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Chapitre 1 Médicament, drogue ou dopage ? Réflexion anthropologique et sociologique

2. Légitimité ou condamnation des usages : les utilisations du médicaments comme

2.1. La malléabilité des substances et la souplesse des catégories

« Il n’y a pas un remède « en soi », en dehors d’un contexte particulier, pas davantage des poisons universels ou des agents ubiquitaires du mal »5

Cette affirmation rappelle qu’une substance ou une molécule peut être considérée de plusieurs façons : produit pharmaceutique ou drogue illicite. Le terme de pharmakon démontre bien la malléabilité des substances qui peuvent être à la fois des remèdes et des poisons et qui ont, dans tous les cas, la capacité de transformer de l’intérieur un corps (Persson, 2004; Lovell et Aubisson, 2008). Ainsi, selon la dose, la fréquence et les circonstances de l’usage, une substance peut avoir différentes fonctions, différentes significations mais également différents effets sur le corps. Le pharmakon implique donc la possibilité de plusieurs dénominations, celles-ci n’étant pas imperméables les unes aux autres (Ehrenberg, 1998).

Ces dénominations démontrent par ailleurs que les médicaments et les drogues sont certes des molécules mais également des constructions sociales, culturelles et historiques. Elles ne sont en revanche pas figées dans le temps et font preuve d’un certain dynamisme et d’une redéfinition constante qui rendent les frontières fluctuantes. Virginia Berridge (1998) fait remarquer l’absence d’une telle distinction en anglais avec l’utilisation du terme drug désignant « toute substance absorbée dans le corps dans un but autre que de nourrir » soulignant dès lors le caractère incertain et relatif de toute drogue ou médicament (Berridge, 1998). Ainsi, si les significations attribuées aux substances sont construites, il ne s’agit pas pour autant de les écarter. Au contraire, puisqu’elles persistent dans notre langage et qu’elles ne sont pas employées comme synonymes, il convient de les prendre très au sérieux et de les étudier afin de révéler la grammaire sociale qui rend ces termes possibles (Ogien, 1998). Elles sont donc « significatives et révélatrices non seulement de la nature et des effets de ces produits et des pratiques qui les entourent, mais également d’une ensemble de jugements de valeur. » (Wojciechowski, 2005, 181).

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Les représentations sociales des drogues et des médicaments ne sont pas seulement un constat, une observation, elles sont également productrices de pratiques puisqu’elles instituent les possibilités d’usages et de représentations. En effet, « Faire quelque chose avec le langage, c’est agir sur le langage. Inversement, c’est en se pliant à cette norme que s’institue un champ d’accès au sens qui, en permettant le déroulement de l’activité, en constitue l’identité. » (Escots, 2014, 63). En outre, elles font partie de l’ensemble des conditions qui rendent possibles certains phénomènes mais qui peuvent, par ailleurs, être problématiques. Albert Ogien (1998) prend par exemple le cas des traitements de substitution, explicitant que la notion même de substitution et les critiques qui lui sont faites sont le reflet d’une grammaire sociale qui leur préexiste. Il propose donc de ne pas étudier le phénomène en soi mais tous les éléments qui le rendent possible et pensable. Toutes ces conceptions culturelles et ces opinions sociales appartiennent à la fois à tout le monde et à personne. Elles sont un socle collectif qui institue la normativité (Otero & Namian, 2011). S’intéressant également aux traitements de substitutions aux opiacés, Escots (2014) affirme que la drogue est une forme symbolique qui vient délimiter les possibilités d’usages, forme qui en prend plusieurs au travers des « pratiques langagières, techniques et d’interactions sociales innombrables » (Escots 2014, 52). Il rappelle le caractère non-intrinsèque de la drogue proposant une vision non-essentialiste dans les mots du sociologue Howard S. Becker6 : « [la drogue] ne désigne pas une catégorie scientifique ou pharmacologique. Elle se réfère plutôt à une catégorie qui reflète la manière dont une société a décidé de traiter une substance » (Escots 2014, 59), raisonnement que l’on peut bien évidemment appliquer au médicament.

Dès lors, la drogue et le médicament sont des figures qui font partie d’un discours plus vaste. Si l’on se réfère à la pensée de Michel Foucault, on peut penser la drogue comme une référence permettant de véhiculer une véritable morale. Dans La volonté de savoir (1976), Foucault s’interroge sur l’injonction au discours sur la sexualité. Marcelo Otero et Dalhia Namian (Otero & Namian, 2011) appliquent le même raisonnement à la souffrance, argumentant que souffrir - au même titre que parler de sa sexualité - permet de révéler qui l’on est, de parler de soi aux autres et à soi-même et, on pourrait même ajouter, d’exister en

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société. Il semble que la drogue puisse jouer un rôle similaire. Selon ce qu’elle en fait, ce qu’elle en dit et ce qu’elle en pense, une personne révèle la position qu’elle entend prendre dans la société et plus subtilement, dévoile ses valeurs, désirs et ses attentes. Ainsi, en consommant des psychotropes ou en condamnant l’usage, l’individu se dévoile aux autres. Ce ne sont donc pas simplement les désirs individuels et les effets recherchés (plaisir, ivresse, performance) qui se cachent derrière la consommation de substances mais une véritable identification du sujet. Il s’agit finalement d’« une occasion institutionnalisée et privilégiée de définition identitaire (connaissance, reconnaissance, différenciation, etc.) » (Otero & Namian 2011, 231). Tout comme la sexualité et la souffrance, la consommation de substances modifie profondément les personnes et incarne des représentations de soi et des autres. Ces discours et significations nous informent sur la normativité. Ainsi, en incarnant la notion même de mauvais usage de substance, le label de « drogue » a moins pour effet de punir les consommateurs.rices que de contrôler les usages de substances et leur rapport à celles-ci, asseyant notamment la légitimité des représentations sociales de la majorité normale. Comme l’écrit Otero :

« Ainsi, les représentations sociales de cette majorité normale qu’on désigne comme étant les honnêtes gens, se voient confirmées et rassurées au travers des multiples rituels de condamnation, de sanction ou de constitution en pathologie opérant continuellement sur les nombreuses formes de transgression des normes partagées par les membres d’une société. » (Otero, 2012, 6).

De la même façon, la notion de thérapie incarnée dans le médicament informe les gens sur les usages corrects et légitimes de substances sous couvert d’une vérité énoncée. Ainsi, les termes de drogues et de médicaments ne sont pas, encore une fois, des appellations anodines mais sont toutefois floues de par leur relativité contextuelle. Le recours à des traitements de substitutions pour compenser et, théoriquement, diminuer la dépendance aux drogues montre bien la fragilité de la frontière entre drogue et médicament.

2.2. Du médicament à la drogue en passant par le dopage : les usages