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Section 1. Les situations triangulaires primaires originelles

B. L’analyse de quelques tentatives

2. La doctrine et la jurisprudence

On notera que le rapport Ruding mentionnait déjà cette option, démontrant que la question était déjà identifiée150. Le problème est que la doctrine se concentre

principalement sur les changements nécessaires pour aboutir à la solution désirée sans conclure que cette solution est déjà possible en application de la norme existante. A ce sujet, on notera une exception notable.

a La doctrine

La doctrine a proposé, dans de rare cas, de permettre de considérer que l’établissement stable est un résident au sens des traités.

Le premier auteur à avoir proposé d’étendre aux établissements stables l’application du traité avec l’Etat de source est, à notre connaissance, K Vogel. L’analyse du texte en place est cependant absente de cette doctrine, celle-ci n’étant qu’un élément très accessoire des développements151.

Ces propositions sont uniquement parcellaires et ne permettent pas une application directe du traité P/S, elles proposent une évolution des concepts. Nous nous associons bien entendu à cette demande d’évolution, mais sommes d’avis que celle-ci soit plus radicale152.

On notera les travaux D’Avery Jones qui proposent, de manière optionnelle, que l’Etat R puisse dans certains cas permettre à l’Etat P d’être traité comme l’Etat de résidence pour la relation P/S153. Cette solution est, en pratique, non efficace car purement optionnelle. Cette approche fait suite à une tentative initiale154.

150 Report of the Committee of independent expert on company taxation, 1992, p. 373.

151 Vogel (K), On Double taxation convention, Kluwer, 1996 art. 1 n° 30 p. 70. Suivi par Schaumburg, international Steuerrecht, (1998). 856.

152 Cf. Nos propositions en conclusion.

153 Avery Jones (JF), « The interaction between tax treaty provisions and domestic law », tax treaties and domestic law, IBFD

2006.

COIN, Raphaël| Thèse de doctorat | Juillet 2016

Une allusion est aussi faite dans le cahier de l’IFA du congrès de 1973, où il est indiqué que cette question relèverait du principe de non-discrimination, ce qui nous semble techniquement relativement discutable155. Le principe permet dans l’Etat P de traiter l’établissement stable comme une société résidente, il n’impacte pas la situation dans l’Etat S156.

La possibilité est aussi évoquée dans un article de 2009 de G. Zai157, qui propose

l’inclusion d’un dispositif dans le traité R/S. Afin d’éviter les abus, l’auteur envisage de limiter la solution aux revenus imposés de manière ordinaire dans l’Etat P, ce qui n’est pas satisfaisant. Nous proposons que l’évolution couvre tous les cas y compris ceux des revenus passifs.

La possibilité est aussi évoquée dans les travaux de J. Wheeler158, dans des écrits très

prospectifs sur l’étendue et l’application des traités. Le propos est étayé et convaincant, même s’il est inclus dans le cadre d’une réflexion beaucoup plus large qui ne vise pas spécifiquement les situations triangulaires. L’intéressant est que cette auteure précise que l’application du traité S/P aurait pour conséquence d’interdire l’application du traité S/R. Nous proposons aussi qu’une condition d’application du traité S/P soit la non-application du traité S/R159. On notera cependant que cette analyse reste hybride puisqu’il est proposé de reconnaître, de manière théorique, la résident de l’établissement stable uniquement lorsque celui-ci disposerait d’une substance importante, créant ainsi deux sortes d’établissements stables160. Notre proposition est de reconnaître de manière élargie cette possibilité en prenant en compte de manière triangulaire la définition de l’établissement stable, sujet non abordé, dans sa globalité, par la doctrine.

Tous ces auteurs proposent une modification du Modèle de convention pour atteindre leur but, n’allant pas jusqu’à soutenir que le texte actuel permettrait d’atteindre une telle conclusion sans changement.

155 Mouillan-Hodgberg French report, Cahier du droit fiscal Vol. LVIIIa, p. II/146. 156 Cf. Notre analyse au Chapitre 2 de la présente partie.

157Zhai (G), « Triangular cases involving income attributable to permanent establishment », LLM Paper for the ITC Leiden,

08/2008, « Triangular cases involving income attributable to permanent establishment », TNI, 23 March 2009, p. 1105.

158 Wheeler (J.C), « The missing Keystone of income tax treaties », World tax journal, IBFD, 201 p 287-288. 159Cf. Nos propositions en conclusion.

b La jurisprudence

Les éléments donnés par la jurisprudence sont plus convaincants.

La jurisprudence française n’a pas eu, à notre connaissance, de manière convaincante, à traiter de la question de l’éligibilité d’un établissement stable au bénéfice d’une convention fiscale. On notera cependant une solution issue d’une décision de la CAA de Versailles dans l’affaire Sté Dormeuil161, pour laquelle la Cour avait reconnu au

détour de la décision :

« Qu’ il ne résulte pas de l’instruction que la société Dormeuil frères london branch ltd (DFLB) aurait sa direction effective en France, ou que sa maison mère, installée en France, ne serait assujettie à l’impôt en Grande-Bretagne que pour les revenus de sources situées dans cet Etat; que dans ces conditions alors même que la SA Dormeuil frères est résidente de France au sens des dispositions précitées de l’article 3 de la convention bilatérale susvisée, sa succursale anglaise DFLB doit être regardée, en application de ces mêmes dispositions, comme résident du Royaume-Uni (..) »

Nous devons admettre que cette décision nous laisse dubitatif. Peut-être le juge n’a pas réalisé les conséquences de cette rédaction, alors que le sujet principal de l’arrêt était consacré au transfert de bénéfices pour lequel les parties ont, selon nos informations, trouvé un accord, interdisant au Conseil d’Etat d’éclaircir la question. Il faut admettre que la jurisprudence française tend plutôt à considérer qu’une succursale n’est pas résidente au sens du traité. Ainsi le tribunal administratif de Montreuil a précisé que « la succursale française de la SA Caixa Geral de Depositos,

qui est dépourvue de la personnalité morale et dont seuls les bénéfices qui lui sont

160 Proposition reprise en réalité de Schön (W.), « Person and territories : on the international allocation of taxing rights »,

British tax review 6(2010), p. 554-562.

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imputables sont imposables ne France, n’a pas la qualité de résident »162. On

remarquera que les éléments mentionnés ne relevant pas, selon nous, de la qualification de résident, tant la personnalité morale que le droit limité d’imposer au revenus alloués à l’établissement, n’étant ni l’un ni l’autre des critères suffisants. D’autres décisions rendues à l’étranger, plus remarquables, offrent une analyse plus nuancée.

On notera, par exemple, la décision rendue par la High Court britannique dans le cas

Commerzbank163. La situation factuelle était la suivante. Deux banques allemande et

brésilienne recevaient par l’intermédiaire de leur succursale britannique des intérêts versés par des résidents américains. La question était de déterminer si le traité Royaume-Uni/Etats-Unis pouvait s’appliquer et ainsi considérer les établissements comme résidents bénéficiaires des revenus au sens de ce traité, question à laquelle la Cour britannique a répondu positivement.

Allemagne Royaume-Uni Intérêts USA Brésil Décision Commerzbank

Selon l’article 15 du traité en vigueur, les intérêts reçus par un résident britannique de source américaine pouvaient être exonérés dans certaines conditions. Il convient de noter que ce traité se différenciait du Modèle de convention par le fait que l’article 1er

162 TA Montreuil SA Caixa de despositos, 16 décembre 2013, n° 1210546. La nouvelle convention France-Grande-Bretagne

n’était pas en vigueur aussi la question de la non-discrimination ne s’est pas posée de manière assez surprenante quant au montant créditable.

ne limitait pas son champ aux « résidents » des deux Etats. La conclusion retenue par la Cour semble démontrer que l’existence de l’article 1er a été un élément essentiel pour décider de l’application du traité à des personnes localisées dans un Etat tiers. Si nous acceptons cet argument, alors les effets de la décision seraient limités dans le cadre des conventions récentes, conformes au Modèle de convention fiscale. Cette limitation liée à une précision aussi formelle peut être, selon nous, prise en compte par un juge mais n’affecte pas notre raisonnement, surtout si l’on considère que la référence au résident dans l’article 1 n’est pas totalement fondée sur une volonté d’exclure les établissements stables164.

En dehors du champ d’application du traité, certaines décisions se sont interrogées sur l’étendue de l’assujettissement nécessaire pour qu’un établissement puisse obtenir la protection d’une convention fiscale. On mentionnera dans ce domaine une décision rendue par la Cour suprême du Canada.

Dans l’affaire Crown Forest165166, la Cour suprême du Canada devait décider si

Norsk, une société constituée aux Bahamas, était résidente167 des Etats-Unis en

application de la convention Canada-Etats-Unis. Si tel était le cas, Norsk pouvait alors bénéficier d’un taux de retenue à la source réduit sur les revenus de loyers168, qu’elle tirait de son unique bureau localisé à San Francisco (cette dernière exerçait une activité de leasing de barge du Canada).

On remarquera que la solution n’était pas évidente puisque, en première instance, le juge avait donné droit à Norsk, ainsi qu’en appel.

164 Cf. Nos développements précédents.

165 Crown Forest Industries Ltd. c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 802.

166 Ward (D) and al, « Resident of a contracting state for tax treaty purposes: a case comment on Crown Forest industries », Canadian Tax Journal (1996), vol. 44, no. 2, p. 408-424. Vincent (F), « Crown Forest industries The OECD Model

Convention as an interpretative tool for Canada’s tax conventions », Canadian tax journal (1996), vol. 44, n° 1, 38-58; Goyette (N), « Un second regard sur l’abus de convention fiscal », Canadian tax Journal (2003), vol. 51, n° 2 p. 719-763.

167 Le traité entre le Canada et les Etats-Unis d'Amérique en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune (1980) (adoptée

au Canada par la Loi de 1984 sur la Convention Canada-Etats-Unis en matière d'impôts, S.C. 1984, ch. 20), définissait dans son article IV le résident comme « toute personne qui, en vertu de la législation de cet Etat, est assujettie à l'impôt dans cet

Etat, en raison de son domicile, de sa résidence, de son siège de direction, de son lieu de constitution ou de tout autre critère de nature analogue (…) ».

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La société Norsk, même si elle était dans le champ d’application de l’impôt américain exploitant une entreprise dans cet Etat, ne payait aucun impôt aux Etats-Unis169, invoquant une exonération à titre de compagnie de transport international au sens de l'art. 883 de l'Internal Revenue Code de 1986 des Etats-Unis.

La question était de savoir si cet assujettissement théorique constituait un « critère

analogue » tel que défini à l’article 4 du Modèle OCDE pour déterminer le niveau

d’imposition requis permettant d’être qualifié de résident et donc de décider que l'expression « exploite une entreprise ou un commerce » est un « critère de nature

analogue » au sens de l'article IV du traité.

La Cour suprême juge que la réponse doit être négative, car le critère « analogue » est comparé aux autres critères mentionnés à l’article 4 qui aboutissent tous à une imposition, alors qu’en l’espèce la société n’était pas imposable aux Etats-Unis. Il est ainsi indiqué :

« À cet égard, les critères applicables pour déterminer le lieu de résidence à l'article IV, paragraphe 1 impliquent plus que le simple fait d'être redevable d'un impôt à l'égard d'une part de revenu (assujettissement fondé sur la source), ils comportent l'assujettissement fiscal le plus complet qu'un Etat puisse imposer. Aux Etats-Unis et au Canada, cette imposition complète vise les revenus mondiaux. Cependant, conformément à l'art. 882 de l'Internal Revenue Code, l'assujettissement fiscal relatif au revenu effectivement relié à une entreprise exploitée aux Etats-Unis est simplement un assujettissement fondé sur la source. En conséquence, le critère de l'exploitation d'une entreprise aux Etats-Unis n'est pas de nature analogue aux facteurs énumérés puisqu'il n'est qu'un motif d'imposition fondée sur la source. »

Il a aussi été analysé si la résidence de Norsk pouvait être considérée conforme à l’intention des parties à la convention. Il est ainsi indiqué :

« La Convention a pour objet d'éviter que les compagnies constituées en personne morale dans un pays tiers (les Bahamas) ne bénéficient d'un assujettissement réduit à l'impôt sur le revenu d'une source du seul fait qu'elles traitent avec une compagnie canadienne par l'intermédiaire d'un bureau situé aux Etats-Unis. Si je comprends bien, si Norsk pouvait bénéficier d'une convention fiscale, c'est bien de celle qui a été conclue entre les Etats-Unis et les Bahamas. Il n'y a aucune raison de présumer que, dans le contexte de la présente affaire, le Canada a conclu un traité avec les Etats-Unis dans le but de céder son pouvoir d'imposition à un ressort étranger à la Convention, à savoir les Bahamas. Comme je l'ai déjà mentionné, si Norsk a bénéficié de l'exonération d'impôt prévue à l'art. 883 de l'Internal Revenue Code des Etats-Unis, c'est parce qu'elle a été constituée en personne morale aux Bahamas, lequel pays accorde une exonération équivalente aux sociétés américaines. Il me semble que Norsk et l'intimée cherchent toutes deux à réduire au minimum leur assujettissement fiscal en choisissant les régimes internationaux qui leur sont le plus directement avantageux sur le plan fiscal. Bien que ce comportement n'ait rien de répréhensible, j'estime certainement qu'il ne doit pas être encouragé ni favorisé par l'interprétation judiciaire des ententes existantes. Je ne crois pas non plus que les rédacteurs de la Convention aient voulu permettre à une société (comme Norsk) qui est redevable d'un impôt à l'égard d'un montant limité dont la source se trouve dans l'un des Etats contractants - en l'espèce, seul le revenu qui est effectivement relié aux Etats-Unis - de se prévaloir des bénéfices de la Convention même relativement au revenu qui n'est pas ainsi relié et à l'égard duquel les Etats-Unis n'ont aucun droit. »

Le juge en charge de l’affaire auprès de la Cour suprême nota que la volonté d’optimisation était présente « en choisissant les régimes internationaux qui leur sont

le plus directement avantageux sur le plan fiscal » et cela même si ces décisions

n’étaient en rien « répréhensibles ». Il est évident que cette approche ne constitua pas un élément pour un regard bienveillant de sa part.

COIN, Raphaël| Thèse de doctorat | Juillet 2016

Cette analyse peut laisser perplexe si l’on considère que les Etats-Unis et le Canada appliquent, dans de nombreuses situations, leurs traités à des situations dans lesquelles le contribuable n’est pas assujetti de manière élargie dans l’un des Etats170. En revanche, ce que cette décision confirme c’est que l’établissement peut être résident au sens du traité, à supposer qu’il soit imposable. La notion de treaty

shopping est à « géométrie variable ». A notre avis, la décision aurait été

probablement différente si l’assujettissement aux Etats-Unis de la société avait été effectif, laissant ainsi un établissement bénéficier du traité Etats-Unis/Canada.

On notera, pour mémoire, que le droit communautaire a tenté de faire évoluer la question, mais n’a pas tranché le débat de manière définitive. Dans la décision Saint- Gobain171, la CJCE s’est intéressée au régime fiscal d’imposition de l’établissement

stable lui-même, sans admettre la résidence de celui-ci au sens du traité S/P. La question tranchée par cette juridiction est cependant plus dédiée au traitement fiscal dans l’Etat de localisation de l’établissement qu’à l’assimilation directe de celui-ci à un résident, au sens de ce traité, même si les effets de cette décision peuvent être très proches172. Ces décisions semblent montrer la prudence du juge à admettre la

résidence de l’établissement stable au sens des traités, celui-ci étant prompt à retenir un argument contraire de texte173 ou même de contexte, même dans un espace harmonisé, assurant la neutralité entre filiale et succursale.

Section 2. Les situations triangulaires