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Chapitre 4 La morale autour de la gestion du stress : le cas révélateur des

3. Les bétabloquants, objets révélateurs et producteurs

3.2. La menace de la robotisation : jouer avec sa sensibilité humaine

Discutant avec Morgane de sa consommation de bétabloquants, Jeanne doute de leur efficacité et en critique les effets : « T’es coupée de tes sensations, enfin j’imagine, tu dois moins bien jouer, tu manques quelque chose ». À l’instar de Jeanne, plusieurs personnes qui n’ont jamais consommé de bétabloquants considèrent qu’ils suppriment la réponse de stress, et même plus, qu’ils enlèvent toute émotion, entraînant une déconnection avec soi et la musique :

Thomas : « J’ai pas vraiment d’opinion personnelle.. ben oui mais c’est que j’ai pas eu vraiment l’expérience avec ça, autant moi que d’autres, mais j’ai eu beaucoup de témoignages puis de… de ouïes dires là. »

Chercheure : « Ok, pas de témoignages directs ? »

Thomas : « Euh les deux. J’ai des musiciens semi-professionnels, des profs qui ont vu des gens complètement déconnecté du jeu de la musique, de la réalité, jouer sans émotion, être dépendant, moi là je me suis retenu au dernier cours quand Sylvie, y avait une professeure là qui est vraiment contre, moi j’étais pas mal plus de son côté. » (Thomas, étudiant au baccalauréat, secteur vents)

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Thomas fait ici référence aux propos d’une professeure venue parler de sa gestion du stress dans le cours de Sylvie. Abordant d’elle même le sujet, elle avait déclaré « Je crois pas aux médicaments ». Je l’avais déjà entendu manifester sa désapprobation au cours d’une rencontre avec plusieurs professeur.e.s alors que je préparais mon arrivée sur le terrain. Elle avait affirmé avec certitude qu’aucun.e de ses élèves n’en consommait et avait très clairement expliqué sa position sur le sujet, position qu’elle défend alors dans le cours :

Prof : « J’en ai jamais pris mais je l’ai observé. Ça coupe des émotions, tu sais pas vraiment ce que ça fait. »

Sylvie nuance ses propos mais elle renchérit sans trop lui prêter attention.

Prof : « Le problème avec ça, c’est que tu te sens tellement bien que c’est trop facile de retourner à ça. »

Sylvie [avec un air sceptique] : « Et qu’est ce que tu as observé ? Comment ? »

Prof : « Oui oui non non, j’ai vu... Souvent, les musiciens des États-Unis viennent avec des médicaments. Ils sont totalement détachés, pas conscients. Un gars avait traversé la rue sans regarder! Genre ‘tout va bien’ complètement relax [Elle mime quelqu’un de mou et à l’air ahuri]. Il faut apprendre à gérer les anxiétés. Moi, je suis pas confortable mais, c’est comme ça, la nervosité c’est normal. Tu le fais quand même. Et peut être que c’est pas si mauvais. »

Pour la professeure, les médicaments déconnectent complètement l’interprète de ses sensations et le plongent dans un état second qui lui enlève toute vigilance et toute concentration. Elle valorise ensuite la place des émotions dans le jeu musical, reléguant alors la technique instrumentale au second rang. Dyslexique, elle raconte comment il est difficile pour elle de lire et d’apprendre une partition, soulignant l’importance des émotions mises dans la musique. Elle lance que « Souvent, les pas parfaits sont émotivement plus riches » précisant qu’ « Il y a de la place pour tout le monde. Il faut aller en haut pour voir c’est où ta place ». Plusieurs étudiant.e.s, au cours de la recherche, ont déclaré qu’une technique parfaite était souvent moins importante que l’intention placée dans la musique, reprenant les propos de leurs professeur.e.s. Pourtant, dans les faits, tou.te.s semblent très préoccupé.e.s par le travail technique. Ajouter des émotions ou « parler avec son instrument » sont des étapes qui viennent par la suite, pour améliorer la performance quand le morceau est suffisamment travaillé et qu’il est enfin possible de « se détacher de la partition ».

De même, un étudiant en cordes, Jean-François, raconte s’être fait suspecté par son professeur d’avoir consommé des bétabloquants. Suite à un concert de classe, son professeur

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lui avait envoyé un SMS lui demandant s’il avait joué sous l’influence de médicaments car il lui avait semblait particulièrement « froid » et déconnecté de la musique. Il s’était alors senti très blessé que son professeur pense qu’il avait « besoin de ça » pour performer, qu’il ne pouvait pas « s’en sortir par lui-même » et insulté d’avoir été pris pour un tricheur qui n’aurait pas pris la peine de travailler sur lui. Entendant son histoire dans le cours de Sylvie, l’étudiant également pharmacien avait alors rétorqué : « Il y a une fausse idée qui est celle que ça enlève les émotions. Les béta n’agissent pas dessus. Ce serait contradictoire qu’on donne des postes aux gens détachés ! » Il ajoute que les médicaments viennent simplement bloquer l’adrénaline qui est sécrétée en situation stressante, « Donc on est comme on est en ce moment là, quand on sécrète pas d’adrénaline ». En ce sens, leur effet n’est pas spectaculaire puisqu’il s’agit ici de reproduire un état habituel, sans symptômes physiques du stress.

De façon générale, cette idée semble quand même répandue mais se retrouve seulement chez les personnes contre le recours au médicament. Cette idée est réfutée par ceux et celles qui en consomment ou en tolèrent l’usage. Une consommatrice occasionnelle rencontrée dans une autre université me raconte, encore fâchée et visiblement touchée, une plaisanterie lancée par un de ses collègues. Reprochant à son entourage de ne pas réagir à une de ses blagues, il lance « Arrêtez les bétabloquants ! » faisant référence à une absence d’émotions chez ses interlocuteurs.rices. Visiblement vexée par la réflexion, elle souligne qu’il n’a rien compris au fonctionnement des médicaments et que la blague qu’il avait racontée n’était tout simplement pas drôle. Elle se plaint que « beaucoup de gens disent que ça enlève les émotions mais c’est n’importe quoi ». Elle explique que les bétabloquants inhibant simplement l’adrénaline béta responsable « du stress négatif », ils ne suppriment en rien les effets de l’adrénaline alpha responsable « du stress positif » et ne viennent pas agir sur ses pensées ou ses émotions. Ainsi, il resterait tous les symptômes psychologiques négatifs à gérer. Si cela semble fondamental dans l’argumentation, c’est parce que, d’une part, cela permet d’avancer qu’un travail reste à faire et que ce n’est donc pas seulement au médicament que revient tout le mérite d’une performance réussie ; et parce que, d’autre part, les émotions humaines liées au stress subsistent. La musique interprétée n’est pas touchée et les émotions transmises restent authentiques, « vraies » et profondément humaines. Ce débat est très similaire aux débats sur l’amélioration cognitive ou la supplémentation chimique au niveau

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des troubles mentaux de façon plus générale. Le recours aux médicaments fait émerger les peurs liées aux technologies : entre amélioration (sans fin), déshumanisation et robotisation.

Au delà du débat sur les émotions, les bétabloquants semblent également symboliser un stress très intense et anormal. Ils sont le signe d’une mésadaptation du ou de la consommatrice au milieu et viennent donc questionner sa place dans le milieu. Les bétabloquants défient alors l’identité de l’interprète en remettant en question ses capacités et ses ambitions de carrière.