Bombardier, Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), 2011-2012.

Bourse de maîtrise en recherche (B1), Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), 2012-2013.

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Table des matières

Résumé ________________________________________________________________ iii Abstract _________________________________________________________________ v Table des matières ________________________________________________________ xi Remarques introductives ___________________________________________________ 1

Distinctions conceptuelles ____________________________________________________________ 2 La méthode épistémologique __________________________________________________________ 3 Plan de l’argumentation ______________________________________________________________ 5

Partie 1. Vérités et discours _________________________________________________ 7

Introduction : Dire la nation ____________________________________________________ 7 Chapitre 1. Les trois mondes et le nationalisme. Le problème de la réalité ______________ 10

De la vérité _______________________________________________________________________ 12 De l’idéologie _____________________________________________________________________ 15 De la proposition __________________________________________________________________ 18

Chapitre 2. Les trois fondements du nationalisme. Le problème de Münchhausen ________ 23

De l’indémontrabilité _______________________________________________________________ 26 Du langage comme voie de sortie à la déjà-nation ________________________________________ 29 De l’impossibilité de fonder la nation sur ses conséquences _________________________________ 32

Chapitre 3. Les trois conditions de l’énonciation du nationalisme. Le problème de la

performativité _______________________________________________________________ 35

De dire la nation __________________________________________________________________ 36 D’être tenu à une action subséquente __________________________________________________ 39 Du politique comme condition de l’énonciation ___________________________________________ 42

Conclusion : Juger le nationalisme _____________________________________________ 45

Partie 2. Connaissance et existence __________________________________________ 47

Introduction : La fiction volontaire de la nation ___________________________________ 47 Chapitre 4. Le nationalisme comme réification. Le problème de la reconnaissance _______ 48

La connaissance et la perspective critique _______________________________________________ 50 La réification et la conception existentielle ______________________________________________ 54 L’angoisse existentielle et l’estime de soi _______________________________________________ 57

Chapitre 5. Le nationalisme comme identité. Le problème de la logique ________________ 58

Le paralogisme naturaliste ___________________________________________________________ 60 La généralisation excessive __________________________________________________________ 62 La tautologie d’une existence différentielle ______________________________________________ 64

Chapitre 6. Le nationalisme comme conscience. Le problème de la subjectivité __________ 65

L’objectivisme contre l’ontologie ______________________________________________________ 68 L’opposition des deux théories de la connaissance ________________________________________ 69 L’objectivité d’une perspective discursive du nationalisme __________________________________ 70

Conclusion : Les errements imaginaires du nationalisme ____________________________ 71

Remarques conclusives ____________________________________________________ 75 Bibliographie ____________________________________________________________ 79

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Remarques introductives

Max Weber maintenait que la science consiste à établir des distinctions conceptuelles. En ce sens, il nous semble que la philosophie politique fait preuve d’un certain zèle, ayant introduit toutes sortes de distinctions conceptuelles qui façonnent nos façons mêmes de comprendre la réalité, de manière à en devenir elles-mêmes une partie constitutive. Ces concepts sont désormais l’équivalent de la flamme dans le fond de la caverne permettant la projection d’images qui perpétuent et définissent notre monde. Nous ne pourrions simplement pas imaginer un monde sans ces concepts, si ce n’est un monde dont, comme dans le Petit Prince de Saint-Exupéry, nous pourrions faire le tour en quelques pas – un monde d’éternels couchers de soleil. En effet, selon Ludwig Wittgenstein, le monde trouve sa limite dans le langage. Cette limite du monde s’est alors certainement agrandie sous l’effet d’un vocabulaire traduisant une pensée conceptuelle de plus en plus développée. Le danger sous-jacent est qu’il est bien possible de devenir prisonnier de sa propre pensée et de nos distinctions conceptuelles qui nous enchaînent et ne nous laissent voir que de simples ombres sur un mur.

Il nous semble que le concept de « nation » puisse bien être un tel boulet à la pensée politique contemporaine. La nation est sans contredit un mot, une idée, qui a façonné notre réalité politique durablement. Malheureusement ce mot a aussi largement été traité sans souci d’établir des nuances là où c’était visiblement nécessaire à une compréhension théorique et à une expression politique saine du phénomène, menant à des situations plus que regrettables, voir carrément détestables. Toutefois, le nationalisme n’est ni bien ni mal

en soi. Selon nous, un des problèmes – des maux – du nationalisme a plutôt trait à une

certaine confusion conceptuelle et épistémologique ; les concepts de nation et de nationalisme, étant utilisés dans tous les sens, deviennent de ce fait extrêmement dangereux. La difficulté majeure de plusieurs discours sur la nation réside ainsi, comme nous l’argumenterons, dans le fait que le nationalisme est trop souvent enchaîné au concept de nation, et ce dans une perspective ontologisante. L’erreur la plus frappante que nous aurons l’occasion ici de dénoncer consiste à faire de la nation la substance du substantif de

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nationalisme – au contraire, la nation n’est pas, selon la perspective épistémologique que

nous voulons développer, une substance.

Distinctions conceptuelles

Nous allons traiter dans ce mémoire de la nation et du nationalisme dans une perspective essentiellement épistémologique. Cette approche peut sembler pour le moins étrange par rapport à un certain standard de la science politique en ce que l’épistémologie n’est pas une méthode courante même en philosophie politique. Nonobstant, il nous semble qu’une telle approche permet de traiter plusieurs questions selon un angle très certainement pertinent à la science. Notre originalité épistémologique reposera sur le fait que nous ne définirons pas, de manière classique selon des critères objectifs ou subjectifs, ces deux concepts de nation et de nationalisme. Nous adopterons plutôt une définition pour le moins minimaliste : la nation est un objet de discours et le nationalisme est un discours valorisant politiquement sur la nation.

Malgré nos réticences à définir nos concepts davantage, il nous faut souligner qu’on ne peut pas dire n’importe quoi sur le nationalisme et la nation. Il ne faut pas, comme dans le roman 1984 de George Orwell, faire dire aux mots leur exact contraire. Selon nous, la nation ce n’est pas l’ethnie et il n’est pas sûr non plus qu’il est sage d’utiliser le terme

nation comme synonyme d’État. Rajouter l’épithète « ethnique » après le mot nationalisme

est plus souvent inutile et contre-productif qu’autre chose, tandis que mélanger la nation avec l’État c’est l’inverse de ce que Weber définissait comme scientifique, soit faire des distinctions conceptuelles. Un autre avertissement : notre essai se veut une réflexion sur le nationalisme dans sa forme moderne. Nous n’avons aucune prétention quant aux origines historiques du phénomène ou sur ses conditions d’émergence. Il nous semble par ailleurs clair que le nationalisme n’est pas un phénomène naturel, intrinsèque à l’humain, mais est bien plutôt un construit social. Par conséquent, le nationalisme sera ici envisagé comme phénomène discursif.

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De la sorte, suivant notre perspective, le nationalisme n’est en définitive rien d’autre qu’un type de discours qui porte sur la nation en la valorisant politiquement – peu importe ce que l’on entend par le terme de nation. De manière semblable, l’antinationalisme est un discours sur la nation, qui ne valorise pas cette position politique – et il y a toujours la possibilité d’une neutralité ne rentrant pas dans la valorisation. Un nationalisme est un discours cohérent sur la nation et l’ensemble de ces discours n’est évidemment pas cohérent, mais constitue effectivement une catégorie de discours. Le sens du mot nation n’est, toujours selon nous, aucunement déterminant pour une analyse épistémologique du nationalisme. Nos propos ici peuvent sembler étranges, et ce d’autant plus que le mot nation est souvent pris comme point de départ ou comme une donnée déjà et immédiatement présente aux fins de l’analyse. Nous défendrons dans la première partie de notre essai qu’aucune factualité ne peut créer une nation, que ce soit seul ou en combinaison avec d’autres facteurs. La nation n’existe que par les discours sur la nation. C’est là une thèse sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir à plusieurs reprises.

La méthode épistémologique

Il est d’usage en sciences sociales, après une brève introduction de notre sujet, de commencer un essai en détaillant sa méthodologie. C’est là, dans le cadre d’une certaine conception de la science, un passage incontournable que nous allons par ailleurs nous permettre de contourner. La méthode est essentiellement un cadre, plus ou moins fixe, qui permet de réfléchir à une question en essayant d’éliminer les possibles sources d’erreurs ou de biais. Un tel cadre méthodologique trouve son origine dans l’épistémologie, soit dans une réflexion philosophique sur la possibilité et les conditions de la science. Nous préférerons ici l’épistémologie à la méthodologie – sans rejeter l’utilité de cette dernière – en ce que cela nous permettra une certaine liberté par rapport à notre question des misères du nationalisme ontologique.

Ainsi, notre essai se veut dans son entièreté un examen épistémologique du nationalisme. C’est-à-dire que nous voulons ici développer une réflexion philosophique sur la possibilité et les conditions du phénomène nationaliste que nous catégoriserons comme

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un phénomène discursif. Notre propos s’étend du politique de la nation au philosophique du nationalisme et, par conséquent, le moins que l’on puisse dire c’est que le champ est large.

Karl Popper écrivait sagement que « la science ne commence que s’il y a problème.1 » Il faut s’en réjouir pour la science, car il ne manque pas de problèmes dans le monde. Cependant, les scientifiques doivent être prudents et résister à la tentation de

résoudre des problèmes qui ne peuvent simplement pas être résolus ; au sens strict le

nationalisme en fait partie. Charles de Gaulle disait : « Des chercheurs qui cherchent, on en trouve. Des chercheurs qui trouvent, on en cherche. » Par là, il se trompait gravement sur la nature même de l’activité scientifique : tout le but est de chercher. Nous n’aurons donc ici aucune prétention d’avoir trouvé une vérité absolue sur le nationalisme, ou d’avoir dégagé une connaissance solide sur la nation. Notre visée dans cet essai se veut critique ; nous voulons développer une certaine réflexion sur ce problème de la nation. La nature précisément problématique du nationalisme doit nous inciter à relancer le sujet et à examiner les problèmes sous-jacents aux phénomènes nationaux très clairement déterminants dans plusieurs situations politiques – et ce en étant toujours bien conscient de la différence entre le politique de la nation et le philosophique de la réflexion sur le nationalisme. Répétons que notre objectif se veut essentiellement épistémologique, c’est-à-dire que nous voulons discuter de ce qui peut être dit et non spécialement c’est-à-dire quelque chose.

Nous adopterons ici une position critique envers certains discours sur la nation – c'est-à-dire autant envers le nationalisme qu’envers l’antinationalisme. Cette critique, bien que parfois très sévère, est selon nous la plus haute forme d’hommage que nous puissions faire à ce domaine de recherche qui fait couler beaucoup d’encre et est un moteur puissant d’action politique. Malgré cela, il n’en découle pas directement une prise de position politique sur les différents nationalismes dans le monde. Nous ne discuterons pas ici de cas particuliers, limitant notre réflexion du phénomène à un examen épistémologique.

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Plan de l’argumentation

Notre première partie, divisée en trois chapitres, insistera sur les problèmes de la réalité du nationalisme et sur la dimension discursive du phénomène. Nous nous livrerons à un exercice de réflexion sur les conditions de validation du discours sur la nation, tout en tentant d’appliquer l’intuition de Wittgenstein qui écrivait : « tout ce qui se laisse exprimer, se laisse clairement exprimer.2 » En effet, une discussion épistémologique peut sembler contre-intuitive ou même repoussante par sa complexité, mais ne doit surtout pas être évitée. Le premier chapitre traite plus précisément de la question de la vérité en lien avec l’œuvre de Karl Popper. Le deuxième chapitre aborde la question du fondement épistémologique des théories et des croyances en lien avec le sociologue français Raymond Boudon. Le troisième chapitre tente de circonscrire la dimension performative des discours sur la nation, et ce en se basant sur la théorie de J. L. Austin. Ces trois premiers chapitres aboutissent à une double possibilité de jugement limité du nationalisme : épistémologique et politique. Cela nous permettra, dans notre deuxième partie divisée elle-même en trois chapitres, d’aborder de manière critique sinon polémique une conception davantage subjectiviste du nationalisme. Notre quatrième chapitre se veut une critique de la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth. Le chapitre cinq examine certains problèmes logiques reliés aux théories de l’identité. Finalement, le chapitre six critique une conception du nationalisme lié à la théorie de la connaissance du sens commun et son réalisme naïf. Ces trois derniers chapitres s’inscrivent dans une critique d’une certaine conception de l’existence nationale, non discursive et davantage psychologisante.

Notre objectif ici est de critiquer, comme notre titre l’indique plus qu’explicitement, le nationalisme ontologique. Toutefois, le terme d’« ontologique » peut introduire une légère confusion sur l’objet de notre critique et donc il convient de nous expliquer brièvement. Nous attribuons à la conception ontologique trois aspects principaux que nous critiquerons : la substance, l’immédiateté et la réification. Ces différents aspects de notre critique répondent tous à une certaine conception cohérente de la nation et du nationalisme

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et donc nous avons trouvé utile de les réunir sous le terme de « nationalisme ontologique ». Or, nous n’utiliserons pas toujours ce terme au fil de notre critique.

Le premier aspect qui nous fait problème se trouve dans une interprétation substantielle de la nation. La nation est alors considérée comme substance, évacuant de ce fait la réflexion critique sur la réalité du nationalisme. Ce problème est central et occupera l’essentiel de notre partie 1. Le deuxième aspect que nous aurons l’occasion de critiquer – à travers l’expression de déjà-nation – est l’immédiateté, soit l’apriorisme de la nation sur le nationalisme. La pensée de la déjà-nation veut bien pouvoir dire sur la nation : voilà une évidence qui se tient de sa propre force, qui n’a pas besoin d’être problématisée, qui n’a pas besoin d’être proposée. C’est dire que certaines approches – primordialistes – se situant à l’intérieur d’une théorie de la connaissance subjective, comme nous le verrons dans le chapitre 6, font de la nation un phénomène naturel ou précédant le nationalisme, qui s’imprimerait dans l’individu selon un processus passif. Une telle approche sera critiquée. Le troisième aspect de notre critique a davantage trait à la réification d’une existence – nationale – qui ne peut passer que par la reconnaissance. Cela évacue la position qui fait reposer l’existence sur des actes de connaissance. Par conséquent, la réification fait en définitive tomber l’existence dans le problème de l’immédiateté, évacuant l’impératif de la critique, comme nous l’établirons dans notre chapitre 4.

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Partie 1. Vérités et discours

Introduction : Dire la nation

Comment peut-on juger le nationalisme3 ? Cette question nous renvoie immédiatement à un autre problème : à partir de quoi peut-on juger le nationalisme ? Ces questions sont assurément d’une certaine importance. Elles amènent tout critique du nationalisme finalement à se demander : « Qu’est-ce que le nationalisme ? » Mais ce serait là directement tomber dans le piège des mots. Ludwig Wittgenstein disait justement que l’une des principales causes de la confusion philosophique se trouve dans la propension d’« essayer, derrière le substantif, de trouver la substance4 ». De même, Karl Popper, se méfiant de ces questions sur le sens des mots, nous rappelait la fameuse histoire du docteur Livingstone :

Introduit par un interprète devant un roi africain, [Livingstone] lui demanda : “Comment allez-vous ?” Le roi africain répondit par un seul mot, et l’interprète se mit à parler, parler, parler, parler, pendant dix minutes, traduisant ce mot pour Livingstone sous forme d’un long récit des malheurs du roi. Livingstone demanda alors si le roi avait besoin du secours d’un médecin, sur quoi le roi se mit à parler, parler, parler, parler, parler. Et l’interprète de traduire cela par un seul mot : “Non”.5 Méfions-nous des mots. Le danger est évidemment la tentation de trouver la substance du nationalisme dans la nation – de traduire toute la complexité et la richesse du phénomène dans ce seul mot de nation. Ce serait là un nationalisme ontologique. Malgré des difficultés réelles, une critique du nationalisme est bien possible, et est essentielle selon nous, mais elle doit impérativement éviter les écueils d’un discours ontologique sur la prétendue réalité physique de la nation. À ce sujet, Eric Hobsbawm écrivait au début de son livre Nations et nationalisme depuis 1780 que « [l]e problème est qu’il n’y a aucun moyen

3 Ces propos ainsi que le premier chapitre qui suit furent publié dans une version légèrement différente :

Åsbjørn Melkevik, « Perspectives épistémologiques sur la réalité de la nation. Pourquoi ne juge-t-on pas le nationalisme comme un oiseau ? », Revue Phares, Université Laval, vol. 12, 2012, pp. 102-119.

4 Ludwig Wittgenstein, Le cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1965, p. 25. 5 Karl Popper, La connaissance objective, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1991, p. 460.

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d’expliquer à un observateur comment reconnaître a priori une nation parmi d’autres entités, comme nous pourrions lui donner le moyen de reconnaître un oiseau ou de distinguer une souris d’un lézard. Ce serait tellement simple si nous pouvions observer les nations comme nous observons les oiseaux !6 »

En effet, ce serait là plutôt simple. Mais cela ne serait pas satisfaisant. Nous aurions alors des nations gazouillant de manière incompréhensible pour les humains, ce qui serait pour le moins un objet de peu d’intérêt dans les délibérations politiques. La réelle question ici est donc : à quelle réalité la nation appartient-elle ? La nation – et par conséquent le nationalisme aussi selon notre définition discursive – n’appartient simplement pas à la même réalité qu’un oiseau. Nous distinguerons ici, suite à Popper, trois types de réalités : physique, psychologique et discursive. Ces trois réalités entraînent chacune différents types d’évaluations des phénomènes – pour envisager tout rapport par rapport au concept de vérité. Il nous semble évident que l’on n’évalue pas le nationalisme au même titre que l’on identifie les objets du monde physique. Nous allons développer, dans cette première partie, une possibilité de juger le nationalisme dans ses propositions à partir de trois visions de la vérité : l’utilité, la cohérence et la correspondance. Disons dès maintenant que ces trois critères de la vérité ouvriront la double possibilité de juger le nationalisme épistémologiquement et politiquement.

Au contraire d’Hobsbawm, selon nous la nation n’a d’autre substance que celle des discours qui la portent. Le nationalisme est un discours valorisant politiquement sur la nation et ce terme de nation n’existe que par des discours. Il n’y a évidemment pas de nations a priori. Le terme de nation est en fait de peu d’importance – ou n’a d’importance que par rapport au nationalisme. L’on peut facilement avoir la même attitude que Popper et répondre aux critiques, qui déjà s’indignent en lisant ces lignes remettant en cause l’existence de la nation : « Vous croyez que la nation c’est ça ? Très bien ! Discutons-en. » Et c’est par cette discussion que la nation prendrait sens. En somme, nous pouvons affirmer, paraphrasant le titre du livre classique de J. L. Austin, que « dire la nation, c’est

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faire la nation. » Austin nous disait bien concernant l’acte performatif qu’ « énoncer [une] phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire.7 »

L’erreur fondamentale d’auteurs tels Hobsbawm fut ainsi de croire dans une substance derrière le substantif du nationalisme8. L’entreprise de définir un concept – qui semble être un prérequis de la science pour beaucoup – commet trop souvent cette erreur9 épistémologique de dégager une substance du substantif. Hobsbawm, légèrement plus prudent que certains, décrivait l’approche de son livre Nations et nationalisme depuis 1780 comme suit : « quand on aborde la “question nationale”, il est plus fructueux de commencer par la conception de “la nation” (c’est-à-dire par le “nationalisme”) que par la réalité que recouvre cette notion, car la “nation” telle qu’elle est conçue par le nationalisme peut être reconnue à titre prospectif, alors que la “nation” réelle ne peut être reconnue qu’a posteriori.10 » Détour inutile puisqu’il n’y a pas de nations réelles, ni de nations irréelles par

ailleurs. C’est là essayer, derrière le substantif, de trouver la substance. Soyons clairs, car c’est là le fondement de notre analyse : il n’y a pas de telle substance. Évidemment, les nationalistes se trompent lorsqu’ils attribuent des caractéristiques ou des intentions à leur nation, mais malheureusement les antinationalistes font la même erreur, en errant trop souvent sur la nation ou la substance nationale. Notre perspective épistémologique sur le nationalisme vise à éclairer sensiblement la condition discursive du nationalisme : plutôt que de dire ce qu’est la nation ou ce que veut le nationalisme – et se tromper forcément –, il nous faut réfléchir sur ce que l’on peut effectivement dire du sujet.

7 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 41.

8 Wittgenstein écrivait : « Si l’on nous demande alors quel sorte de lien rattache le substantif à la chose qu’il

désigne, nous serons tentés de répondre qu’il s’agit d’une relation psychologique, pensant sans doute plus particulièrement aux mécanismes de l’association. » dans Le cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1965, p. 28.

9 Cela ne veut évidemment pas dire que l’entreprise de définitions opérationnelles est inutile ou erronée, mais

plutôt qu’une définition opérationnelle demeure sur le plan des substantifs.

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Chapitre 1. Les trois mondes et le nationalisme. Le problème de la

réalité

Hugh Seton-Watson observait qu’il était forcé de conclure « qu’on ne peut concevoir de “définition scientifique” de la nation : reste que le phénomène a existé et existe.11 » Définir un phénomène est toujours dangereux ; c’est s’exposer à être défié par la réalité que l’on qualifie. Mais encore, si le phénomène a existé et existe, il nous faut savoir de quelle réalité ce phénomène découle-t-il. Les nations ont toujours assurément un caractère paradoxal. On en parle comme si la nation pensait et agissait, d’où les abus de langage tels que : la nation part en guerre ou la nation se veut indépendante. Malgré cela, la réalité de la nation nous échappe continuellement. La question sous-jacente consiste simplement à se demander : à quelle réalité le nationalisme renvoie ou peut renvoyer ? Ce problème de la réalité a une importance certaine, puisque conditionnant la possibilité même d’une critique. Du type de réalité auquel sera rattaché le nationalisme dépendra la possibilité plus ou moins grande du champ d’une critique. Nous pouvons, suite aux travaux de Popper et en modifiant légèrement sa terminologie, distinguer trois mondes – trois types de réalité : le monde physique, le monde imaginaire et le monde discursif – ce dernier monde étant par ailleurs plus large que la simple discussion comprenant la connaissance objective humaine, soit la théorie, comme nous en discuterons dans le chapitre 6. Popper utilisait plutôt les termes de monde des objets, de Moi et de monde des propositions, mais il nous semble que le terme « objet » ne doit pas être limité à la seule réalité physique, en ce que les discours et les idéologies sont bien des objets sur lesquels peuvent porter la science. De plus, de par l’expression de « Moi », Popper faisait référence à un monde des expériences, permettant que le contenu des propositions puisse être saisi par une expérience psychologique. Il nous semble, suite à Benedict Anderson12, que le terme d’« imaginaire » rend mieux compte pour notre propos sur le nationalisme de ce rapport psychologique au monde. Il y a ainsi, pour nous, ce que l’on pourrait appeler le monde physique – soit une réalité directement accessible par les sens, telle l’observation d’oiseaux. Il y a ensuite ce

11 Hugh Seton-Watson, Nations and States. An Inquiry into the Origins of Nations and the Politics of

Nationalism, Boulder, Westview Press, 1977, p. 5.

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que nous nommerons le monde imaginaire qui est lié au phénomène de la croyance, selon une dimension psychologisante. Il y a finalement le monde discursif qui est constitué essentiellement de propositions étant susceptibles d’être vraies ou fausses. Popper s’intéressait principalement à la relation entre le monde des objets – le monde 1 – et le monde des propositions – le monde 3 –, cette relation passant par le Moi – le monde 213.

Il semble clair, de prime abord, que le scientifique ne pourra établir un jugement de la même façon pour ces trois types de réalité. La première réalité – physique – pourra sans trop de difficultés se soumettre à une validation renvoyant à une conception de la vérité

correspondance, devant rester négative. Il suffira de voir si une affirmation peut trouver sa

validation dans l’observation répétée jusqu’à preuve du contraire – nous référons ici au falsificationnisme de Popper. La deuxième réalité – imaginaire – est de toute évidence plus problématique. On entre ici dans ce qui constitue l’homme : la psyché et une certaine relation imaginée à soi et au monde. Tout jugement devient alors suspect. L’objectivité se heurte vite à la subjectivité et à la tentation du relativisme : ce n’est après tout que de l’imagination. Il faudra alors introduire la notion, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir, d’idéologie entraînant possiblement les jugements : d’illusion, de fabrication, de névrose, de mythe, etc. Le nationalisme n’échappera encore pas à ces remarques, la plupart du temps déplacées, quoique pas entièrement. La troisième réalité – discursive – est celle qui nous semble la plus intéressante scientifiquement, permettant l’ouverture de nouveaux problèmes, et à laquelle il est le plus avantageux de rattacher le nationalisme d’un point de vue politique et scientifique. Nous verrons pourquoi.

Il nous faut ici dire que ces trois mondes que nous avons identifiés sont tous pertinents dans une étude du nationalisme. Si nous considérons, dans une perspective politique et épistémologique, qu’il est préférable d’insister sur l’aspect discursif, cela ne nous dispense pas de réfléchir sur les sources de ce discours. Les discours idéologiques sont évidemment liés à une dimension davantage psychologisante pour ceux qui portent ces

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discours et reposent tout de même sur une série d’éléments davantage factuels, garantissant une certaine prétention de sérieux.

De la vérité

Dans l’optique d’une recherche de ce que peut signifier le concept de vérité pour le nationalisme – qui nous servira dans notre jugement du phénomène –, il semble approprié de commencer cette recherche non pas dans « le ciel embrumé de l’imagination philosophique14 » que Marx décriait justement, mais bien dans l’application la plus courante d’une telle recherche de vérité, qui est aussi l’une des pratiques les plus essentielles à nos sociétés modernes : c’est-à-dire l’appareil judiciaire. Le processus judiciaire de la recherche de la vérité, qui est nécessaire pour pouvoir aboutir à un jugement pouvant généralement être considéré comme juste, est particulièrement éclairant par rapport à ce concept de vérité qui semble si essentiel à la prétention des sciences modernes. À ce sujet, Karl Popper écrit :

Un juge qui enjoint à un témoin de dire toute la vérité et rien que la vérité ne lui enjoint pas de dire ce qu’il croit utile pour lui-même ou pour qui que ce soit. Le juge enjoint au témoin de dire toute la vérité et rien que la vérité, mais il ne lui dit pas : “Tout ce que nous attendons de vous, c’est que vous ne tombiez pas dans des contradictions”, ce qu’il lui dirait s’il était partisan de la théorie de la cohérence. Mais ce n’est pas cela qu’il exige du témoin. Autrement dit, le sens ordinaire du mot “vérité”, tel qu’on l’emploie dans les tribunaux, c’est, à n’en pas douter, celui de correspondance.15

Cet exemple met en lumière trois visions classiques de la vérité : l’utilité, la cohérence et la correspondance. Disons dès maintenant que c’est à partir de ces trois critères que nous pourrons réellement établir un jugement sur le nationalisme. Or, il relève maintenant plutôt du sens commun que l’utilité n’est pas semblable à la vérité – et ne peut en aucun cas être considéré ne serait-ce que comme un critère de la vérité. Un criminel ayant volé une banque pourra tenter de dire que c’est son voisin qui a commis l’acte

14 Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, Paris, Union générale d’éditions, coll. 10/18, 1962, p. 52. 15 Karl Popper, La connaissance objective, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1991, p. 464.

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répréhensible – en cachant le butin dans sa cour. Cela lui sera peut-être utile s’il veut éviter une incrimination, mais cela ne sera pas vrai. Inutile d’insister davantage, mais nous verrons que la question de l’utilité reste pertinente. De manière plus importante, la cohérence d’un discours semble être un critère de la vérité. Si, dans son témoignage, un témoin est incohérent, il sera alors loisible à un avocat, par son contre-interrogatoire, de mettre en doute la vérité du propos. De deux choses l’une, soit une proposition donnée est vraie, soit elle ne l’est pas. Les alternatives ne peuvent pas exister dans le même discours en toute cohérence, c’est-à-dire ne peuvent pas coexister en vérité – ce point sera important dans l’analyse d’une rhétorique sur le nationalisme. Ainsi la cohérence est une condition nécessaire à la vérité, mais elle n’est pas suffisante. L’énoncé « Je n’ai pas volé » est cohérent étant dépourvue de contradiction interne, mais il n’est pas nécessairement vrai. Cela permet de constater l’importance primordiale d’une théorie de la vérité correspondance, suite à Popper, soit la vérité comme une correspondance entre l’énoncé et

le fait de l’énoncé16 – exprimé par la formule célèbre de Tarski17 : « “P” est vrai » si et seulement si p (où p est la proposition exprimée par l'énoncé « P »), soit une nation existe si et seulement si elle existe en fait. Dans cette théorie, telle qu’interprétée par Popper à la lumière de son falsificationnisme, la vérité se définit par une réalité extérieure au discours. Or, nous verrons dans le cas du nationalisme qu’il ne peut simplement pas y avoir de réalités extérieures qui puissent être déterminantes par rapport au discours sur la nation. Au contraire, nous dirons que la nation existe si et seulement si la nation existe dans le

nationalisme, et ce par les propositions discursives. Comme nous le défendrons suite à J. L.

Austin, la nation doit se comprendre comme un acte performatif.

Un jugement – au sens largement scientifique que nous développons ici – est toujours une appréciation du processus de la recherche de la vérité – et n’est donc pas en soi expression de la vérité, ni même une réflexion ou une « image de la réalité » pour utiliser le langage de Wittgenstein ou de Marx. Le verdict de culpabilité établit la culpabilité non pas en vérité, mais en créant un état de fait nouveau – qui peut bien ne pas

16 Il ne faut pas mélanger la distinction entre l’énoncé et le fait de l’énoncé avec la distinction entre le

substantif et la substance.

17 Alfred Tarski, Logic, semantics, metamathematics: Papers from 1923 to 1938, Oxford, Clarendon Press,

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correspondre à l’état de fait initial, supposé inconnu, qui précède le jugement et que le procès tente de mettre en lumière. La vérité réside dans la recherche par rapport aux faits,

non dans l’appréciation des faits révélés dans la recherche. Popper écrit, à ce sujet, que

« [l]e concept de vérité joue donc principalement le rôle d’une idée régulatrice.18 » Il est possible au témoin de prêter serment, de jurer de dire la vérité, mais il ne lui est jamais possible, selon Wittgenstein, d’affirmer qu’il dit effectivement la vérité. Une proposition ne peut pas être en soi vraie ; de même, une proposition ne peut pas affirmer sa propre vérité19. Une proposition pour pouvoir faire l’objet d’une vérité quelconque doit, selon une telle pensée, avoir un objet externe à elle-même. Cet objet externe au nationalisme est habituellement identifié comme étant la nation – alors considéré comme substance. Mais la nation n’existe, et c’est là notre thèse, que par le discours du nationalisme. Il n’y a pas de nation externe à la notion de nationalisme. Le nationalisme ne peut donc pas être en soi une

vérité et force est donc de conclure que le nationalisme ne peut pas simplement être faux.

La vérité interviendra par rapport aux propositions sur la nation – un nationalisme pouvant comprendre plusieurs propositions, dont certaines seront vraies et d’autres fausses. L’objet externe – analysable scientifiquement – sera donc les propositions des discours nationalistes. Ce dernier point est crucial.

On arrive ici à la conclusion que la vérité est toujours conditionnelle à une relation avec son objet – soit sa correspondance – et avec elle-même – soit sa cohérence. Cette correspondance peut avoir une certaine signification dans le domaine des sciences naturelles, mais rencontre très vite ses limites dans les sciences sociales, pour la simple et bonne raison que la réalité sociale – s’intéressant davantage aux mondes imaginaire et discursif – n’est pas contenue dans les limites de la matérialité directement observable. Dans le cas du nationalisme, il n’y a pas d’objet physique extérieur au discours même. Il n’y a pas de critères objectifs qui s’imposeraient à tout être humain et qui feraient chacun s’écrier : « Ah ! voilà une nation » quand il en verrait une. Nous n’observons pas des oiseaux. Ainsi, pour trouver les « vraies nations » ou les « nations réelles », on est tenté de se référer au schéma d’interprétation de la vérité de Tarski : « “P” est vrai » si et seulement

18 Karl Popper, La connaissance objective, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1991, p. 465. 19 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition. 4.442.

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si p (où p est la proposition exprimée par l'énoncé P), soit une nation existe si et seulement si elle existe en fait. Mais la nation n’est pas un fait observable, la dimension factuelle de l’existence résidant exclusivement dans la croyance d’individus et dans un discours, qui se traduiront par des propositions. L’erreur est toujours de chercher la substance, soit la nation, derrière le substantif, soit le nationalisme – au contraire, la nation n’est elle-même qu’un substantif.

De l’idéologie

Nous ne pouvons pas imaginer, objectivement, que la présence d’une langue, d’une histoire, d’une société et d’institutions soient des conditions suffisantes, ni même nécessaires pour l’existence d’une nation. Ce sont là des circonstances de la nation, pour utiliser le terme d’Austin, conditions du sérieux du discours sur la nation comme nous le verrons par la suite. Il serait tout à fait loisible de pointer les nations qui n’ont pas un ou plusieurs de ces facteurs et qui n’en sont pas moins des nations aux yeux des individus qui portent le discours sur la nation. Il n’y a aucune supposée factualité – société distincte, langue différente, institution rassembleuse ou bagage historique commun – qui puisse créer une nation, que ce soit seule ou en combinaison avec d’autres facteurs. La nation est une

idée qui existe parce qu’elle est pensée et discutée : « je suis pensé donc je suis » et « je

suis discutée donc je suis ». Les nations existent simplement parce qu’un nombre considérable de gens le croient et agissent en conséquence de cette croyance dans un système de communication sociale.

Le nationalisme en soi est plutôt une idéologie, d’où l’importance d’une réflexion sur la vérité. En effet, de manière classique l’idéologie a été définie comme une idée fausse. En ce sens, l’idéologie se rapprochait de l’erreur et de l’ignorance que Descartes et Spinoza identifiaient à « un défaut », à une privation de la connaissance – cela nous semble incorrect. Le nationalisme ne peut pas être démontré faux par une quelconque correspondance à la réalité et il ne peut pas non plus être interprété comme privation de vérité en soi. Désormais, il semble que l’idéologie peut, sans trop de difficultés, être raisonnablement considérée comme un point de vue éclairant, ni entièrement vrai ni

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entièrement faux – et ce grâce aux propositions. En effet, l’idéologie mettra de l’avant des propositions et ces propositions seront susceptibles de se prêter à l’examen de la vérité. L’idéologie en soi par contre, dans sa visée plus globale, établira des liens et des conclusions qui ne pourront simplement pas être interprétés de manière satisfaisante selon la vérité.

Manifestement, le marxisme fut scientifiquement profitable, permettant l’ouverture de nouveaux champs de réflexion ou une nouvelle perspective sociale. La vérité n’intervient ici dans l’évaluation des idéologies qu’indirectement, mais son intervention est absolument essentielle. C’est la garantie que l’idéologie pourra avoir une certaine prétention de sérieux. Selon Raymond Boudon, l’idéologie doit se définir selon un critère de vérité comme une « doctrine reposant sur une argumentation scientifique et dotée d’une crédibilité excessive ou non fondée20 ». Dans le cas du nationalisme, cela nous semble correct au fait près que nous remplacerions le mot doctrine par discours – et que l’argumentation n’est pas toujours ou seulement scientifique, mais bien davantage politique. L’idéologie ainsi définie est régulée par une conception de la vérité tirée d’une conception de la science – la vérité étant elle-même une idée régulatrice telle que nous l’avons exposée grâce à la pensée de Popper. Nous avons donc ici l’idéologie nationaliste qui est régulée par l’idée régulatrice de la vérité. Mais alors l’idéologie nationaliste n’est-elle pas une « forme inférieure » de vérité – étant seulement régulée indirectement par ce qui régule directement la vérité ? Non, évidemment !

Le nationalisme entre dans la catégorie des idéologies politiques qui, selon les mots de Raymond Aron dans l’Opium des intellectuels, « expriment une perspective sur le monde et une volonté tournée vers l’avenir. Elles ne tombent pas directement sous l’alternative du vrai et du faux […] La philosophie dernière et la hiérarchie des préférences appellent le dialogue plutôt que la preuve ou la réfutation.21 » Aron reprend ici magnifiquement la distinction aristotélicienne de l’Éthique à Nicomaque : l’idéologie ne

20 Raymond Boudon, L’idéologie. Ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard, coll. Ponts, 1986, p. 52. 21 Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris, Gallimard, 1968, p. 246.

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doit pas être réfutée, il faut en discuter22. Cette dernière idée est extrêmement importante. La possibilité même de l’intelligence, ou de la vérité, est conditionnée par le fait de la critique selon Socrate et Popper – et nous tenons cet impératif de la critique comme essentiel. Or, l’idéologie qui tombe indirectement sous le critère de la vérité, selon Boudon et Aron, est aussi rattachée sans conteste à cet impératif de la critique. La différence étant que la réfutation n’a simplement pas lieu. Tenter de réfuter le nationalisme en soi c’est selon nous s’illusionner ; c’est combattre des moulins à vent. La réfutation n’interviendra que par rapport à des propositions du nationalisme.

À ce titre, beaucoup se sont illusionnés et continuent de s’illusionner. En effet, le nationalisme, en tant qu’idéologie, peut être compris par certains comme doctrine ; ce mot renvoyant à un ensemble théorique enseigné comme vrai – d’où l’idée qu’il faut combattre le nationalisme doctrinal. La prétention de possession de la vérité est une impossibilité épistémologique. On cherche et poursuit la vérité, mais on ne la possède jamais. Le nationalisme ne peut simplement pas posséder de vérité – au mieux, il y aura certaines propositions du nationalisme qui seront vraies. Mais l’idéologie nationaliste est-elle vraiment une doctrine ? Rappelons les mots d’Eric Hobsbawm qui écrivait : « Enfin, je ne peux m’abstenir d’ajouter qu’aucun nationaliste politique engagé ne peut être un historien sérieux des nations et du nationalisme […].23 » Bien ! Ainsi, un nationaliste ne pourrait pas écrire sur le nationalisme, car il serait tenu de prendre le phénomène nationaliste comme

déjà-vrai. Or, Hobsbawm très clairement marxiste ne s’est pas pour autant privé d’écrire,

de manière absolument remarquable démontrant une grande érudition, sur l’histoire du prolétariat. Évidemment que le fait d’être nationaliste impose un certain cadre interprétatif, mais ce cadre n’a pas de prétention théorique globale, contrairement au marxisme par exemple. Quel est alors ce cadre interprétatif du nationalisme en général ? C’est simplement de dire contre toute attente matérielle ou toute correspondance au concept de vérité : Il y a des nations ; There are nations ; Es gibt Nationen. Et puis après, c’est le nationaliste, l’individu, qui fait des propositions – ce sont ces propositions qui seront l’objet de la réfutation.

22 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 4. Cf. Raymond Boudon, L’idéologie, Paris, Fayard, 1986, p. 32. 23 Eric J. Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, Folio histoire, 1992, p. 32.

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De la proposition

De quelle manière alors une idéologie nationaliste est-elle soumise à un examen de vérité ? La réponse est simple : de par ses propositions. Il y a trop souvent une certaine propension néfaste à ne pas établir de distinctions là où c’est visiblement nécessaire : entre un discours et une proposition ; entre la proposition et le fait de la proposition ; entre l’idéologie et les idéologues ; entre une institution et ses représentants, etc. L’erreur est toujours de croire qu’en réfutant – si c’est possible – le deuxième élément de chaque couple l’on réfute automatiquement le premier élément. Réfuter les prédictions de Marx sur l’effondrement du capitalisme ce n’est évidemment pas réfuter le marxisme. De même, un nationaliste prônant l’indépendance d’une « nation » à l’intérieur d’un pays fait une proposition – rien de plus. C’est là une proposition qu’il tire d’une certaine idéologie nationaliste – sans quoi il n’y aurait pas de nation – et d’un raisonnement, pouvant être entraîné par à peu près n’importe quoi. Si par exemple, dans l’argumentaire idéologique, le nationaliste insiste qu’une indépendance serait profitable économiquement et qu’il se trompe, cela ne doit toujours pas nous faire dire que son nationalisme a été réfuté. Disons par ailleurs que des projections sérieuses, économiques dans notre exemple, ne sont pas des faits, malgré ce que les idéologues diront24. La correspondance n’a donc simplement pas lieu. Réfuter l’un ce n’est jamais réfuter l’autre. D’où, peut-être, la tentation du scientifique de résoudre une fois pour tout le problème. L’aspect continuellement à recommencer d’une critique des propositions peut sembler exaspérant – rappelant le mythe de Sisyphe. C’est, pour reprendre une expression de Popper, une quête inachevée et inachevable. Mais par ailleurs la possibilité de critique n’en est qu’augmentée.

Le nationalisme en général est l’ensemble des discours positifs sur la nation. En tant que discours, il y a donc la possibilité pour le sujet intéressé de critiquer le nationalisme ou un nationalisme selon les trois niveaux critériels que nous avons identifiés en lien avec la

24 « Toutes les tentatives de démonstration économique du bien-fondé de l’un ou de l’autre nationalisme

doivent donc présupposer implicitement ce qu’elles prétendent démontrer. » Jean-Pierre Derriennic,

Nationalisme et Démocratie. Réflexion sur les illusions des indépendantistes québécois, Montréal, Boréal,

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recherche de vérité : la correspondance, l’utilité et la cohérence. La critique est entièrement ouverte. Et pour cela même, les accusations envers le phénomène général de nationalisme de renfermement, de xénophobie, de misogynie, de racisme, etc., ne sont que des manifestations soit d’une incompréhension quasi totale envers le phénomène discursif – de la part du nationaliste ou du critique –, soit simplement une abdication de cette tâche de critique du nationalisme. Disons par ailleurs que ces accusations peuvent être utilisées contre des propositions. Il faut critiquer les propositions aberrantes, mais ne pas s’arrêter là et continuer l’examen du discours en profondeur. Ainsi, notre insistance sur l’avantage de comprendre le nationalisme comme discours trouve précisément sa source dans cette possibilité de critique des propositions. En somme, le nationalisme est un objet d’étude éminemment scientifique du fait même que les propositions sont critiquables et réfutables.

Les trois niveaux critériels – interprété non plus selon la vérité, mais selon une perspective politique – ouvrent la possibilité à essentiellement trois types de critiques, pouvant véritablement mener à un jugement politique du nationalisme. Mentionnons que nous commençons ici par le jugement politique du nationalisme pour finir, avec notre troisième chapitre, sur le jugement épistémologique du nationalisme bien que le jugement épistémologique a une préséance sur le jugement politique.

Premièrement, l’utilité renvoie à un raisonnement téléologique. Il faut se demander « cette proposition est-elle utile ? », c’est-à-dire : « cette proposition répond-elle à tel but, ou telle fin que je me fixe ? » Ce type de raisonnement est absolument essentiel – et la critique de l’utilitarisme, qui semble être l’un des passe-temps essentiels des philosophes, est simplement non avenue dans une perspective politique de critique du nationalisme. Nous pouvons critiquer philosophiquement la valeur de l’utilitarisme, mais politiquement il faut comprendre que la pensée utilitaire est un des fondements de la rationalité des citoyens. Dans le cas du nationalisme, le raisonnement intervient évidemment dans toute projection dans le futur. On se demande par rapport à une fin que l’on se donne : « qu’arriverait-il si … ? » Ce type de raisonnement peut être dangereux, mais ne doit surtout pas être rejeté politiquement. En effet, la valeur du raisonnement téléologique se trouve précisément dans la capacité des humains de se fixer des buts et de tenter d’agir en

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conséquence. Le telos est en politique absolument essentiel ; en faire fi serait une grave erreur – nous nous retrouverions sinon avec un politique purement procédural ne pouvant formuler aucun but, aucune fin pour la société.

Deuxièmement, la cohérence renvoie à un raisonnement procédural. Évidemment, tout ne peut pas se faire n’importe comment. Il y a des procédures et dans toute évaluation de propositions il faut par conséquent se demander comment harmoniser la proposition avec ce qui est déjà. La dimension procédurale est d’autant plus importante que le politique repose très largement sur des institutions que l’on ne peut pas simplement écarter d’un revers de la main. Karl Popper écrivait : « Il est faux […] de mettre l’accent […] sur la question : “Qui doit gouverner ? Le peuple (la plèbe) ou les quelques meilleurs ? Les (bons) travailleurs ou les (mauvais) capitalistes ? La majorité ou la minorité ? La gauche, la droite, ou le parti du centre ?” Toutes ces questions sont mal posées. Car il importe peu de savoir qui gouverne, tant que l’on peut se défaire du gouvernement sans effusion de sang.25 » Le problème principal de la démocratie serait donc : « comment doit-on gouverner », soit un raisonnement procédural. La dimension procédurale rend aussi bien compte de la démocratie, que du parlementarisme, du présidentialisme, du fédéralisme, etc. Ce sont toutes là des procédures du politique ; le nationalisme ici ne fait pas exception. Le nationalisme a une portée double ; évidemment il y a une ambition téléologique, mais il y a aussi d’autre part une ambition procédurale – ce n’est pas tant ce que le politique pourrait faire de plus que ce que le politique pourrait faire différemment. Cette dimension procédurale semble être, dans plusieurs cas, la plus importante : « maître chez nous » n’est pas tant un slogan pour un projet positif, pour une téléologie, que l’ambition de contrôler la procédure politique pour les nationalistes québécois. La question qu’il faut se poser est alors : « comment le projet nationaliste entre-t-il en conflit ou s’harmonise-t-il avec le politique, avec les procédures existantes ? » De cette question il faudra juger possiblement la dangerosité de conflits – sujet complexe que nous ne faisons qu’évoquer ici.

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Troisièmement, la correspondance renvoie à un raisonnement démocratique. Nous avons déjà insisté sur le fait que la signification d’une correspondance pour le terme « nation » n’est pas à chercher dans une quelconque matérialité. La correspondance se trouve plutôt dans un assentiment démocratique de certaines propositions du nationalisme. Rappelons nous les mots d’Ernest Renan qui disait que « [l]’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours26 ». La correspondance passe par le lieu du politique. En effet, en tant que phénomène discursif, le nationalisme se situe précisément dans le politique. Il s’en suit que le phénomène doit trouver une correspondance politique, s’incarnant dans la démocratie. Pour être porté devant le politique, il doit évidemment d’abord y avoir correspondance entre la proposition et le fait de la proposition – pour s’assurer qu’on ne raconte pas n’importe quoi comme nous le verrons dans notre chapitre 3. Puis cette proposition doit, dans le respect des procédures, être portée devant la population. Chacun est alors renvoyé au premier raisonnement téléologique, et se demande : « est-ce cela que je veux ? » Évidemment, les réponses seront diverses. Mais cette diversité se ramènera finalement à dire oui ou non.

Nous avons utilisé l’expression de jugement politique du nationalisme pour nos trois types de raisonnement. Or, il convient ici de rappeler ce que nous avons déjà dit sur la valeur d’un jugement. Un jugement est toujours une appréciation du processus de la

recherche de la vérité et n’est donc pas en soi expression de la vérité, ni même une réflexion ou une image de la réalité. La vérité réside dans la recherche par rapport aux faits, non dans l’appréciation des faits révélés dans la recherche. Nos trois questions ne

permettent qu’une critique indirecte du nationalisme, c’est-à-dire par rapport aux propositions : une proposition nationaliste peut être jugé ne répondant pas à certaines fins que l’on se fixe, dangereuse procéduralement ou encore être rejeté démocratiquement. La distinction entre le discours général et les propositions est absolument essentielle. Une connaissance des propositions n’apporte pas nécessairement une connaissance solide sur le nationalisme. Nous n’aurons jamais de certitude sur le nationalisme, en ce que nous ne

posséderons pas de vérité pouvant amener à une compréhension intrinsèque du phénomène.

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Toutes les questions du monde résolues – mettant tous les scientifiques au chômage – ne nous donneraient pas de réponse que nous pourrions qualifier de vérité. Lorsque l’on est confronté à un nationalisme, l’on peut toujours se tenter à faire des prédictions, que l’on base de la manière la plus rigoureuse possible sur une compréhension extérieure du phénomène. Il faut alors se poser des questions, utiliser notre jugement et être bien conscient de ce qui s’est déjà passé dans des situations semblables. Winston Churchill disait : « En politique il faut être capable de prédire ce qui se passera demain, la semaine d’après, le mois d’après et l’année d’après. Et il faut ensuite être capable d’expliquer pourquoi ça ne s’est pas passé comme prévu.27 » Le nationalisme n’est jamais contenu à l’intérieur d’un cadre restreint de propositions et peut donc à tout moment surprendre. Nous nous tromperons très probablement dans nos évaluations du nationalisme, mais notre erreur est fondamentale – en ce que c’est d’elle que l’on apprend véritablement. Le jugement politique doit donc être suivi par une analyse scientifique de ce jugement par rapport à une catégorie de discours qui change, qui a changé et qui va très probablement encore changer.

La portée limitée de notre compréhension du nationalisme ne doit surtout pas nous faire tomber dans un scepticisme cartésien et chercher à tout prix la terre ferme – l’indubitable – sur laquelle notre pensée du nationalisme pourrait se construire. Nous tomberions alors dans un scepticisme qui cherche un fondement à sa pensée, comme nous allons examiner dans notre prochain chapitre avec le trilemme de Münchhausen. Cette recherche de fondement est utile dans une certaine mesure et dans certains contextes, mais il faut bien être conscient dans une perspective wittgensteinienne que notre doute sur un phénomène n’est pas la fin de la réflexion, mais bien son début : « le doute présuppose la certitude ». La certitude n’est pas, comme Wittgenstein l’a exposé magnifiquement, l’objet de la connaissance – la fin de la réflexion28. Au contraire, le doute est le fondement, la condition de possibilité d’une réflexion saine. C’est pour cela que les propos d’Hobsbawm, que nous avons précédemment cités, sur l’impossibilité pour le nationaliste d’être un historien sérieux de la nation, sonnent creux. Il y a toujours un cadre interprétatif présupposé ; dans le cas du nationalisme ce présupposé porte sur l’existence même de la

27 Winston Churchill, Citations, Paris, Les éditions du huitième jour, 2009, p. 16. 28 Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Paris, Gallimard, 2006, 211 p.

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nation : Il y a des nations. En faisant des propositions sur la nation, la nation devient un fait social ; c’est là l’acte performatif dont Austin parlait. Ce présupposé même Hobsbawm doit l’adopter s’il veut écrire sur la nation, sinon il n’y a pas d’objet qui justifie d’écrire. Écrire sur la nation – plusieurs centaines de milliers de pages – implique un doute sur l’existence de la nation, de la part des auteurs, et c’est ce doute qui donne sens à ces pages, pour l’auteur et le lecteur. Or, il nous faut insister sur le fait que l’existence de la nation n’est pas physique : le nationalisme est un phénomène discursif. La possibilité du jugement du nationalisme que nous avons tenté de construire ici est certes limitée. On ne peut que critiquer les propositions, ce qui peut sembler un peu trop contraignant. Mais il nous semble que limiter de la sorte notre jugement constitue un impératif scientifique. Il faut à tout prix éviter les écueils du discours ontologique sur la nation, qui ne mène nulle part. L’utilité principale de comprendre le nationalisme selon une dimension discursive est justement d’évacuer toute ontologie et d’ouvrir la délibération politique sur le phénomène. Comprendre le nationalisme discursivement c’est faire de la nation une donnée initiale des propositions. Ces propositions seront alors ce qui construira la nation de manière performative. À partir de là, la critique des propositions doit s’imposer comme un impératif scientifique et politique.

Chapitre 2. Les trois fondements du nationalisme. Le problème de

Münchhausen

Le baron de Münchhausen, dans une de ses aventures fantastiques, s’est retrouvé en mauvaise situation ; il s’enfonçait dans un marais. Pris dans cette posture pour le moins désagréable – et bien conscient du risque de se noyer – le baron décida de se tirer par la perruque. Il fit par ce geste un raisonnement qui peut sembler pour le moins loufoque, mais qui n’est que trop caractéristique d’un certain état de la recherche contemporaine de fondement philosophique pour nos idées. Le philosophe Hans Albert devait donner, par la suite, le nom de « trilemme de Münchhausen » à la situation du baron, n’étant ici comprise que comme métaphore à toute possibilité de réflexions théoriques. On peut effectivement avoir l’impression, pour la philosophie en générale, d’un enfoncement dans le marais, tant

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il semble y avoir un déficit de fondements. L’image d’un pelletage de nuage – d’une activité complètement déconnectée de la réalité – reste fermement ancrée par rapport à la philosophie politique. Le nationalisme n’est qu’un concept dans ce ciel étoilé de l’imagination conceptuelle qui participe à ce problème de fondements philosophiques. Raymond Boudon résuma bien ce trilemme de Münchhausen ainsi :

Soit une théorie quelconque ; elle s’appuiera toujours sur des propositions "premières", en d’autres termes sur des "principes". Or, de trois choses l’une : 1/ ou bien l’on renonce à étayer lesdits principes et on les traite comme des indémontrables ; 2/ ou bien l’on cherche à démontrer ces principes en s’appuyant sur d’autres principes qu’on cherchera à démontrer à partir d’autres principes et ainsi à l’infini, ce qui est impossible ; il faudra donc s’arrêter en chemin : on retombe alors sur le premier cas ; 3/ ou bien l’on cherche, de façon circulaire, à démontrer lesdits principes à partir de leur conséquences.29

Le nationalisme n’échappe évidemment pas au risque de couler dans le marais. Rappelons que le nationalisme ne peut pas invoquer de prétention à la vérité, même si un certain lien à la vérité reste essentiel. Que peut donc faire le nationalisme : renoncer et couler ? S’enfoncer dans une recherche de fondements, de manière semblable à la quête du Graal – magnifique, mais complètement inutile ? Ou se répéter inlassablement ses propres propositions de manière à devenir effectivement une doctrine ? L’alternative de simplement prier pour son salut serait ici peut-être la plus sage. Cette théorie du trilemme de Münchhausen que nous utiliserons ici comme base à notre propre réflexion fut âprement critiquée, ouvrant selon certains la porte à un relativisme. Il n’en est rien. Boudon nous rappelle que le trilemme « ne fait que redire autrement que toute théorie hypothético-déductive est faite d’hypothèses et de conséquences tirées desdites hypothèses. Comme tout bon théorème, il est tautologique : sa vérité est du même ordre que les vérités logiques.30 » Il n’est pas question d’entrer dans un relativisme sécurisant ; au contraire, ce sera l’un des objets de notre critique dans ce chapitre.

29 Raymond Boudon, Le sens des valeurs, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, pp. 19-20. 30 Raymond Boudon, Le sens des valeurs, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 20.

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Le problème du déficit de fondements est bien réel. C’est un problème qui peut ne pas paraître comme évident en soi pour tous, ne s’imposant pas dans les discours communs. Mais, il arrive un moment où il faut nous demander : « à partir de quoi suis-je en train de parler ? » Envers toute construction du nationalisme, il est toujours légitime de demander sur quoi se basent ces constructions. Car ce sont bien des constructions ! Ne soyons pas dupes en croyant que le nationalisme est un phénomène éternel, naturel ou intrinsèque ontologiquement. Évidemment, il n’en est rien. Le nationalisme est un phénomène social dont le lieu est précisément le politique, comme nous aurons l’occasion de l’exposer par la suite. Toutefois, dire cela n’enlève rien au problème d’une recherche de fondements. Nos trois questions critérielles – en lien avec l’utilité, la cohérence et la correspondance – ne donnent pas de solution à cette recherche.

De même, la troisième alternative au trilemme, dite de la circularité, – développée par Boudon comme étant la bonne – reste extrêmement problématique. Juger une théorie sur ses conséquences demande une expérience de la dite théorie. Or, le nationalisme n’est pas une théorie que l’on peut tester politiquement à souhait, que l’on peut essayer un certain temps pour se donner une idée de ses mérites. Évidemment qu’il est possible de voter socialiste lors d’une élection pour voter conservateur lors d’une autre. Il sera alors loisible de véritablement juger les réalisations respectives de ces alternatives politiques. Cependant, on ne peut simplement pas imaginer un tel revirement dans le cas du nationalisme. Par exemple, dans le cas de la proposition d’indépendance nationale, on ne peut pas faire un pays pour quatre ans, puis finalement se dire que c’était plutôt mieux avant et donc décider de retourner à la situation précédente. Ce serait ridicule. Le jugement politique du nationalisme est en effet d’autant plus difficile et grave que l’on peut supposer que les changements occasionnés auront une certaine permanence. La circularité ne peut pas offrir de fondements au nationalisme. Ce serait là emprunter un chemin dangereux : fonder notre jugement du nationalisme par rapport aux seules conséquences de certaines propositions serait se condamner à une vision trop limitée, manquant son objectif. Rappelons qu’il faut établir une séparation claire entre un discours et une proposition.

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