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Les techniques de développement personnel comme « bonnes manières de

Chapitre 4 La morale autour de la gestion du stress : le cas révélateur des

1. La gestion du stress : discours normatifs et construction de la déviance

1.3. Les techniques de développement personnel comme « bonnes manières de

Au travers de ces ateliers, affiches et cours, l’institution véhicule des normes de gestion du stress. En étudiant le contenu du cours, la matière enseignée mais également les propos de la professeure et les discussions qui ont eu lieu, il est possible de mettre à jour une des façons par laquelle les normes sont instituées, transmises et affirmées. Car la déviance est toujours définie en relation avec le conformisme aux normes dominantes, comprendre de quelle

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manière la « bonne » gestion, la gestion « normale », est définie permet de mieux comprendre comment se construit la déviance. En effet, dans le cours suivi et dans les entretiens réalisés, une distinction très nette s’opère entre les différentes techniques et méthodes de gestion du stress. D’une part, le recours à des substances35 (bétabloquants mais également alcool,

cigarette, marijuana) et, d’autre part, des techniques que je regrouperai sous le terme de développement personnel. Selon Valérie Brunel (2004, 33) reprenant la définition d’Anne Brochec (1997), les techniques de développement personnel ont en commun de viser à « libérer la créativité et le potentiel de l’individu, et finalement permettre sa "réalisation personnelle" et sa capacité à vivre en accord avec ses valeurs personnelles ». Au regard de mon terrain, cette définition est pertinente dans le sens où les techniques dont on discute offrent une vision globale de l’individu et proposent d’opérer une transformation profonde de soi, sur le long terme, et non seulement de savoir gérer son stress à l’instant t du concert ou de l’audition. La psychosociologue souligne que le développement personnel entend améliorer chez l'individu sa connaissance et son estime de lui-même pour ainsi lui permettre un rapport à soi, à autrui et à son travail plus harmonieux.

Le cours de préparation à la performance proposé à la faculté est très centré sur la gestion de soi sur scène mais déborde largement du cadre de la musique. Les objectifs du cours exposés dans le manuel incluent la gestion du stress et l’acquisition de connaissances de base en psychologie mais également de « développer les capacités d’introspection et l’esprit critique » et d’ « accroître la connaissance de soi et la confiance ». Les étudiant.e.s y apprennent donc des théories, des techniques et des stratégies pour travailler sur eux et elles au quotidien, se transformer en profondeur et changer leur rapport au monde. Le stress y est présenté comme une condition qui doit être travaillée longtemps à l’avance : il s’agit ici (comme présenté dans le chapitre 3) de changer son rapport à la scène, à la performance et à soi pour ressentir un stress davantage positif et ainsi atteindre un état idéal pour performer. Autrement dit, il faut apprendre à modifier « ce qu’il se passe dans la tête » et à observer « ce qu’il se passe dans le corps ».

35 Peu de données ont été recueillies sur les substances issues des médecines alternatives. J’en ai très rarement

entendu parlé, exception faite d’une chanteuse enrhumée et d’une professeure de chant qui donne des ateliers sur l’usage des huiles essentielles au quotidien (pas de lien direct avec le chant ; publicité vue sur Facebook).

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Les principaux axes du cours étudié visent à présenter des connaissances issues de la psychologie et du bouddhisme (tel que présenté en Occident) et les sujets de conversation touchent toutes les facettes de la vie des étudiant.e.s. En participant activement au cours, je me suis prise au jeu et j’ai pu appliquer tous les principes et conseils présentés à d’autres facettes de ma vie : comment se fixer des objectifs de vie, réaliser ses rêves, être mieux avec soi et avec les autres, être plus calme et plus sereine face aux événements de la vie, supprimer les pensées négatives, être plus mindful, accepter mes faiblesses et défauts et les modifier par des entrainements psychologiques (visualisation) ou de la méditation, etc. Plusieurs intervenant.e.s, professeur.e.s de musique mais aussi de yoga ou de méditation, sont venu.e.s partager leurs expériences. Comme en rit elle-même la professeure : « Ça ressemble à de la thérapie de groupe, en moins intellectuel [...] On est toutes fuckées, on a tous des fucks, l’important c’est de se connaître ». Elle ajoute qu’il est primordial d’être conscient.e de ses problèmes et assure que tout a un impact fort sur la musique car « on joue de la musique avec qui on est » et « si on est plus heureux, on fait de meilleurs musiciens ». Plusieurs étudiant.e.s approuvent ce point, soulignant que tout ce qui se passe dans leur vie personnelle vient se répercuter sur leur musique, pour le meilleur comme pour le pire. Comme me l’explique une violoncelliste :

« Ce qui est fou quand même en musique, c’est que si il y a des choses qui se passent dans ta vie personnelle ça peut avoir un gros gros impact sur comment tu performes fait que moi c’était une période assez trouble dans ma vie donc bon je suis allée voir des.. je suis allée consulter toute ça mais aussi de juste prendre conscience t’sais c’est que j’avais tellement eu d’échec, t’sais, selon moi, que j’avais perdu ma confiance aussi fait que ça a été juste de changer mon discours interne puis de faire ok ben j’suis capable de faire puis j’ai la confiance, t’sais si je me fais juste confiance puis je travaille beaucoup, ben il y a pas de raison que ça fonctionne pas en fait. » (Violoncelliste)

Les principales techniques mentionnées sont la méditation, la visualisation et un « travail mental sur soi » sur la base des discours de la psychologie. La première vise à adopter un certain détachement envers ses propres réactions et celles des autres. L’impact sur scène serait de pouvoir davantage se connecter à la musique en étant plus détaché.e des opinions et des attentes des gens qui écoutent, regardent et, potentiellement, jugent. Le seconde est une technique importée du milieu sportif qui consiste à augmenter sa concentration, prendre confiance et avoir plus de contrôle pendant la performance en s’imaginant jouer avant de monter sur scène. Il s’agit, par exemple, de visualiser le concert très lentement, dans les

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moindres détails, en jouant mentalement les notes. Avant les auditions, j’ai observé plusieurs personnes qui semblaient utiliser cette technique, assises sur une chaise, yeux clos, touchant leur instrument sans toutefois émettre de sons. La troisième regroupe un ensemble de conseils et de recommandations faites par la professeure ou énoncées dans les lectures obligatoires.

Décortiquant le fonctionnement et l’enchevêtrement des émotions, des pensées, des sentiments et des sensations, ces théories mettent de l’avant des façons d’acquérir plus de contrôle sur soi, de diriger davantage ses émotions et ses pensées et ainsi de pouvoir se modifier à l’aide d’exercices ou par la prise de conscience de certains réflexes ou de certaines habitudes, identifiant notamment les besoins fondamentaux des individus ou encore les mécanismes psychologiques qui régissent les comportements. Ces théories sont mises en action par des exercices axés sur l’entraînement mental. Pour Sylvie, la professeure, le cerveau est un animal sauvage qu’il faut dompter ; il faut donc travailler fort pour modifier ses habitudes. Comme le répète plusieurs fois Émilie (étudiante à la maîtrise, secteur vent) lors d’une entrevue (bien qu’elle n’ait pas suivi le cours), il faut « muscler son cerveau », opérer une véritable « gymnastique mentale » afin de maximiser sa concentration. Selon elle, tout événement de la vie devient un prétexte pour travailler, pour muscler son cerveau et travailler sur ses habitudes (ou du moins en prendre conscience). Un des exercices donné par Sylvie était justement de s’écouter penser afin de constater de quelle manière nous nous parlons à nous-mêmes (notre « discours interne »), quel pronom nous utilisons, quel ton de voix nous employons, etc. Elle répète souvent au cours de la session qu’il est nécessaire de toujours se poser la question suivante : « Est ce que ce que je suis en train de penser, dire ou faire, me rapproche de mes objectifs de vie ou est-ce que ça m’en éloigne ? ». Elle appelle à mettre en perspective nos actions et pensées pour savoir si on veut les encourager ou au contraire, les faire disparaitre, ironisant « être bien ou avoir raison, il faut choisir ! [rires] ». Ce sont donc, au travers de cet enseignement, tout notre mode de vie, notre rapport au monde et notre moi le plus intime qui sont mobilisés, devenant dès lors sujets à transformation.

L’existence et la promotion du développement personnel pour gérer le stress et optimiser sa performance en contrôlant ses états physiques, mentaux et émotionnels rendent visible (et possible) une hiérarchisation des techniques en vue de gérer le stress. Pour plusieurs personnes, le médicament vient s’opposer à cet ensemble de pratiques et stratégies. N’étant a

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priori pas souhaitable, il peut (et même devrait) être évité, d’autant plus qu’une panoplie d’autres actes peuvent être posés. Par exemple, Élisabeth, clairement contre le recours aux bétabloquants durant notre entrevue, raconte :

« Il y a quand même une escalade de moyens à prendre pour se contrôler, t’sais…ça peut être de la méditation quotidienne, ça peut être faire du sport, ça peut être… la préparation. Encore là ça peut être plein plein plein plein d’trucs, ça peut être voir des psychologues, ça peut être voir des experts (…) coach de performance [...] j’suis sûre que y a toujours une autre option que prendre un médicament, j’peux comprendre que pour certaines personnes ça devient ça LA chose à faire prendre un bêtabloquant mais [...] les gens qui se rendent à en prendre.. moi le chemin va être long avant que j’en prenne » (Élisabeth, étudiante à la maîtrise, secteur vents)

Pour elle, comme pour Dominique et Clémence, les médicaments se trouvent en fin de ligne d’action, quand rien d’autre ne marche, quand rien d’autre ne suffit plus, comme l’exprime également Jean-François : « C’est peut être un préjugé mais ça n’agit pas sur la racine du problème. Mais peut être qu’en dernière option c’est bien ». De même, Simon raconte que le sport l’aide beaucoup confirmant que « t’sais, dans le fond, il y a plein d’autres choses à essayer ». Le livre de Michel Ricquier (Ricquier, 2000) intitulé Vaincre le trac (grâce à une meilleure connaissance du mental) met d’ailleurs en scène un étudiant violoniste très stressé qui rencontre une sorte de guide qui va l’aider à gérer son stress et ainsi lui éviter d’aller consulter un médecin pour obtenir une prescription. À lire ce livre, il semblerait que le premier réflexe de tout.e musicien.ne bloqué.e par son stress serait de se tourner vers la médication, comme s’il s’agissait de l’acte le plus facile. Bien que la prise de médicament soit effectivement rapide et efficace, il n’en reste pas moins qu’elle n’est ni aidée, ni évidente, la pratique étant mal perçue, taboue et source de stigmatisation.

2. Consommation de médicaments : pratiques déviantes et remises