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Chapitre 5 – Au-delà de la recherche de l’excellence : enjeux identitaires,

1. Contradictions et paradoxes : une médicalisation du stress ?

1.1. Tension entre objectivité et subjectivité du stress

Comme montré au chapitre 3, le discours scientifique sur le stress est très investi par les interprètes – étudiant.e.s comme professeur.e.s – pour expliquer ce qu’illes vivent avant de monter sur scène et pendant leur prestation. La définition scientifique du stress inclut une vaste palette de symptômes physiologiques, mentaux et émotionnels. Elle confère au stress une dimension objective, faisant de cet état un phénomène observable, quantifiable et mesurable qui s’explique par les théories en psychologie évolutionniste et qui touche tous les êtres humains. En ce sens, le stress est perçu par les interprètes de musique classique comme un phénomène objectif, tant dans ses manifestations que dans ses causes. Les professeur.e.s enseignant la gestion du stress (Sylvie et Alain) ainsi que les étudiant.e.s (ayant suivi les cours ou non) reprennent la théorie du C.I.N.É qui théorise les quatre éléments qui induisent du stress, à savoir le manque de contrôle, l’imprévisibilité, la nouveauté et la menace de l’égo. Toute situation qui présenterait un ou plusieurs de ces facteurs serait prompte à causer du stress. Sans forcément faire explicitement référence à cette théorie, plusieurs étudiant.e.s mentionnent ces éléments, soulignant le sentiment de ne pas avoir de contrôle sur la situation, d’être exposé.e et donc en proie aux jugements des autres ou encore ne pas savoir à quoi s’attendre en montant sur scène, n’étant pas encore assez habitué.e.s à performer. En revanche, les discussions plus approfondies sur le stress montrent bien qu’il n’est pas si facile d’en cerner les contours et que le stress varie grandement d’un instrument à l’autre. On ne peut donc pas véritablement parler du stress des musicien.ne.s comme d’un stress homogène et véritablement objectif puisqu’il dépend fortement de l’instrument joué. Ainsi, le stress n’est ni universel, ni simplement individuel mais indéniablement culturel et plusieurs niveaux d’analyse sont requis pour en saisir la complexité.

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Comme exposé au chapitre 3, l’instrument joué a un forte influence dans la perception du stress et notamment des sensations physiques et des symptômes physiologiques. En ce sens, le stress est toujours perçu comme étant objectif dans la mesure où il dépend de l’instrument joué, mais il n’existe pas vraisemblablement de réaction stéréotypée qui serait commune à tou.te.s les interprètes. En outre, même si, à écouter les interprètes d’un même instrument discuter de leur stress, on pourrait croire qu’illes font face aux mêmes difficultés, les entretiens révèlent qu’il existe également un grand nombre de différences individuelles. Le stress est alors tout à fait subjectif puisque chacun.e le conçoit et l’expérimente différemment. De plus, si la réponse de stress est toujours reliée au fait de devoir s’exposer sur scène – ce qui implique que la scène est, objectivement, une situation qui cause du stress – il existe également de nombreuses variations individuelles. Derrière l’idée que la scène est, en soi, une menace, c’est finalement un ensemble de facteurs variés qui peuvent provoquer du stress chez les musicien.ne.s. Si chacun.e semble, de prime abord, redouter le fait de monter sur scène, chacun.e a finalement ses raisons propres de craindre ce moment-là.

Parce que le stress est perçu comme étant très subjectif et très personnel, plusieurs étudiant.e.s considèrent que le rôle de l’université n’est pas de leur apprendre à gérer leur stress. Selon plusieurs, c’est d’ailleurs impossible puisqu’il s’agit d’un phénomène qui varie beaucoup trop d’une personne à l’autre. Ainsi, « chacun doit trouver sa solution » et les cours sur le stress sont reçus comme des conseils et des outils mis à leur disposition plus qu’un enseignement véritable. Plusieurs personnes affirment qu’il est du ressort de l’interprète de chercher des solutions. Elles considèrent d’ailleurs que la faculté de musique leur fournit suffisamment d’aide à ce sujet et qu’il s’agit surtout, pour les étudiant.e.s, de prendre leurs problèmes à bras le corps. Nonobstant cette tendance, une clarinettiste me tient un discours tout à fait différent. Pour elle, il est certain que la faculté pourrait faire beaucoup plus et accompagner véritablement les musicien.ne.s dans ce processus. Saluant les cours sur la santé corporelle et la gestion mentale qui accompagnent le fait de performer, elle regrette cependant qu’il n’y ait pas de cours pratiques dans lesquels les étudiant.e.s pourraient véritablement se mettre en condition et appliquer les conseils qui leur sont prodigués. Allant dans le sens inverse, une majorité des participant.e.s à la recherche ont souligné les multiples opportunités à s’entraîner à jouer en public au travers des nombreux événements organisés à l’université

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tels que les récitals, les concerts de chambre ou les concerts de classe. Il n’en demeure pas moins que personne ne semble remettre en question le fait que le milieu rende ce stress possible, voyant celui-ci comme un état inéluctable, inévitable, intrinsèque à l’interprétation de musique classique.

Il semble donc y avoir deux mouvements contraires dans la conceptualisation du stress. Tout d’abord, une standardisation de la notion : le stress, objectif, concerne tout le monde. Cette vision s’accompagne de l’idée que le stress est normal, qu’il s’agit d’une condition normale. En revanche, personne n’affirme devoir passivement subir cette condition. En ce sens, le stress est un problème – une situation requérant une solution – ne relevant toutefois pas de l’ordre du médical. Le discours sur l’aspect naturel du stress a, à première vue, pour effet d’empêcher la stigmatisation des individus. Pourtant, à y regarder de plus près, les contours d’un stress normal sont tracés et la frontière est mince entre l’état normal et l’état pathologique, entre le ou la musicien.ne adéquat.e et le ou la déviant.e. En effet, lorsque la personne n’arrive plus à monter sur scène, lorsqu’elle rate ses performances ou consomme des médicaments, son stress ne fait plus partie de l’univers du normal. On bascule alors dans une conception très subjective et individualisante du stress rattachée à l’identité même du sujet : tout le monde n’en souffre pas de la même façon. Le médicament est alors l’un des signes, particulièrement puissant, que ce stress est anormal, pathologique puisqu’il requiert une solution considérée extrême. Tous les discours qui postulent que le stress est un état très personnel qui résulte de l’interprétation – biographiquement construite – de la personne contribuent dès lors à ce que l’interprète atteint.e de stress ne soit plus dans le paradigme de la profession. Avant de discuter davantage de la relation avec les techniques de gestion du stress et de la place du médicament, il est intéressant d’explorer le deuxième axe de cette tension construit sur la notion de responsabilité.

1.2. Entre responsabilisation et déresponsabilisation : l’interprète comme