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Section 1. Les situations triangulaires primaires originelles

A. L’absence de consensus au sein de l’OCDE

2. Les tentatives limitées de dérogation

L’OCDE n’a pas totalement ignoré la difficulté et a proposé des solutions dérogatoires. Ces solutions, sur le principe, acceptables, ne semblent toutefois pas avoir reçu l’adhésion des Etats.

Il est proposé de permettre une application directe du traité entre l’Etat S et l’Etat P de la manière suivante :

« Le Modèle de Convention ne concerne en principe que les résidents de l'un des deux Etats. Comme l'établissement stable situé dans l'Etat P est un résident de l'Etat R, la convention P/S ne pourrait être appliquée dans la situation envisagée qu'en visant expressément les cas triangulaires dans cette convention. Avec cette solution, les établissements stables seraient assimilés dans l'Etat P à des résidents de cet Etat pour l'imposition de leurs revenus passifs provenant de l'Etat S (…). »57

La proposition est donc d’assimiler, dans le traité P/S, l’établissement stable à un résident, mais cela de manière limitée « aux revenus passifs de provenance de l’Etat

S ». L’option est donc rédigée a minima sans prendre en compte les autres revenus et,

56 Phillips (J), « International tax treaty networks », ESC international 1995. Van Raad (K), « The 1992 OECD Model treaty:

triangular cases », IBFD, European Taxation, September 1993, p.298. Jimenez (A), Prats (A), Calderon (J), « Triangular cases, tax treaties and EC law: the Saint-Gobain decision of the ECJ », IBFD, Bulletin June 2001, p. 246.

COIN, Raphaël| Thèse de doctorat | Juillet 2016

en particulier, les revenus non passifs58. Une telle solution présenterait certains avantages soulignés par l’OCDE tels que :

« (…)

- Le problème de l'imputation serait réglé. Les établissements stables seraient traités à pied égal avec les entreprises de l'Etat P(…) ;

- L'Etat S devrait accorder les avantages de la convention conclue avec l'Etat P à des établissements stables d'Etats tiers avec lesquels il n'a peut- être pas de convention59. Mais la convention P/S fonctionnerait ainsi sur

le principe de la réciprocité qui prévaut dans les conventions fiscales et la quasi-personnalité de l'établissement stable60 qui est reconnue pour

l'imposition des bénéfices industriels et commerciaux le serait également en matière de revenus passifs61.

- Les entreprises d'un Etat R auraient, en l'absence de convention R/S, la possibilité de profiter de la convention P/S après avoir créé des établissements stables dans l'Etat P ou bien elles pourraient être incitées à maintenir des établissements stables dans l'Etat P pour pouvoir profiter d'un taux d'impôt à la source plus avantageux dans la convention P/S en comparaison avec celui de la convention R/S. »62

Certaines règles anti-abus pourraient être corrélativement introduites63.

Nous souscrivons à l’analyse qui propose une clarification formelle de la question et l’avantage que présenterait une telle solution64. Cependant, l’OCDE conditionne sa recommandation purement bilatérale à l’adoption d’une clause spécifique négociée au cas par cas. Nous ne sommes donc pas en présence d’une solution généralisée issue du Modèle de convention fiscale, mais d’une option ouverte aux Etats. L’OCDE a

58 On peut penser que cette rédaction est influencée par l’idée que les situations triangulaires sont principalement des

situations visant des revenus passifs, ce qui est, en pratique, probablement statistiquement assez exact.

59 Référence est faite ici à l’Etat R.

60 Principe qui nous semble justifier une application systématique de cette solution.

61 On notera aussi ici que la personnalisation de l’établissement stable semble plus grande pour l’OCDE en matière de

revenus opérationnels que de revenus passifs. On peut s’interroger sur le fondement de cette différence.

62 Modèle de convention fiscale : quatre études, « Cas triangulaires », adopté par le Conseil de l’OCDE le 23 juillet 1992

n° 44.

63 Modèle de convention fiscale : « Cas triangulaires », adopté par le Conseil de l’OCDE le 23 juillet 1992 n° 45. Il nous

semble que ces règles relèvent plus de la partie 2 de nos travaux.

tenté d’expliquer le refus de mettre en place une solution harmonisée par un risque important d’abus de traité et d’évasion fiscale. L'absence de consensus politique est, selon nous, plus probablement l’explication.

Le risque identifié est que les groupes pourraient avoir intérêt à créer des établissements dans des pays à faible fiscalité, afin de percevoir des revenus passifs faiblement imposés, qui ne seraient de même pas imposés dans l’Etat R en raison, par exemple, de l’application d’une méthode d’exemption pour la prise en compte des profits réalisés par l’établissement stable6566. Les Etats qui décideraient d'introduire

dans leurs conventions des dispositions visant à éliminer les doubles impositions par application de la convention P/S devraient, selon l’OCDE, éviter cette solution lorsque l'Etat P n'impose pas dans des conditions normales les revenus passifs de sources extérieures perçus par les établissements stables situés dans l'Etat P67. Ces

contraintes nous paraissent réduire considérablement la portée de la proposition, alors même que le motif lié à l’évasion fiscale, nous semble surestimé dès lors que :

- Les groupes n’ont pas une flexibilité totale dans le choix de leur structure juridique d’organisation. Certaines activités requièrent l’adoption de la forme de l’établissement pour des raisons autres que fiscales. Faire porter une présomption d’évasion fiscale volontaire à ces acteurs économiques peut paraître extrêmement exagéré68.

- Si le revenu visé par l’application directe du traité entre l’Etat S et l’Etat P est uniquement celui rattachable à l’établissement stable situé dans l’Etat P lui- même, le risque de « treaty shopping » est considérablement réduit69.

65 Mise en place de limitation à l’application du traité P/S en cas de non-imposition de l’établissement stable.

66 Ainsi, « Le problème de la non-imposition ou de la quasi non-imposition des revenus provenant de l'Etat S et payés à un établissement stable dans un paradis fiscal semble être le plus difficile ». Rapport sur les cas triangulaires, adopté par le

Conseil de l'OCDE le 23 juillet 1992.

67 On peut imaginer que ces Etats n’imposent pas non plus de nombreux revenus de sociétés et se demander selon cette

logique s’il serait raisonnable de signer un traité quelconque avec ces Etats. Heureusement, la pratique conventionnelle n’est pas arrivée à de telles extrémités.

68 Même si nous verrons dans le cadre de notre étude (partie 2) que ces situations abusives peuvent exister, il nous semble

que la lutte contre de telles situations n’est pas la priorité du Modèle, en tout cas pas avant l’élimination des doubles impositions.

69 Utilisation de cette route dans l’hypothèse où l’Etat S et l’Etat R ne seraient pas liés par une convention fiscale pour

bénéficier d’une protection bilatérale non existante directement entre R/S. Mais, en tout état de cause, la non-imposition de l’établissement ne semble pas une objection favorable puisque l’Etat R lui-même aurait accepté de mettre en place une convention fiscale avec l’Etat P permettant aux profits de ne pas être imposés dans l’Etat R, si celui-ci applique une méthode d’exemption. Seul l’Etat S pourrait se plaindre, mais la question serait alors une question de double imposition principalement liée à une décision de l’Etat de source qui est d’une nature différente. Le fondement d’une solution de l’OCDE sur une situation dans laquelle un Etat n’a pas de convention avec les autres ne nous semble pas réellement valable compte tenu de l’objet même de ces travaux.

COIN, Raphaël| Thèse de doctorat | Juillet 2016

- Le risque d’abus existe aussi et de manière plus évidente dans le cas de la création d’une filiale dans l’Etat P plutôt que d’un établissement stable permettant un accès direct au réseau conventionnel de l’Etat P et, en particulier, le traité éventuellement en vigueur avec l’Etat S. Dans ce cas, effectivement, l’accès au traité sous réserve de dispositif anti-abus spécifique n’est pas discuté par la doctrine, alors même que l’imposition globale est identique.

- La question soulevée n’est pas si différente de celle posée par les sociétés de personnes lorsque ces dernières sont parties d’une situation triangulaire70.

Dans cette hypothèse, l’OCDE ne propose certes pas l’application généralisée des traités avec la société de personnes, mais ne la refuse pas par principe. Pourquoi la conclusion serait-elle plus restrictive en matière d’établissement stable ?

De manière probablement plus adaptée, les commentaires du Modèle de Convention pourraient être complétés pour recommander, par exemple, aux Etats, la possibilité d'introduire dans la convention R/S et la convention S/P une disposition selon laquelle les avantages ne sont accordés à des établissements stables dans les pays tiers, que sous condition que les revenus en question soient imposés normalement auprès de l'établissement stable.

De même, un régime commun d’imposition des sociétés étrangères contrôlées pourrait être introduit au sein même des traités71.

Il nous semblerait aussi possible de prévoir dans la convention R/S, une disposition selon laquelle l'Etat S devrait accorder le dégrèvement de retenue à la source prévu par cette convention, seulement sous condition qu'il existe aussi avec l'Etat P une convention destinée à éliminer les doubles impositions (ou une convention d'assistance administrative). Le défi est plus politique que technique.

70 Des solutions ont été trouvées par l’OCDE dans le cadre de ses travaux sur les sociétés de personnes, Cf. L’application du Modèle de convention fiscale de l’OCDE aux sociétés de personnes, Ed. OCDE 1999.

L’OCDE n’a donc pas réussi à surmonter le conflit et propose de régler la question, soit sur la base du droit interne et, donc, sans son intervention, soit dans le traité R/P en application de l’article de non-discrimination contenu dans ce traité72, en vertu du paragraphe 3 de l’article 2473, répondant indirectement partiellement à la difficulté. Cette position constitue selon nous un échec.