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Chapitre 4 La morale autour de la gestion du stress : le cas révélateur des

1. La gestion du stress : discours normatifs et construction de la déviance

1.1. Gestion « banale » et rapport intime à soi

Comme je l’ai effleuré précédemment, la gestion du stress est ici à prendre au sens large, référant à un ensemble de pratiques et de stratégies qui visent à gérer le stress lié à la performance sur scène ou en prévision de l’événement (et donc en amont du stress véritablement vécu). Il semblerait que cette gestion soit en grande majorité très personnelle, très individuelle et plutôt ancrée dans l’habitus des musicien.ne.s. Sans forcément verbaliser leurs actions comme étant des techniques, les étudiant.e.s mettent en place un grand nombre de stratégies dans leur vie personnelle ou juste avant de jouer pour optimiser leur performance et se mettre dans la musique. Ainsi, dans les couloirs avant une audition, on peut observer toute sorte de comportements qui visent la gestion de soi. Devant la salle de l’audition, tou.te.s les concurrent.e.s sont présent.e.s, attendant de connaître l’ordre de passage et les directives sur les pièces à jouer. Dans cet espace plutôt restreint mais néanmoins lieu de passage, les étudiant.e.s marchent, s’assoient à terre ou sur des chaises laissées là, se recueillent ou au contraire, rient et discutent d’une façon qui trahit leur nervosité. Beaucoup répètent ou lisent frénétiquement leurs partitions, laissant paraître un certain sentiment d’urgence. Certain.e.s préfèrent s’isoler dans un couloir plus calme ou dans les salles de pratiques, s’adonnant à des exercices de respiration ou répétant les passages difficiles, tandis que d’autres sortent dehors

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fumer une cigarette. Sous son air décontracté, Édouard m’avoue que la cigarette participe à diminuer son stress. Alors que nous discutons brièvement, je vois que ses pensées sont ailleurs. Il se retire finalement dans une salle de pratique vingt minutes avant son heure présumée de passage pour profiter d’un moment de calme avant de jouer.

Avant de se présenter sur scène ou devant le jury, les musicien.ne.s « se chauffent » c’est-à-dire qu’illes réveillent leur muscles, réchauffent leur instrument, retrouvant la fluidité qu’illes connaissent dans leurs salles de pratiques sans toutefois se fatiguer. Il s’agit ici d’une gestion minutieuse de son énergie : il faut répéter sans se brûler, s’économiser afin d’être à la fois énergisé.e physiquement et éveillé.e mentalement. Pour ce faire, Elsa joue lentement la pièce qu’elle va interpréter, elle répète certains passages difficiles rapidement mais ne joue jamais la pièce au complet « parce que c’est une perte d’énergie. Une perte d’énergie et une perte d’inspiration aussi. Parce-que, le jour J, t’es pleine d’inspiration, pleine d’émotions mais si tu fais ça, c’est comme si tu gaspilles un petit peu de ton énergie pour autre chose ». Elle se compare à un athlète s’apprêtant à courir le 100m qui « ferait des étirements avant de courir plutôt que de courir », qui s’élancerait simplement sur les trois premiers mètres pour pratiquer ses départs mais qui n’irait pas au bout de sa course. Elle tente également de se mettre « dans l’émotion de la pièce », révélant une gestion de ses émotions en amont de la performance. Elle visualise la scène et s’imagine en condition afin de ne pas être surprise et « d’être en contrôle, au moins de tes émotions ».

C’est également en amont que la préparation se fait. Énormément de personnes m’expliquent que les auditions ou les concerts sont des événements spéciaux auxquels on se prépare d’avance, ne serait-ce qu’en s’en rappelant régulièrement l’existence et en prenant certaines dispositions : ne pas travailler ou ne rien prévoir la journée même, ne pas sortir la veille, bien manger et bien dormir. Vanessa raconte :

« Juste avant, bon généralement le matin, la veille, déjà les jours avant, j’essaye de bien dormir, de bien manger, de pas trop me crever, des choses comme ça, encore que je faisais ça y’a quelques années et maintenant, j’ai tellement confiance en mon instrument justement je me permets... je sais que même en ayant dormi 7h, pas beaucoup, je sais que je peux chanter le matin « « mais malgré tout j’essaye de me coucher tôt la veille, de bien dormir, de faire du yoga le matin même si ça c’est un truc » (Vanessa, étudiante à la maîtrise, chant classique)

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Pour certain.e.s, cette préparation est primordiale. C’est le moment de prendre soin de soi, de « se retrouver ». Thomas prend soin de son apparence et semble observer une sorte de rituel qui le plonge dans l’ambiance solennelle des performances :

« Mettons que je sais que j’ai un concert à cinq heure ou à sept heure du soir, ben probablement que je vais rien faire de la journée. C’est à dire pas prendre de rendez- vous à part si c’est pour mes cheveux ou des choses comme ça, pas faire de travaux, pas faire de devoirs, pas... t’sais je vais rien faire parce que ben, j’vais prendre ma douche, j’vais prendre le temps de choisir mes vêtements, faire mes cheveux, j’vais faire des retouches toute ça, essayer de me réchauffer, faire des trucs... T’sais, ça c’est normal, t’sais ça fait partie... mais je vais rien faire d’autre. Ça fait partie peut être de ma préparation » (Thomas, étudiant au baccalauréat, secteur vent)

De même, Elsa range sa chambre et prévoit ce qu’elle va manger d’avance pour que rien ne vienne entraver sa concentration et que toute son attention puisse se porter sur la performance :

« J’ai tendance à sur-organiser ma vie : de telle heure à telle heure je travaille ça, je vais manger ça, je vais faire l’épicerie à telle heure, euh... je fais le ménage genre la semaine d’avant mon récital ou mon concours parce que je veux que ma chambre elle soit propre tu vois pour bien dormir, pour tout ça. Fait que tu prépares un peu ta vie... » (Elsa, étudiante à la maîtrise, secteur cordes)

De son côté, Jeanne se retire chez elle, la journée d’un récital, pour se retrouver seule et prendre « du temps pour elle ». Édouard me partage son admiration envers elle :

« Là elle va rentrer chez elle et prendre du temps pour elle pour se préparer pour ce soir tu vois. C’est un truc que j’admire chez elle et qu’elle m’a appris, c’est qu’elle se connait tellement bien cette fille! Elle sait ce qui est bon pour elle, elle sait ce qu’il se passe en elle. » (Édouard, étudiant à la maîtrise, secteur cordes)

De façon plus générale, j’ai souvent observé ce comportement de recueillement, ce désir de se retrouver seul.e, de s’isoler dans une bulle rassurante et réconfortante dans laquelle tout est sous contrôle : le temps, l’espace, le corps. Il s’agit de rendre tout ce qui entoure la performance prévisible, pour se rassurer de l’issue de celle-ci et ainsi compenser la perte de contrôle une fois rendu.e sur scène. Qu’elle qu’en soient la logique et la finalité, la gestion du stress est ici intime et très personnelle ; elle n’est pas déclarée comme telle et ne fait pas l’objet d’un apprentissage formel. Au contraire, chacun.e déclare avoir développer des habitudes et des routines qui rendent l’approche de l’événement plus agréable tout en

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améliorant la performance, toutes ces « techniques » ayant en commun de procurer un sentiment de contrôle et d’apaisement chez les interprètes.

1.2. Apprentissage formel et institutionnalisation de la gestion du stress,