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Chapitre 5 – Au-delà de la recherche de l’excellence : enjeux identitaires,

1. Contradictions et paradoxes : une médicalisation du stress ?

1.3. Étiologie et traitement, deux entités travaillées de concert

Parmi les musicien.ne.s, la question des bétabloquants se pose toujours en rapport au stress et non en termes explicites de performance. Cela traduit l’importance accordée au fait qu’il s’agit d’un traitement et non d’une simple technique. Au contraire, plusieurs techniques psychocorporelles sont reconnues pour aider à mieux performer sans qu’il soit forcément mention de stress. Ainsi, le yoga, la technique Feldenkreis, la technique Alexander ou encore la méthode Durand sont des techniques dites holistiques qui permettent de s’améliorer à plusieurs niveaux et qui ont « également » pour effet de réduire le stress. Au contraire, les bétabloquants jouissent d’un statut tout particulier puisqu’ils ne se voient attribués aucune autre fonction dans le milieu. Leur recours ou le refus de leur recours est donc sans cesse travaillé en résonance avec l’idée de stress. Son acceptation ou son refus est toujours en lien avec l’intensité (ou la dose) de stress, la souffrance ou les dégâts causés ainsi que les enjeux relatifs (voir Chapitre 4). Les discours sur les bétabloquants s’accompagnent donc d’une vision du stress, d’une conception de leur rôle d’interprète et de la nature même de la musique, une vision qui est loin d’être monolithique dans le domaine, d’autant plus que le stress implique en soi, des contradictions et des paradoxes.

Naviguant entre condition médicale (dans de rares cas), condition normale mais problématique (car il nuit à la performance) ainsi que miroir de la personne et de son identité de musicien.ne, le stress est majoritairement perçu comme un obstacle à la performance et les techniques de gestion visent, généralement, avant tout à améliorer son jeu artistique et sa pratique instrumentale. Il existe un enchevêtrement entre l’étiologie et le traitement qui va de pair avec, soulignant l’articulation perpétuelle de ces deux entités dans un contexte où le médicament fait débat. Le stress apparaît comme un nœud où se mêlent le désir de performance et le besoin de soin, dans un milieu où la réussite professionnelle et l’épanouissement dans sa vocation sont intrinsèquement liés au bien-être individuel. C’est autour de la conceptualisation du stress que le recours aux bétabloquants est pensé et débattu. Or, cette relation n’en est pas unilatérale pour autant puisque les bétabloquants portent également la problématique du stress sur la scène médiatique, ce qui influence, via différents vecteurs sociaux de cette substance, la manière dont la condition est conçue. Il n’est donc pas surprenant que le sujet devienne une préoccupation pour les institutions. Agissant comme un

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signal d’alerte tout en étant l’objet d’un tabou assez explicite, les bétabloquants posent finalement la question du problème du stress, tracent ses contours, questionnent sa nature, ses causes et ses conséquences. En ce sens, le médicament porte un questionnement sur la profession même et sur la nature de l’activité. Il impose une remise en question identitaire à un niveau individuel mais également institutionnel car il devient désormais nécessaire de prendre position.

Comme l’écrit Scott, le processus de médicalisation est notamment caractérisé par l’idée qu’il faut faire quelque chose (Scott 2006). À cet égard, la situation présentant des discours de plus en plus nombreux sur la nécessité de gérer son stress est particulièrement éloquente. Tout en déliant les langues sur le sujet et en levant peu à peu le voile sur un tabou considéré comme néfaste, ces discours prescrivent un travail sur soi constant. Le stress, même lorsqu’il ne dérange pas, devient un problème à régler ou du moins un obstacle potentiel à écarter, mobilisant la logique du moindre risque. Le médicament participe à ce processus puisque, malgré le tabou et la réticence générale dont il fait l’objet, il n’en reste pas moins qu’il est présent dans l’univers des possibles et qu’il tend à être accepté sous certaines conditions (voir chapitre 4, point 2.3). C’est notamment dans les cours sur la gestion du stress et par les professeur.e.s les plus préoccupé.e.s de la santé des musicien.ne.s qu’il tend à être le plus accepté, tant qu’il reste néanmoins temporaire, réfléchi et utilisé en complément d’autres techniques. L’institutionnalisation du stress a pour effet d’inscrire le médicament parmi les techniques de gestion du stress, au même titre que les autres. Il est alors pensé comme l’extrémité d’un continuum : il en fait partie mais doit être évité dans la mesure du possible. En revanche, il reste exclu de l’univers des possibles pour les personnes les plus conservatrices et les moins sensibilisées à la problématique du stress. Si pour les professeur.e.s sensibles à la question du stress et l’institution le stress est surtout problématique au regard de la santé des musicien.ne.s, les étudiant.e.s y voient davantage une question de performance. Ainsi, pour eux et elles, le stress, même sans être une problématique d’ordre médical, est une pathologie en devenir qu’il s’agit de traiter par avance, les effets négatifs potentiels étant connus de tou.te.s. Le médicament, dans cette logique de prévention, est jugé inadéquat. Métonymie d’un stress maladif, il n’est pas pour autant toléré. Au contraire, son recours signifiant l’existence d’un stress pathologique vient remettre en question

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la légitimité de la personne à évoluer dans le milieu. Il constitue dès lors un marqueur d’exclusion tandis que son utilisation découle du désir de s’intégrer. Le médicament s’inscrit dans une relation réciproque à l’objet qu’il doit traiter, les deux se définissent mutuellement. Il vient dès lors redéfinir les limites entre la conformité et la déviance, véhiculant une morale sur la finalité qui lui est attribuée.

2. Entre inclusion et exclusion : les enjeux identitaires autour du