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Introduction : La fiction volontaire de la nation

Michael Ignatieff écrivait que : « Le nationalisme est une fiction : il exige la suspension volontaire du jugement. Prêter foi aux fictions nationalistes, c’est oublier certaines réalités.56 » Le nationalisme est effectivement en partie une fiction, un construit. C’est une fiction volontaire certes, mais il ne nous semble pas, comme nous l’avons déjà remarqué, que cette fiction ne repose d’aucune manière sur une suspension du jugement critique, comme Ignatieff le prétend. Au contraire, le nationalisme par son existence discursive se situe idéalement dans un espace propice à la critique. Nous avons préalablement mentionné, en lien avec le trilemme de Münchhausen, le risque d’une conception de la nation qui abandonnerait la connaissance critique au profit d’un fidéisme ou d’un scepticisme. Selon nous, bien que fiction, le nationalisme doit plutôt faire reposer son existence sur la connaissance, comme nous tenterons de l’établir ici dans cette deuxième partie à notre réflexion.

Dans notre première partie Vérité et discours, nous tentions d’établir une possibilité de juger la nation et le nationalisme, et ce en nous situant selon les trois critères de la vérité que nous dédoublions selon une perspective épistémologique et une perspective politique. Dans cette deuxième partie davantage polémique57 Connaissance et existence, il nous faut traiter non pas de la vérité, mais de la connaissance comme base d’une situation saine épistémologiquement pour le nationalisme. Nous situerons notre discussion entre autres autour de la question de l’existence par rapport à une conception psychologisante ou subjectiviste de la nation. En effet, en lien plus particulièrement avec une certaine tradition

56 Michael Ignatieff, L’honneur du guerrier, Québec – Paris, Les Presses de l’Université Laval – Éditions La

Découverte, coll. Prisme, 2000, p. 37-38.

57 Pour être bien franc, je pense quitter par moments le domaine de l’épistémologie dans cette deuxième partie

hégélienne, ce thème de l’existence est un des leitmotivs des discours sur la nation. C’est là une avenue que nous considérons comme chemin ne menant nulle part.

Dans notre chapitre 4, nous nous livrerons à une critique de la théorie de la reconnaissance comme existence d’Axel Honneth. Notre chapitre 5 s’attaque au problème de l’identité autour de certains problèmes logiques du nationalisme. Cela nous permettra, dans notre chapitre 6, de conclure sur la dimension discursive du nationalisme en nous portant sur la question de la théorie de la connaissance du sens commun, soit un certain réalisme naïf de la nation.

Chapitre 4. Le nationalisme comme réification. Le problème de la

reconnaissance

Jacques Beauchemin, dans son livre La société des identités, avançait le constat suivant : « Le grand problème qu’ont dû affronter tous les États-providence a été de devoir répondre aux multiples demandes de reconnaissance émanant des groupes de la société qui, jusque-là, avaient dû accepter leur marginalisation relative.58 » En effet, le thème de la reconnaissance est aujourd’hui d’une importance certaine sur les scènes politique et sociale et ce, à un tel point, que plusieurs intellectuels ont fait de la reconnaissance un de leur thème central, suite principalement à l’influence de Hegel ; pensons à des auteurs comme Axel Honneth59 en Allemagne ou à Charles Taylor60 au Canada. La reconnaissance devient, dans une telle perspective, le « cœur du social », pour reprendre l’expression de Honneth, et sa négation se traduit par un mépris envers celui qui ne peut être reconnu. C’est dire que la reconnaissance est constitutive de l’être même, de son existence et de son identité selon Taylor. Ce thème de la reconnaissance est désormais au centre de plusieurs discours sur la

58 Jacques Beauchemin, La société des identités, Outremont, Athéna éditions, 2004, p. 64.

59 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. Passages, 2000, 232

pages ; Axel Honneth, La réification. Petit traité de Théorie critique, Paris, Gallimard, nfr essais, 2007, 141 pages ; Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, Éditions La Découverte, 2006, 350 pages ; Axel Honneth, Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la

philosophie du droit de Hegel, Paris, La Découverte, coll. Théorie critique, 2008, 129 pages.

60 Charles Taylor, Multiculturalism and "The Politics of Recognition", Princeton, Princeton University Press,

nation qui prônent une « reconnaissance de la nation » et il convient donc d’en dire quelques mots. Nous allons ici nous concentrer, dans une perspective polémique, sur la pensée d’Axel Honneth et plus précisément sur ses livres La lutte pour la reconnaissance,

La société du mépris et La réification. Dans ces trois livres, Honneth développe une

compréhension du thème de la reconnaissance comme condition de l’existence et en fait véritablement sa théorie du social.

Soyons immédiatement clairs : une telle conception attribuant un rôle central et d’ordre existentiel à la reconnaissance ne nous semble simplement pas appropriée dans une perspective politique du nationalisme. Selon nous, l’existence ne peut simplement pas reposer sur la reconnaissance. Il convient par conséquent de s’interroger sur la théorie de la reconnaissance de Honneth – qui s’inscrit davantage dans une théorie socio-psychologique – en ce que les conséquences théoriques et pratiques pour le social sont majeures. Par ailleurs, étant influencée de manière déterminante par Hegel, la pensée de Honneth fait appel à un ensemble théorique extrêmement riche et complexe que notre but n’est pas de résumer ici – non plus de faire justice à cette tradition hégélienne. Nous voulons plutôt développer une conception critique par rapport à Honneth, en faisant certes l’impasse sur certains aspects de sa pensée pour nous concentrer sur d’autres plus intéressants par rapport à la question du nationalisme. Ainsi, il nous a semblé particulièrement intéressant d’utiliser le concept de « réification » – largement utilisé par Honneth lui-même suite à Georg Lukàcs – pour critiquer les conséquences d’une telle théorie de la reconnaissance : selon nous, l’existence reconnue d’Honneth n’est rien d’autre qu’une existence réifiée.

Nous voulons développer ici l’idée que le discours sur la reconnaissance est en fait

une tentative de réifier l’existence de la nation selon une perspective ontologique. Nous

montrerons que la théorie de la reconnaissance est en fait une théorie de l’existence, ce qui est extrêmement problématique pour une compréhension de l’existence même, soit-elle individuelle ou davantage idéologique comme la nation. La pensée psychologisante d’une théorie de la reconnaissance nationale établit effectivement un apriorisme de l’existence. C’est là une illusion idéologique qui ne peut pas se fonder dans le réel – ou en épistémologie. Ainsi, dans un premier temps, nous critiquerons la conception de la

connaissance découlant de la position socio-psychologique qu’Honneth adopte pour sa théorie de la reconnaissance. Cela nous permettra, dans un deuxième temps, de critiquer directement la reconnaissance par le concept de réification. Puis, dans un troisième temps, nous conclurons sur les difficultés intrinsèques d’une théorie sociale de la reconnaissance.