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Plaisir et vocation : le stress comme symptôme d’une contradiction identitaire

Chapitre 5 – Au-delà de la recherche de l’excellence : enjeux identitaires,

2. Entre inclusion et exclusion : les enjeux identitaires autour du médicament

2.1. Plaisir et vocation : le stress comme symptôme d’une contradiction identitaire

L’enquête de terrain révèle que les discussions sur le stress s’accompagnent presque inévitablement d’une réflexion sur la pratique musicale et sur le métier de musicien.ne.s. Le sujet du stress soulève (et dévoile) les attentes qu’ont les musicien.ne.s envers eux et elles- mêmes ainsi que leurs idéaux de performance. L’idéal de réussite est de dépasser les difficultés techniques ainsi que les préoccupations personnelles afin de se consacrer entièrement à l’interprétation de la musique et ainsi transmettre le message et les émotions de la pièce jouée à l’audience. Le stress, en ce sens, ne divulgue pas seulement les émotions de la personne lorsqu’elle monte sur scène mais dévoile son rapport à la scène et informe de la façon dont elle considère sa profession.

Il existe en effet une véritable idéalisation de la figure de l’artiste passionné.e qui consacre sa vie à la musique et que rien d’autre ne vient heurter, surtout pas des peurs personnelles telles que la crainte d’être jugé.e par ses pairs, ce qu’une bassoniste qualifie de « égocentrisme » et d’ « égoïsme ». Cela révèle l’idée que le ou la musicien.ne doit se dédier complètement à sa pratique musicale. Le stress est dès lors perçu comme un échec en soi puisque l’interprète a failli à sa mission artistique en se laissant guider par des craintes personnelles. Il existe également une certaine gêne à avouer que l’on a peur d’aller sur scène car cela peut être interprété comme un manque de plaisir. Or, le plaisir est un élément fondamental pour la performance musicale (voir chapitre 3 en 3.2 et 3.3) mais également au sein de la profession. Le stress devenant apparent, il met les émotions de la personne à nu et révèle ses peurs à jouer de la musique. Dès lors, le stress pointe une contradiction identitaire, entre l’amour de la musique et la réalité d’une carrière d’interprète de musique classique. Les représentations des bétabloquants s’inscrivent dans cette même veine. Avoir besoin de médicament est synonyme de souffrance et donc d’une absence de plaisir. Les places étant

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limitées, les interprètes considèrent qu’il s’agit d’un privilège de pouvoir vivre de leur art et il ne reste donc plus de places pour ceux et celles qui souffrent. Prendre un médicament signifie que l’on n’est pas adapté.e pour cette profession et qu’il faut laisser sa place aux autres. Cette contradiction tend donc à être interprétée comme un échec individuel plutôt qu’un besoin de remise en question des modalités du milieu. Cela génère une pression sociale sur les individus à transformer leur ressenti, à changer leur souffrance en plaisir, ou du moins en détente.

L’absence de médicament, au contraire, signifie que la personne est en contrôle de son stress ou du moins fait les démarches nécessaires pour reprendre le contrôle. Dès lors, le stress ne menace plus la cohérence de l’identité. Le stress témoigne alors des difficultés propres à la profession et les musicien.nes ne manquent pas d’en tirer un sentiment d’accomplissement. La fierté d’avoir réussi à surmonter la peur de monter sur scène pour partager l’art compense les efforts et la souffrance passagère vécue. L’euphorie (lorsque le sentiment d’avoir réussi est présent) qui en résulte vient également contrebalancer les sensations négatives. En revanche, cette fierté n’est perçue comme possible que lorsque la gestion du stress résulte d’un travail, ce qui exclut la consommation de médicament. Ce discours moralisateur sur les médicaments s’inscrit dans des débats plus larges sur l’amélioration humaine et le recours aux technologies, quelles qu’elles soient, pour y parvenir. Ces débats opposent les libéraux, proches des mouvements transhumanistes (Le Dévédec, 2017) – pour lesquel.le.s le médicament est un outil comme les autres qui peut et doit être utilisé pour améliorer les capacités humaines – aux conservateurs.rices qui insistent sur l’importance du travail et de l’effort dans l’obtention de résultats, s’appuyant sur la dichotomie qui oppose naturel à artificiel .

C’est donc dire que les musicien.ne.s tirent également parti de leur expérience du stress puisqu’illes peuvent revendiquer leurs compétences personnelles à le gérer. Tout comme pour les travailleurs.euses du centre d’appel étudié par Sarfati, l’expérience de stress est, dans une certaine mesure, valorisée puisqu’elle signifie, également un engagement de la part des individus (Sarfati, 2008). Pour les personnes qui persévèrent dans le milieu et considèrent réussir à surmonter les obstacles, gérer son stress constitue une compétence que la personne a réussi à acquérir prouvant sa légitimité et ses capacités à devenir professionnel.le. Cela va de pair avec la responsabilisation des individus.

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Le médicament, en symbolisant un stress maladif, apparaît comme un marqueur d’inclusion ou d’exclusion dans le milieu, ayant en effet le pouvoir de questionner la place d’un individu dans le milieu. Parce que le stress est social et moral, il implique l’identité de la personne, et les jugements à l’égard de sa valeur, devant elle-même mais également devant les autres. La gestion du stress est, de la même façon, une pratique sociale puisqu’elle vise à rendre cette contradiction acceptable, à la supprimer ou à la cacher aux autres.

2.2. Les deux facettes contradictoires du médicament : entre exclusion et

hyper-conformisme.

Au-delà de la nécessité de performer au meilleur de soi et de gérer son stress adéquatement, les moyens mis en œuvre pour gérer ce stress ont une portée sociale et s’inscrivent dans une logique identitaire au même titre que l’expérience même de cette émotion. Les débats et les questionnements autour du recours aux bétabloquants montrent bien qu’il n’est pas seulement question de performance mais bel et bien de la construction de son identité de musicien.ne.s ainsi que de l’élaboration et de l’établissement d’une morale autour de la profession. Comme l’affirme Collin, les médicaments jouent un rôle dans l’élaboration d’une identité collective autour de leur consommation mais également autour de leur refus. C’est finalement par le partage d’opinions communes et de perceptions similaires sur les médicaments que les individus partagent leurs valeurs et bâtissent leur identité :

« Drugs serve as catalysts when they become the object around which new socialities appear, be it through non-medical or illicit use, as in the case of cognitive enhancers (also called smart drugs), or through the rejection of a diagnostic label and subsequent treatment, as in the management of extreme shyness with psychotropic drugs. Pharmaceuticals would then play a significant role in building collective identities through individuals sharing their experiences related to consuming the drugs or, on the other end of the spectrum, their refusal to use them. » (Collin 2016, 10)

Parmi les multiples techniques de gestion du stress qui existent et sont mises de l’avant dans le milieu, le médicament apparaît comme un élément dérangeant ; il est synonyme de déviance. Il existe un tabou performatif : personne ne souhaite se voir associé.e aux bétabloquants. Il est possible d’en parler mais toujours de façon impersonnelle, comme d’un sujet lointain qui ne nous touche pas, ne nous concerne pas. Il persiste une idée préconçue des utilisateurs.rices, un préjugé, si l’on se fie à la prétention des personnes interrogées de ne

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connaître aucun.e consommateurs.rices : tantôt il s’agit une personne qui n’est pas faite pour le milieu et qui devrait changer de voie ; tantôt d’une personne dépendante qui triche et qui, finalement, pénalise son interprétation au prix de la performance technique. Ces deux stéréotypes participent à associer le recours aux médicaments comme une pratique déviante. En revanche, il semble exister deux interprétations. D’une part, le recours signifie un stress pathologique, le médicament remplissant dès lors sa fonction véritable de soin mais qui exclut le ou la consommatrice. D’autre part, le recours signifie un désir de s’améliorer sans toutefois passer par le travail nécessaire, de brûler les étapes (l’« honnête » travail sur soi) et d’user de la triche pour réussir dans le milieu. Dans un cas, la personne est illégitime ; dans l’autre, c’est le médicament.

Dans le premier cas, la personne est exclue car elle ne répond pas aux exigences. Le médicament dénote son incapacité ainsi que son incompétence. Dans le second cas, le jugement moral porte sur les pratiques et non l’individu. Si la finalité est la bonne, à savoir de vouloir réussir dans le milieu et fournir les meilleures performances musicales à l’audience, les moyens ne sont pas considérés comme étant les bons. Les discours sur les médicaments révèlent une moralisation de la gestion de soi et instituent des règles de jeu informelles, quoique régulièrement explicitées. En effet, si, dans l’univers sportif, le dopage est formellement interdit à un niveau institutionnel, il n’existe aucunes règles explicites dans le milieu de la musique classique, tout comme il n’existe pas de cadre législatif dans d’autres milieux concernés par la même tendance (milieux artistiques, milieu universitaire, par exemple). L’imaginaire sur le dopage est donc importé du milieu sportif vers d’autres milieux, entraînant un questionnement sur les règles du jeu. En effet, ces milieux ont en commun avec le sport d’être très compétitifs et d’incarner la réussite individuelle. De plus, comme l’a montré Ehrenberg, le milieu du sport est un reflet des manières de penser dans la société plus largement et on retrouve ces mêmes valeurs dans bien d’autres domaines, celui de la musique classique ne faisant pas exception (Ehrenberg, 2005). Ainsi, si le médicament s’inscrit dans une volonté de performance qui est valorisée, il force à réfléchir sur les principes et les valeurs qui guident la profession en vue de prescrire une ligne de conduite, en plus de fournir un lieu social pour en discuter. Dans le cas des bétabloquants, j’ai pu observé que cette ligne de conduite, loin d’être précisément définie, est sans cesse mouvante. Elle se façonne au fil des

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réflexions sur le stress, sur la pratique instrumentale mais surtout sur la nature de l’interprétation musicale et du rôle de l’interprète. Il semblerait que les valeurs de mérite et de travail, teintée d’un certain conservatisme vis-à-vis des techniques de performance sont très présentes mais peu à peu remplacées par un souci de pragmatisme et d’efficacité qui est davantage propice à tolérer les médicaments.

Si le désir et le besoin de consommer des bétabloquants sont présents, il sont associés à une figure déviante. En revanche, cette dénonciation de la déviance n’implique pas inéluctablement l’exclusion de la personne. Si de nombreuses personnes questionnent la légitimité d’en consommer, illes tendent malgré tout à en tolérer l’usage, précisant qu’illes n’en useraient pas eux et elles-mêmes. Personne ne condamne viscéralement les consommateurs.rices potentiel.le.s à quitter le milieu ; l’exclusion ne semble pas totale (contrairement aux cas de dopage où les sportifs-ves sont déchu.e.s de leur titre et interdit.e.s de compétition). Au contraire, il s’agirait plutôt d’un cas de figure s’apparentant au type de l’insider tel que développé par Otero et Collin (Otero & Collin, 2015). En contraste avec l’outsider, l’insider est avant tout un.e conformiste dont les fins sont de s’intégrer dans un milieu et de conserver sa place. En revanche, par ses capacités d’innovation, de création et de discrétion, ille use de moyens illégitimes pour se maintenir dans le milieu. Recourir à des médicaments pour performer est considéré comme illégitime du point de vue médical (puisqu’il ne s’agit pas d’une condition à traiter ; d’autant plus dans le cas des bétabloquants qui ne sont pas prescrit à cet usage) mais également du point de vue du milieu (voir chapitre 4). Selon les auteur.e.s, cette figure est également caractérisée par la tendance à définir la nouvelle norme en se positionnant comme avant-gardistes. Sans souhaiter faire des prévisions sur le milieu de la musique classique, il est certain que l’institutionnalisation et la médicalisation du stress laissent entrevoir des discours de plus en plus tolérants envers les bétabloquants. Cela a pour effet de déstigmatiser les utilisateurs-rices. Inclure de nouveaux moyens (en tolérant le recours aux bétabloquants) s’inscrit également dans une vision égalitaire et démocratique de la profession. Ces idées sont saillantes dans les débats en bioéthique (Cakic, 2009; Greely et al., 2008; Kass, 2003; Sahakian & Morein-Zamir, 2007) sur le recours aux médicaments à des fins de performance. En effet, selon une vision libérale, il n’est plus seulement question de vocation pour laquelle on est, ou non, fait ; au contraire,

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tout le monde peut tenter sa chance. En revanche, cette idée est contestée par les bioéthicien.ne.s, davantage conservateurs.rices, qui stipulent qu’il est illusoire de garantir l’égalité car l’accès aux médicaments n’est pas forcément équitable. Illes insistent également sur la facilité procurée par le médicament qui oblitère le travail et diminue la valeur du résultat. Ces oppositions éthiques sont tangibles dans le milieu mais l’institutionnalisation du stress tend à rendre acceptable le recours aux médicaments et amène à le penser comme un outil potentiel. Pour Otero et Collin, cela est finalement le signe que d’user de moyens illégitimes pour réussir constitue une faute culturelle moins grave que de renoncer à ses ambitions (Otero & Collin, 2015).

Le cas des bétabloquants en musique classique montre bien la manière par laquelle les discours qui entourent le médicament véhiculent une image de la déviance et condamnent l’anticonformisme. Il témoigne également de la souplesse et de la flexibilité de ces catégories et de la manière dont le médicament façonne les valeurs et les normes du milieu. Des débats du même type que celui suscité autour des bétabloquants se retrouvent dans de nombreux milieux professionnels – autour de la question des « pratiques dopantes » – et dans de nombreux cas de figures – tels que les troubles et syndromes aux frontières incertaines établis par la psychiatrie : dépression, TDA/H (trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité), schizophrénie. Il comporte en revanche des éléments propres au milieu de la musique classique. Ce sont ces éléments que la prochaine section met en lumière en explorant notamment les conceptions du sujet ainsi que la temporalité des médicaments et la manière par laquelle cette temporalité devient problématique aux yeux des interprètes.

3. Naturel ou artificiel ? Être soi avec ou sans médicaments.