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Entre responsabilisation et déresponsabilisation : l’interprète comme victime ou

Chapitre 5 – Au-delà de la recherche de l’excellence : enjeux identitaires,

1. Contradictions et paradoxes : une médicalisation du stress ?

1.2. Entre responsabilisation et déresponsabilisation : l’interprète comme victime ou

Cette tension entre les deux dimensions que se voit conférer le stress dans le cadre de l’interprétation de musique est liée à un paradoxe. D’une part, l’objectivité du stress tend à déresponsabiliser l’interprète : il s’agit effectivement d’un état standardisé que tout le monde

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connaît et ressent dans le milieu et qui est provoqué par le fait même de monter sur scène. D’autre part, la subjectivité du stress en fait un phénomène très individuel où c’est finalement la personnalité du ou de la musicien.ne qui entre en jeu. Dès lors, l’interprète se voit attribuer une sorte de responsabilité : celle, tout d’abord, d’avoir interprété la scène comme une menace et celle, également, de devoir gérer ce stress. En effet, si la scène est reconnue comme étant la cause du stress, il faut tout de même que la personne l’interprète comme étant une menace pour que la réponse de stress se déclenche. Cela relève donc, au moins en partie, de la disposition d’esprit des interprètes. Et si cela est perçu comme automatique dans une certaine mesure, puisque l’exposition sur scène est difficile en soi, cela n’est pas une fatalité pour autant et les étudiant.e.s se doivent d’apprendre à outrepasser cette idée pour réduire leur réponse de stress. Dès lors, le stress devient un état paradoxal. D’une part, le stress est mobilisé pour expliquer l’échec (voir chapitre 2), d’autre part, il valorise l’interprète qui réussit à surmonter cet obstacle. Au-delà d’être bénéfique ou délétère, le stress réfère ainsi par- dessus tout à une logique du contrôle perdu et il s’agit, pour les musicien.ne.s, de trouver la juste nuance et ainsi de contrôler cette perte de contrôle. Cette idée implique une certaine responsabilisation de la part des interprètes. Il détient alors le potentiel d’être considéré comme un échec en soi ; le stress étant perçu comme contrôlable, il n’est pas une fatalité. Les interprètes ont la responsabilité, plus ou moins explicite, de se raisonner afin de dédramatiser la situation et ainsi éprouver moins de stress. Illes peuvent, paradoxalement, se servir de l’aspect objectif de ce phénomène pour se déresponsabiliser de ce même échec.

Si le stress explique donc dans une certaine mesure l’échec, il ne l’excuse pas pour autant. Entre victime ou bourreau, la ligne semble mince. Deux étudiantes m’ont parlé de cette ambiguïté qui entoure leur part de responsabilité dans l’émergence du stress. En rétrospective, elles parlent d’ « auto-sabotage » pour désigner cette période de leur vie où elles échouaient sans cesse en montant sur scène. Aujourd’hui, elles considèrent que c’est leur manque de confiance ainsi que leur pessimisme qui en était la cause. Elles se considèrent davantage comme des bourreaux d’elles-mêmes plutôt que des victimes du stress en endossant la totale responsabilité de leurs déboires passés. Au contraire, une ancienne flûtiste me raconte avoir souffert du stress et se considère victime de cet état qui ne touche, selon elle, pas tout le monde. Pour un pianiste, il est clair que nous ne sommes pas tou.te.s égaux.les face au stress,

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suggérant qu’il existe probablement des causes biologiques, génétiques ou encore psychologiques à ces différences individuelles. Ainsi, selon leur vision du stress comme étant objectif ou subjectif, causé par des éléments externes (la situation) ou internes (l’interprétation de la situation), les musicien.ne.s se sentent responsables de leurs échecs à des degrés différents. Paradoxalement, le stress peut à la fois expliquer les erreurs, placer l’interprète dans une position de victime et justifier les difficultés rencontrées et à la fois dénoncer un manque de travail de la part de la personne à interpréter différemment la scène et ainsi limiter sa réponse de stress. Dans les deux cas, le stress donne un sens aux difficultés de jouer de la musique avec constance et de rendre compte de son potentiel et de ses capacités. De ce fait, les discours sur le stress expriment la tension entre l’idéal que les musicien.ne.s visent et la réalité à laquelle illes font face. Le stress apparaît comme un tremplin pour discuter de la pratique musicale et de ses implications tant au niveau de la performance sur scène que sur la profession dans son ensemble.

L’institutionnalisation de la gestion du stress et la tendance à discuter de plus en plus du sujet tendent vers la responsabilisation des individus. La gestion du stress devient une compétence parmi d’autres que les étudiant.e.s acquièrent au cours de leur parcours. En un sens, si le stress est accepté comme étant une condition normale dans le milieu, cela a pour effet d’abaisser le seuil de tolérance. Il convient de le contrôler en vue de s’améliorer, même s’il ne pose pas problème. Stress et performance sont donc imbriqués l’un dans l’autre, au même titre que drogue et médicament. Dès lors, les personnes qui vivent un stress s’écartant du phénomène considéré comme normal sont directement exclues de la compétition. Bien qu’on ne parle pas du stress en termes médicaux et que les références à ses impacts sur la santé soient faibles, le stress est médicalisé dans ce milieu au sens où le seuil de tolérance est abaissé et qu’une logique de prévention est de mise. Toute manifestation de stress suggère effectivement la possibilité d’un problème grandissant. Il convient, dans une telle situation, d’écarter tout risque et d’agir en amont. Cela est notamment rendu visible par le fait que les médicaments soient considérés comme un dernier recours, suggérant l’idée qu’il est déjà trop tard. Au contraire, toutes les techniques prônées sont valorisées pour leur caractère préventif : agir en amont, c’est faire disparaître le problème et ainsi s’en protéger.

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