• Aucun résultat trouvé

La première condition de l’énonciation qu’il nous faut examiner, dans le cadre de la dimension discursive du nationalisme, concerne l’aspect performatif même de l’acte énonciatif en lien avec la question de vérité. Commençons directement par nous pencher sur un exemple d’une énonciation pouvant être dite performative : « La nation française est une et indivisible. » Quelle peut être la signification de proclamer la nation française « une

et indivisible » ? Si l’on cherche une quelconque substance à cette affirmation, force est de

constater que nous serons embêtés sur plusieurs plans : historiquement, politiquement, socialement, économiquement, etc. Le fait est que la France demeure évidemment divisée sur plusieurs plans. Or, chercher une signification en tentant de trouver le fait de

l’énonciation ou l’objet décrit à l’extérieur même de l’énonciation serait une erreur. Au

contraire, il faut bien être conscient ici que la proclamation est suffisante à elle-même. Peu importe la diversité, la fragmentation, la dissension – évidemment présente à tous les niveaux – il n’en demeure pas moins que la nation se crée par un discours. À ce sujet, Tom Nairn écrivait brillamment, sur l’origine de la nation, que « la nouvelle intelligentsia bourgeoise du nationalisme devait convier les masses à entrer dans l’histoire ; et [que] le carton d’invitation devait être rédigé dans une langue qu’elles comprenaient.44 » Ce carton d’invitation était justement, en lui-même, l’acte créateur du nationalisme et de la nation. L’acte d’énonciation, dans le carton, était par lui-même l’énonciation performative du nationalisme.

Disons, suite à Austin, qu’ « énoncer [une] phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire.45 » Dire la nation,

c’est la faire. La nation appartient ainsi, selon nous, à ce que J. L. Austin appelait une

énonciation performative. Aussi, Austin nous dit que certains énoncés – propositions – sont en eux-mêmes l’acte qu’ils désignent. Pensons à des énoncés comme "Je vous marie", "Je vous déclare la guerre" ou "Je parie". Tous ces énoncés – certes généralement plus simples et explicites que l’énonciation de la nation – sont eux-mêmes l’acte qu’ils désignent. En effet, Austin, en lien avec les critiques semblables de Wittgenstein et de Popper que nous avons déjà mentionnées, nous rappelle que « Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une "affirmation" ne pouvait être que de "décrire" un état de choses, ou d’ "affirmer un fait quelconque", ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse.46 » Il serait absurde de chercher une correspondance tarskienne par rapport à tous nos énoncés.

44 Tom Nairn, The Break-up of Britain, Londres, New Left Book, 1977, p. 340. 45 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 41. 46 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 37.

Chercher une réalité à l’extérieur même du langage peut parfois être une entreprise simplement impossible. Ainsi, prononcer des mots est souvent l’acte capital dans l’exécution même d’un projet – une telle affirmation n’est malheureusement que trop vraie en politique – : une énonciation performative est précisément, en elle-même, l’acte qu’elle désigne. La nation est de par sa propre énonciation.

Or, l’énonciation performative ne doit pas être comprise comme en dehors du monde contenu dans les limites raisonnables de la rationalité ou d’un examen de vérité – comme pathologie de l’esprit. Il ne suffit pas de dire n’importe quoi pour qu’un monde fantaisiste prenne vie à travers les délires de tout un chacun. Évidemment que si je proclame la nation martienne cela aura peu d’impact. L’on me demandera – si l’on ne m’ignore pas totalement – sur quoi je m’appuie : qui sont ces martiens, quelles sont leurs caractéristiques, quelle est leur histoire, où résident-ils, etc. Manquant d’imagination, je serai probablement embêté pour répondre à ces questions. D’où le fait qu’Austin nous met bien en garde : « pour qu’une énonciation performative soit heureuse, certaines affirmations doivent être vraies.47 » Proclamer une nation demande très certainement de s’appuyer sur autre chose que son propre discours. Le nationalisme n’est pas une pure tautologie – ayant un contenu logique égal à zéro – ni simplement circulaire tel le baron de Münchhausen qui se tire par les cheveux pour se désempêtrer du marais. Il faut – et c’est là un point sur lequel nous avons eu l’occasion de revenir – un contenu de vérité.

Lorsqu’Austin nous met en garde en disant que certaines affirmations doivent être vraies, il pense entre autres à ce que l’énonciation performative n’existe pas en dehors du monde et du langage – heureusement. Ainsi, la nation s’énonce de plusieurs manières en invoquant et en s’appuyant sur d’autres concepts avec un contenu de vérité ; c’est là le fondement épistémologique que nous avons développé dans notre deuxième chapitre. Ces éléments sur lesquels le nationalisme s’appuie sont très faciles à identifier et ont déjà été largement discutés, c’est-à-dire dans aucun ordre particulier : l’histoire, la culture, le territoire, le politique, les institutions, la langue, etc. Le problème réside dans la tendance à

identifier ces éléments comme conditions suffisantes ou nécessaires à l’existence de la nation. Nous avons alors une pseudo-correspondance, s’énonçant erronément comme suit : la nation est si, et seulement si, il y a une histoire, une langue, une culture, etc. Au contraire, la formule correcte, soit notre première condition à l’énonciation de la nation, serait plutôt de dire : le discours sur la nation peut être si et seulement si l’on peut

retrouver un ou plusieurs éléments conférant à ce discours une prétention de sérieux, garantie par le fait que certaines affirmations doivent être vraies48. On ne peut pas dire n’importe quoi et espérer réaliser une énonciation performative heureuse. Subséquemment, l’énonciation performative ne peut pas être dépourvue d’un certain caractère de vérité.