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L’accroissement et la diversification des usages : de la médicalisation à la

Chapitre 1 Médicament, drogue ou dopage ? Réflexion anthropologique et sociologique

2. Légitimité ou condamnation des usages : les utilisations du médicaments comme

2.3. L’accroissement et la diversification des usages : de la médicalisation à la

Le terme de médicalisation est un des concepts les plus courants en sociologie de la santé pour rendre compte des changements observés dans les conceptions des limites de la santé, de la maladie (Collin & David, 2016). La médicalisation désigne de façon générale le processus de transformations de certaines conditions comme étant des entités médicales qui nécessitent des soins, et de facto, peuvent et doivent être soignées. Ce processus est donc associé à la colonisation du quotidien par le savoir médical et l’extension de son pouvoir en dehors du champ de la santé qui lui est, de prime abord destiné. Il se caractérise par un abaissement du seuil de tolérance et se matérialise par l’attribution de causes et de solutions d’ordre médical à des conditions jusqu’alors considérées comme non-médicales. Selon Thoër- Fabre et Lévy, les travaux dans ce champ de recherche dénoncent en particulier « la réduction de problématiques biopsychosociales à leur seule dimension biologique », « l’expansion des catégories médicales », « la création de nouvelles pathologies autour de symptômes anodins et

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souvent diffus » ainsi que « la médicalisation croissante des corps sains en vertu d’objectifs de prévention » (Thoër-Fabre & Levy, 2007, 47)

On voit l’apparition d’un ensemble de nouveaux troubles (ou l’extension des limites de troubles existants) telle que la pré-hypertension ou la dysfonction érectile (Collin, 2007). De même, la timidité est lue en terme d’anxiété sociale (Aho, 2010), l’hyperactivité en terme de déficit de l’attention (TDAH) et la vieillesse comme un processus posant problème qui peut être ralenti (Fishman, Settersten Jr, & Flatt, 2010) et qui peut, dans une certaine mesure et à certains niveaux, être évité – au niveau de la sexualité par exemple (Marshall & Katz, 2002). Cet abaissement des seuils sur lequel repose la redéfinition de ces conditions en termes médicaux repose également sur l’existence de traitements pharmacologiques. Il existe alors une relecture de certaines conditions à la lueur des possibilités technologiques. On peut, par exemple, citer la suppression des menstruations (Gunson, 2010), l’augmentation de la taille (Conrad & Potter, 2004) ou encore la suppression du sommeil (Williams et al., 2008).

Les médicaments occupent une place prépondérante dans ce processus de médicalisation. En effet, celui-ci s’accompagne d’un recours de plus en plus grand à ce genre de substances, et notamment aux hormones et aux psychotropes, deux classes de médicaments dont l’usage fait particulièrement débat (Collin & David, 2016). Tandis que les premières sont utilisées pour tout ce qui a trait à la sexualité et aux identités sexuelles des individus, à leur taille ou à leur masse musculaire, les secondes opèrent des modifications au niveau du comportement, des émotions et des capacités cognitives. Les médicaments sont donc consommés à des fins de plus en plus variées desquelles on peine à distinguer la guérison du mieux-être (Collin, Simard, & Collin-Desrosiers, 2012; Conrad & Potter, 2004). Selon Ehrenberg, c’est l’objet même du soin qui devient incertain, faisant basculer « la perception des médicaments dans un conflit entre soin, confort et dépendance » (Ehrenberg, 1998, 8).

C’est justement ce basculement difficilement cernable entre le soin et le confort que ces deux processus tentent de saisir. Pour ce faire, de nombreux.ses chercheur.e.s ont utilisé le processus de médicalisation pour rendre compte des définitions mouvantes du normal et du pathologique (Collin & David, 2016) mais plusieurs phénomènes étudiés ont impliqué la nécessité d’élargir les horizons et de centrer l’attention anthropologique sur d’autres objets, et notamment le médicament. Rose note que le terme de médicalisation a été tellement utilisé

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qu’il en est devenu un cliché des critiques sociales de la médecine d’aujourd’hui (Rose, 2007). Il rappelle que la médicalisation est avant tout un processus qui a une influence considérable sur qui nous sommes, affirmant que « it has made us what we are » (Rose, 2007, 700), c’est-à- dire des individus vivants dont le corps et l’esprit peuvent être compris par la pensée rationnelle et modifiés par la technique scientifique. La médicalisation est donc le contexte dans lequel la médecine est incarnée dans les individus et constitue un système de sens auquel les individus font sans cesse référence pour expliquer et expérimenter le monde. Le rôle des médecins ne se cantonne pas non plus au domaine du médical puisqu’illes incarnent des expert.e.s moraux dont le rôle social s’étend bien au delà de la thérapie. En revanche, si ce terme lui semble tout à fait adéquat pour constater la situation actuelle et en faire un point de départ, il en déplore la pauvreté et l’inefficacité aux niveaux explicatif et descriptif. Selon lui, ce concept ne permet effectivement pas de comprendre comment, pourquoi et avec quoi tous ces changements ont eu lieu (Rose, 2007, 701). Plusieurs chercheur.e.s s’accordent sur ce point et appellent au développement de nouveaux concepts, plus précis et permettant un cadre théorique efficace. Parmi ceux-ci, on retrouve notamment le concept de pharmaceuticalisation.

Le terme de pharmaceuticalisation est très largement utilisé dans les études plus récentes sur le médicament (Abraham, 2010; Collin & David, 2016; Desclaux & Egrot, 2015; Fox & Ward, 2008; Otero & Collin, 2015) sans toutefois être complètement nouveau (Williams, Martin, & Gabe, 2011). Williams et ses collègues proposent de penser ce processus comme suit : « The transformation of human conditions, capacities or capabilities into pharmaceutical matters of treatment or enhancement » (Williams et al., 2008, 851). Un processus qui a donc pour effet de brouiller les frontières entre la thérapie et l’amélioration au lieu de seulement repousser les frontières de la santé et d’étendre celles de la maladie. Abraham lui confère la définition suivante : « The process by which social, behavioural or bodily conditions are treated or deemed to be in need of treatment, with medical drugs by doctors or patients » (Abraham, 2010, 604). Au travers de cette définition, le sociologue cherche à mettre en lumière ce qui distingue la pharmaceuticalisation de la médicalisation. Il souligne que l’utilisation croissante de médicaments dans les sociétés peut s’expliquer par l’extension des limites du médical aux autres sphères de la vie, ce qui relève de la médicalisation, mais que de nombreuses autres situations ne peuvent être saisies par ce

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processus. L’accroissement des médicaments est également causé par une tendance générale à préférer des traitements médicamenteux à d’autres solutions pour traiter des conditions déjà établies comme relevant de l’ordre médical telles que le TDAH ou l’obésité. En outre, Abraham souligne l’évacuation du rôle des professionnels de la santé avec l’augmentation des « life style drugs » et de la vente par internet (Abraham, 2010; Fox & Ward, 2008). De même, les médicaments sont également utilisés en dehors d’une logique de soin.

Collin et David notent, dans l’introduction de leur ouvrage collectif sur la pharmaceuticalisation, que les utilisations non médicales de médicaments pour lesquelles la finalité de performance est explicite et assumée défient le cadre de la médicalisation et nécessitent de regarder l’objet même du médicament puisqu’il s’agit finalement d’étudier davantage le pouvoir de celui-ci que le pouvoir médical (Collin & David, 2016). Tandis que la médicalisation connote effectivement la conquête du pouvoir médical de toutes les sphères de la vie, la pharmaceuticalisation rend possible d’étudier le médicament en soi, redonnant à l’objet sa valeur morale et culturelle et considérant dès lors qu’il puisse être défini indépendamment des normes médicales qui semblent, a priori, en circonscrire les contours. Ce nouveau concept offre de nouveaux horizons de recherche féconds mais donne également un accès aux représentations actuelles de la performance et de la négociation que les individus effectuent en réponse à ces représentations.

Johanne Collin propose de penser la pharmaceuticalisation comme étant l’assemblage de trois processus en cours à savoir ceux de médicalisation, molécularisation et biosocialisation (Collin et David 2016; Collin 2016). Selon la sociologue, ces trois processus entraînent le déplacement des frontières entre trois couples de pôles antinomiques. La médicalisation entraîne un brouillage entre le normal et le pathologique, redéfinissant les limites de la santé en modifiant le seuil de tolérance et d’action face à certaines conditions. Dans le cas de la molécularisation, l’auteure reprend les écrits de Rose (2007) selon lequel le pouvoir des médicaments d’agir sur les individus à un niveau moléculaire entraîne des changements importants dans les conceptions de ce qui relève du naturel et au contraire, de l’artificiel. En venant modifier les organismes de l’intérieur, les médicaments changent les représentations que l’on se fait de la vie humaine. Enfin, la biosocialisation aurait davantage pour effet de rendre floues les limites entre inclusion et exclusion. Le médicament, en

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participant activement à la construction des identités des individus, par exemple par l’adoption ou le rejet d’une substance, a le pouvoir d’inscrire le respect ou la contestation des normes et de l’ordre établi dans les pratiques et les discours des individus.

La consommation de médicaments à des fins non-médicales et notamment à des fins de performance pose donc un ensemble de questions relativement nouvelles sur le médicament qui se retrouve en quelque sorte « arraché » de son milieu originel. C’est au niveau des pratiques d’utilisation qu’il se retrouve redéfini, refaçonné et qu’un ensemble de pouvoirs lui sont attribués, notamment ceux de se modifier, de travailler son identité ou encore de réaliser ses ambitions professionnelles.

3. La consommation de médicament à des fins de performance :