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De l’impossibilité de fonder la nation sur ses conséquences

La troisième alternative au trilemme s’énonce comme suit par Boudon : « 3/ ou bien l’on cherche, de façon circulaire, à démontrer lesdits principes à partir de leurs conséquences. » Nous avons annoncé que cette option n’était pas, selon nous, satisfaisante. Il doit maintenant être clair que, dans le cadre de notre conception discursive, nous insistons sur l’importance d’établir des distinctions qui font une claire distinction entre le nationalisme – compris comme discours général présent dans la société, fournissant aux individus un cadre interprétatif large et certains présupposés – et des propositions s’inscrivant dans des nationalismes, que l’on peut appeler des nationalismes particuliers, si l’on veut. Soyons encore plus clairs : les conséquences ne peuvent être attribuées qu’à des propositions, qu’à des nationalismes particuliers. C’est-à-dire que le nationalisme ne fournit qu’un cadre interprétatif général ; c’est à l’intérieur du nationalisme que se construiront des herméneutiques, soit une action dans l’interprétation de la part d’individus. Il y a ainsi deux moments – et possiblement un troisième. Le premier moment est fourni par la catégorie générale du discours du nationalisme, c’est la possibilité de l’interprétation : c’est le présupposé qu’il y a des nations et la possibilité pour les individus, par la suite, de participer aux discours particuliers sur la nation. Le deuxième moment est de la seule responsabilité des individus : il s’agit de construction d’herméneutiques particulières, de visions particulières qui s’inscrivent dans l’action – soit les propositions. Rappelons que pour Aristote, Gadamer40 et Ricœur41 l’herméneutique est une pratique. L’herméneutique,

ou la pratique interprétative si l’on veut, est absolument essentielle à un nationalisme ouvert, échappant à la déjà-nation.

Il y a un troisième moment – non fatal, mais trop commun – qui intervient lorsque le deuxième moment de la pratique interprétative n’entre plus en jeu, c’est-à-dire lorsque l’interprétation individuelle est immédiatement bloquée par une interprétation déjà-vraie de la nation – soit la déjà-nation. Nous avons alors la constitution d’une vision du nationalisme qui doit se comprendre effectivement comme doctrine, comme ensemble théorique enseigné comme vrai. La prétention de vérité intervient ici comme frein à la dimension discursive du nationalisme qui repose idéalement sur un espace de possibilité d’herméneutique de la nation aboutissant à des propositions critiquables. Dit simplement, le nationalisme devient le propre d’un groupe, d’une élite ou d’un parti qui alors « enseigne la nation ». Cela n’entraine que trop facilement des dérives téléologiques du nationalisme qui n’est alors réellement plus problématisé.

Ce troisième moment que nous décrivons peut sembler n’être qu’une dystopie. Il n’en est rien ! Au contraire, il nous semble que c’est là un aspect prédominant du nationalisme. Cet aspect est évidemment présent dans les discours des partis politiques, qui semblent toujours croire qu’il est à leur avantage d’éduquer le peuple. Mais il faut s’inquiéter davantage lorsque même les écrits scientifiques sur la nation et le nationalisme – pas tous heureusement – s’inscrivent dans une tentative de faire du nationalisme une doctrine, une idéologie fermée, un principe. Pour ne citer que lui, Ernest Gellner, l’un des plus prééminents théoriciens de la nation, a défini le nationalisme comme : « essentiellement un principe qui exige que l’unité politique et l’unité nationale se recouvrent.42 » Il fut en cela suivi par des auteurs comme John Breuilly, Eric Hobsbawm, Michael Ignatieff, Michael Hechter, etc. Ce sont là tous des auteurs, assurément sérieux, qui ont adopté une définition téléologique du nationalisme : le principe national exige. C’est là se tromper fortement. Le principe national n’exige rien du tout ! Et il n’existe rien de semblable à un « principe national ». Il est simplement absurde de croire, par exemple,

41 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Éditions du Seuil, 1986, 410 p. 42 Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989, 208 p.

qu’un nationaliste québécois doive être pour la séparation du Québec envers le Canada ; il y a de très bonnes raisons qui peuvent faire pencher son jugement d’un côté ou de l’autre. Ce que le nationalisme permet ici c’est que la question d’une séparation soit posée. Il sera après du ressort de la démocratie d’établir si la question était pertinente, réalisable ou utile – selon le jugement politique. Dans cet esprit, il serait tout à fait aussi absurde de croire qu’un Irlandais doive nourrir une haine perpétuelle de l’Anglais d’Irlande du Nord, ou qu’un Catalan doive mettre les intérêts de la nation catalane au-dessus de tout intérêt de la communauté espagnole – ou de la nation espagnole, dépendamment des préférences.

Ce n’est évidemment pas le principe national – peu importe ce que cela peut bien vouloir dire – qui exige quoi que ce soit, ce sont des individus. Il y a des nationalistes, ne l’oublions pas ! Et ce sont eux qui sont susceptibles d’exiger l’indépendance politique de la nation. La question est alors une question d’espace public. Si tout l’espace de la discussion sur la nation est monopolisé par des discours d’une intelligence parfois douteuse, alors oui le nationalisme est dans ce cas un problème. Mais, pour revenir à la question des fondements, il serait faux de dire que l’on doive juger une catégorie de discours par rapport à un spécimen de ce type de discours. Le nationalisme se base sur la possibilité – parfois niée – d’une communauté discursive, réunissant des discours sur la nation se basant sur un ensemble de références qui font sens. Établissons donc une simple distinction entre le nationalisme comme discours général et des discours particuliers sur la nation qui n’ont valeur que de propositions. Soyons honnêtes : s’il y a eu des actes de violence perpétrés au nom du nationalisme, ce n’est pas l’idée de nation qui est à blâmer, mais ce sont les individus. Si une femme tue son mari, on ne condamnera sûrement pas l’institution du mariage, mais bien la femme. Il n’y a pas de téléologie dans le mariage qui exige nécessairement que l’on doive tous se tuer – pas plus que dans le nationalisme –, heureusement.

Chapitre 3. Les trois conditions de l’énonciation du nationalisme.

Le problème de la performativité

Dans notre premier chapitre, nous avons tenté de cerner la réalité discursive du nationalisme en avançant l’idée simple que juger le nationalisme c’est se pencher sur les propositions concernant la nation, issues des discours particuliers, – et non pas se pencher sur une substance physique ou une simple illusion de l’esprit. Cela nous a permis, dans notre deuxième chapitre, de traiter du problème des fondements du discours sur la nation. Si la nation n’a de sens que par le discours qui la porte alors sur quoi est-ce que l’on peut s’appuyer pour parler ainsi de la nation ? Est-on en train de simplement s’enfoncer à l’intérieur de son propre discours ? La réponse se trouvait, selon nous, dans le filet de sens propre à la dimension discursive, soit dans le fait que le terme de nation renvoie à un contenu de sens s’explicitant dans d’autres concepts comme la culture ou le politique. Ces deux chapitres doivent se comprendre dans un effort continu de problématiser la dimension discursive du nationalisme menant à la possibilité du jugement épistémologique. Il nous faut, dans ce troisième chapitre, suite au livre classique Quand dire c’est faire de J. L. Austin, expliquer l’idée qui veut que « dire la nation, c’est faire la nation », soit que la nation est le résultat d’une énonciation dite performative – nous verrons ce que cela veut dire.

Immédiatement, cette expression peut sembler faire de la nation une affaire insignifiante ; n’importe qui peut parler de la nation et dire à peu près n’importe quoi – comme c’est trop fréquent – et donc la nation serait n’importe quoi. Ce n’est pas le cas. La nation étant le résultat d’un type de discours – ou d’un ensemble d’énonciations si l’on préfère – doit se contenir à l’intérieur de bornes ; c’est-à-dire qu’il y a certaines conditions

à l’énonciation du nationalisme. Il faut lorsque l’on parle de la nation s’inscrire dans une

démarche énonciative qui puisse prétendre être reçue ; pour cela, entre l’énonciateur et l’énonciataire doit se former entre autres une compréhension de ce qui est l’objet du discours. En d’autres termes, nous revenons à l’idée simple, mais pas toujours comprise, que la nation doit clairement être inscrite dans un système de distinctions conceptuelles, de sorte que la nation fasse sens. Nous tenterons ici d’établir clairement certaines conditions

énonciatives de la nation – sans aucune prétention d’exclusivité – en nous appuyant principalement sur les travaux d’Austin qui identifiait certaines conditions générales à l’énonciation que nous énumérons ici :

(A.1) Il doit exister une procédure, reconnue par convention, dotée par convention d’un certain effet, et comprenant l’énoncé de certains mots par de certaines personnes dans certaines circonstances. De plus,

(A.2) il faut que, dans chaque cas, les personnes et circonstances particulières soient celles qui conviennent pour qu’on puisse invoquer la procédure en question.

(B.1) La procédure doit être exécutée par tous les participants, à la fois correctement et

(B.2) intégralement.

(Γ.1) Lorsque la procédure – comme il arrive souvent – suppose chez ceux qui recourent à elle certaines pensées ou certains sentiments, lorsqu’elle doit provoquer par la suite un certain comportement de la part de l’un ou de l’autre des participants, il faut que la personne qui prend part à la procédure (et par là l’invoque) ait, en fait, ces pensées ou sentiments, et que les participants aient l’intention d’adopter le comportement impliqué. De plus,

(Γ.2) ils doivent se comporter ainsi, en fait, par la suite.43

Cette énumération de conditions étant relativement simple et générale pour une étude du nationalisme, il nous semble plus intéressant de nous pencher sur d’autres éléments de la pensée d’Austin afin de pouvoir établir un ensemble de conditions plus fort par rapport aux énonciations de la nation. Nous établirons ici trois conditions qui nous permettront, sans prétention d’exclusivité, d’établir les bases d’une possibilité de jugement épistémologique du nationalisme, en lien avec les deux premiers chapitres.