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La réification et la conception existentielle

Considérant qu’il existe une multitude de définitions du concept de réification, nous utiliserons la conception même de celui que nous voulons critiquer ici, soit Honneth – ce dernier s’inspirant par ailleurs largement de Georg Lukàcs, dans Histoire et conscience de

classe. Ainsi, Honneth nous dit du processus de réification que « c’est un processus par

lequel la perspective originairement participante se trouve neutralisée jusqu’à devenir finalement l’instrument de la pensée objectivante.69 » La réification c’est donc simplement le fait « qu’une relation entre personnes prend le caractère d’une chose » selon les mots de Lukàcs70. Or, retournant l’argument contre Honneth, il nous semble que la théorie de la reconnaissance, selon sa compréhension existentielle, établit justement une telle dynamique.

Prenons l’exemple de la nation. La nation comme élément du discours nationaliste est, selon nous, une relation entre individus. Notre conception discursive du nationalisme insiste sur le fait d’une délibération réelle entre les individus ; c’est par une telle situation

68 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000, pp. 113-114. 69 Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, nfr essais, 2007, p. 74.

70 Georg Lukàcs, Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1960, cité dans Axel Honneth, La réification,

délibérante que la nation s’objective ou, plus précisément, que le substantif de nation appartient à une réalité discursive, que la nation existe. Or, qu’arrive-t-il lorsque le discours sur la nation se traduit comme discours de reconnaissance existentielle – comme chez Charles Taylor ? Nous assistons alors à un désir de substance. La nation n’est qu’un substantif qui ne peut avoir d’autre réalité que discursive ou imaginaire ; c’est-à-dire qu’elle reste essentiellement confinée à une existence idéologique. Ainsi, selon nous, la reconnaissance intervient comme tentative de sortir la nation du substantif pour en faire une substance, quelque chose qui existe davantage – c’est là pour nous une illusion.

Ce point est important, car la théorie de la reconnaissance est en fait bien une

théorie de l’existence – et, suite au tournant hégélien, Honneth entend continuer la tradition

philosophie de la « lutte pour l’existence ». Selon cette vision, l’existence passe par la reconnaissance. Cette existence reconnue passe pour Honneth par une visibilité expressive, soit le fait que la connaissance que l’autre détient de notre existence – la considération cognitive (Beachtung) – n’est pas suffisante, cet autre doit en plus montrer un respect (Achtung)71. Le problème est que le simple respect moral kantien ne suffit pas. Le respect de la reconnaissance s’inscrit dans une volonté affective – bien sûr psychologisante. Honneth a ainsi vite fait de souligner le lien entre la non-reconnaissance et l’invisibilité. En d’autres termes, pour notre réflexion sur le nationalisme, cela équivaudrait à dire que la nation qui n’est pas reconnue est invisible : elle n’existe pas socialement. Non seulement cela, mais elle devient aussi méprisée dans son existence même : il y a un déficit affectif72.

La non-reconnaissance se comprend donc, à l’intérieur d’une telle pensée toujours psychologisante, comme mépris et comme une négation de « soi ». En effet, Honneth différencie trois domaines de la reconnaissance – soit l’amour, le droit, et la solidarité –, correspondant plus ou moins aux catégories hégéliennes. L’individu devra se faire reconnaître à l’intérieur de ces trois domaines, en tant que respectivement : porteur de besoin affectif, sujet égal dans une communauté juridique et détenteur d’aptitude pratique

71 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000, p. 137.

72 Cette réflexion peut sembler légèrement trop conceptuelle, mais il nous semble que la réalité correspond ici

contribuant à la vie commune73. De la réalisation de la reconnaissance découlera, toujours selon Honneth : la confiance en soi, le respect de soi et l’estime de soi. Cela nous fait dire que la théorie de la reconnaissance – selon le tournant hégélien – n’est rien d’autre en fait qu’une théorie de l’existence, du soi, d’une existence qui se veut à tout le moins confirmée, rassurée ou réifiée. C’est là, toujours selon nous, une existence réifiée, car c’est une existence qui veut se poser immédiatement comme chose réelle, et ce contre les conditions mêmes de sa propre existence – de son existence idéologique ou discursive par exemple. La reconnaissance est en définitive une volonté de faire dire au « monde » quelque chose sur soi. Ce quelque chose, nous le supposons, est quelque chose qui autrement échapperait au processus simple de la connaissance. Tout l’intérêt d’établir un a priori de la reconnaissance est donc précisément de court-circuiter le processus critique de connaissance en faveur d’un retour à « soi », au sens large.

La connaissance – selon son aspect négatif – découle en partie de la possibilité de multiplier les perspectives sur un objet donné ; c’est là l’aspect discursif. Le problème de l’a priori de la reconnaissance sur la connaissance intervient lorsque la reconnaissance réifie les perspectives de saisie d’un objet, entravant de ce fait le processus de connaissance. La saisie d’un objet dépend des conditions de son existence – de sa réalité matérielle, idéologique ou discursive par exemple – et la reconnaissance a pour effet de briser ces conditions pour amener la saisie à s’orienter vers une existence réifiée, soit une existence qui se redéfinit. Dit simplement : la communauté discursive se réifie pour atteindre une existence reconnue qui ne repose plus sur la communauté de ses membres, des ses discussions ou du contenu de la discussion. Le danger politique ici est bien simple : qui doit reconnaître qui ? Trop souvent ce sera une élite, une force politique extérieure, un parti politique qui par la reconnaissance pourra définir les nouvelles conditions de l’existence d’une entité sociale. La reconnaissance, envisagée selon notre position critique, n’est donc pas comme le veut Honneth une condition à l’autoréalisation, mais amène bien plutôt le glissement de l’existence vers la chosification. C’est-à-dire que la position participante – discursive – est écartée.