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La connaissance et la perspective critique

Dans son livre La réification, Axel Honneth avançait la thèse intéressante voulant que « la reconnaissance précède la connaissance.61 » – se basant sur une ontogenèse, soit le développement chronologique du développement cognitif de l’enfant. Cette position d’Honneth s’appuie sur le principe de connaissance bien connu qui veut que « plus nous sommes capables de multiplier les perspectives sur un objet particulier perçu, plus la connaissance de l’objet est appropriée et exacte.62 » C’est là grossièrement un postulat de base de l’épistémologie critique de Karl Popper, ou de John Stuart Mill – soit une conception de la connaissance largement acceptée et peu problématique. La multiplicité des perspectives permet d’opérationnaliser un cadre de critique ouvert, la connaissance échappant de ce fait à l’autojustification et permettant donc de trouver plus facilement l’erreur. Or, Honneth – rattachant sa discussion de la connaissance au développement cognitif du jeune enfant – rajoute immédiatement un élément particulier :

Mais cette façon d’endosser les perspectives d’autres personnes, qui nous donnera chaque fois à connaître de nouveaux aspects de l’objet, est liée, comme dans le cas de l’enfant, à la précondition, difficile à obtenir de façon intentionnelle, d’une ouverture émotionnelle ou encore d’une identification à d’autres personnes.63

Honneth passe ici d’une position de connaissance qui cherche à multiplier les perspectives sur un objet donné à une position de reconnaissance qui veut plutôt souligner le primat d’endosser ces perspectives. Le potentiel critique de la reconnaissance nous semble de ce fait largement diminué. On perd effectivement la richesse critique sur un objet pour simplement établir un lien émotionnel à la perspective ou à l’existence des autres.

61 Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, nfr essais, 2007, p. 52. 62 Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, nfr essais, 2007, p. 61. 63 Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, nfr essais, 2007, p. 61.

Cela peut bien être louable dans le comportement des jeunes enfants – qui doivent établir un lien privilégié avec leur parent –, mais cette théorie du primat de la reconnaissance devient dangereuse dans un cadre sociopolitique – et particulièrement dans le cas du nationalisme.

Nous n’avons aucune prétention relativement à l’aspect psychologique de la reconnaissance – qui nous semble par ailleurs bien important –, mais l’aspect sociopolitique de la reconnaissance requiert une certaine prudence, ou du moins une approche différente de la psychologie. Disons que le social ne nous semble pas pouvoir reposer sur un

mouvement affectif, mais bien plutôt sur le langage et la discussion. À ce sujet, Honneth

avançait un fait méthodologique central : « tout ce qui meut les êtres humains et tout ce qu’ils façonnent nous est donné sous forme d’énoncés langagiers » et « seul ce qui relève du langage, c’est-à-dire ce qui est articulable dans le langage, est dès lors considéré comme significatif dans les rapports de communication entre les sujets humains.64 » Nous adhérons à un tel axiome – quoique peut-être différemment de Honneth, en ce que ce primat du langage et de la discussion nous semble plutôt indiquer une prépondérance de la position de connaissance sur la reconnaissance.

Affirmons, dans le cadre d’une certaine vision du social, que : personne ne peut être tenu d’endosser les positions des autres ; personne ne peut être tenu d’établir un lien

émotionnel avec l’autre dans sa particularité ; personne ne peut être tenu de montrer sa sympathie à l’autre ; personne ne peut être tenu de reconnaître l’autre dans son existence –

au sens fort du terme tel qu’adopté par Honneth. Il nous semble en effet qu’Honneth ne prend pas suffisamment en compte les conséquences du fait que la reconnaissance n’est qu’un énoncé langagier ayant un caractère performatif et ne peut donc pas précéder la connaissance : « je te reconnais ». Un tel énoncé langagier ne peut pas, en soi, être constitutif de l’existence – individuelle, idéologique ou discursive. On ne peut certainement pas dire : « je suis reconnu, donc je suis ». Ce serait là une existence vide.

La nation – qui n’est que discours – ne peut pas prétendre être reconnue autrement que comme catégorie discursive. Sinon cela serait certainement une utilisation incorrecte du caractère performatif d’une telle reconnaissance en ce qu’il n’y a pas d’existence à reconnaître dans le cas de la nation. Rappelons qu’un énoncé performatif doit reposer sur le fait que certaines affirmations doivent être vraies. Or, il est très certainement faux – selon la perspective discursive du nationalisme que nous adoptons – que la nation existe ou est au sens fort.

Honneth, se situant à l’intérieur d’une conception psychologique de la reconnaissance, nous dit plutôt que la reconnaissance précède la connaissance, au sens fort, dans l’ontogenèse et dans le social. Honneth expose le principe qui dit, « à la suite de Wittgenstein, qu’avant toute connaissance possible visant les états internes d’un autre sujet, il doit d’abord exister une certaine posture dans laquelle ce sujet se sent existentiellement impliqué dans le monde des états internes ressentis par l’autre.65 » Oui d’accord, mais les acteurs sociaux n’ont pas la prétention d’une connaissance des états internes des autres sujets – et pas plus pour les humains en général. Il est absurde de croire qu’un individu, pour exister socialement, puisse avoir une prétention à se faire connaître émotionnellement, à se faire montrer une sympathie par l’autre – et que pour ce faire il doive préalablement être reconnu. Une telle prétention est aussi absurde si on l’a situe dans le cadre d’une existence idéologique comme pour la nation.

Une telle perspective repose en fait sur une position épistémologique que nous critiquerons davantage dans notre dernier chapitre, soit une théorie de la connaissance subjective qui réduit le monde à une série d’attentes et de dispositions subjectives de la part d’un sujet. Or, c’est là écarter tout caractère objectif de la connaissance, que l’on peut effectivement séparer d’une relation directe à l’individu, soit la connaissance objective – la connaissance humaine que Popper situait dans le monde 3 de la discussion et de la critique. Le nationalisme peut effectivement être séparé des attentes subjectives des individus pour être situé dans le cadre objectif de la discussion critique – nous y reviendrons.

Cela nous fait dire qu’Honneth se trompe en remettant en question le principe philosophique qui fait reposer le « tissage de l’interaction sociale » sur une position d’actes de connaissance. De plus, selon nous, il se trompe en disant – suite à Stanley Cavell – que la compréhension langagière est liée à la présupposition non épistémique de la reconnaissance d’autrui66. Un des axiomes principaux de l’étude du nationalisme doit être de souligner le caractère objectif du langage sans avoir à reconnaître – au sens fort, émotionnel – quoi que ce soit. Il en va de l’objectivité d’une étude scientifique du nationalisme ainsi que du bon fonctionnement du processus critique de la discussion politique.

Cette erreur découle en partie d’un glissement de la pensée de Kant vers la pensée de Hegel ; cette distinction est, selon nous, absolument essentielle, car elle fait la différence entre une position morale de la reconnaissance et une position existentielle. La position kantienne sur la reconnaissance voulait simplement dire, selon les mots de Honneth, « qu’on agit à l’égard de tous selon ce à quoi nous sommes moralement tenus par les qualités inhérentes à la personne humaine.67 » C’est une conception morale qui est tout à fait défendable et raisonnable autant sur le plan individuel que social. C’est dire que pour Kant nous avons une obligation morale engageant notre propre humanité dans nos interactions avec nos semblables – ce qui n’engage pas directement l’objectivité scientifique d’une étude du nationalisme. Or, avec Honneth, nous nous rapprochons plutôt d’une conception semblable au jeune Hegel et au pragmatiste Mead, soit comme volonté

infinie de confirmation de son existence se traduisant dans un rapport intersubjectif. Cette

conception hégélienne chez Honneth s’énonce comme suit :

la reproduction de la vie sociale s’accomplit sous l’impératif d’une reconnaissance réciproque, parce que les sujets ne peuvent parvenir à une relation pratique avec eux-mêmes que s’ils apprennent à se comprendre à partir de la perspective normative de leurs partenaires d’interaction, qui leur adressent un certain nombre d’exigences sociales. […] l’impératif ancré dans le processus de la vie sociale opère

66 Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, nfr essais, 2007, pp. 67-68.

comme une contrainte normative, qui pousse les individus à élargir progressivement le contenu de la reconnaissance, parce que c’est le seul moyen pour eux de donner une expression sociale aux exigences toujours croissantes de leur propre subjectivité.68

Nous avons là une vision problématique qui fait de la reconnaissance, selon les mots de Honneth, le lien entre la théorie sociale et la fondation normative. La reconnaissance

devient le synonyme d’existence sociale. Or, il nous semble que c’est là une existence

réifiée qui détruit toute possibilité objective de regard sur le social et qui fournit un caractère ontologique à la nation. Cela doit nous introduire au problème d’une réification qui passe précisément par la reconnaissance et qui est, à tout le moins, dangereuse selon nous.