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Chapitre 4 La morale autour de la gestion du stress : le cas révélateur des

3. Les bétabloquants, objets révélateurs et producteurs

3.3. Métonymie de la maladie et marqueur identitaire

Morgane me confie que cela fait seulement quelques mois qu’elle ne prend plus de bétabloquants. Elle souhaiterait ne plus jamais en prendre mais pour cela elle doit continuer de travailler sur elle-même. Elle ne regrette pas d’avoir révéler sa consommation à son amie Jeanne ainsi qu’à moi-même (c’était la première fois qu’elle en parlait) et m’affirme assumer en avoir eu besoin. Il est certain qu’elle se distancie désormais de sa consommation et elle ne souhaite pas que tout le monde le sache par « honte » ou par « peur d’être jugée », comme elle l’explique elle-même. Sans pouvoir expliquer les risques liés au fait de dévoiler ce fait, elle partage sa réflexion : « Je sais pas, de devoir prendre des médicaments pour faire quelque chose que t’aimes et que tu veux partager... je sais pas... ». Les bétabloquants symbolisent dès lors un stress anormal, pathologique qui se caractérise par une trop grande intensité. Les propos de Thomas viennent confirmer sa peur car pour lui, le recours aux médicament est le signe qu’il faut revoir ses objectifs de carrière :

« Si tu adores la musique puis que t’as besoin de ça pour performer, à quel point est-ce que c’est ça que tu veux faire ? à quel point ? Si je décide de devenir chirurgien puis qu’avant chaque opération, ooh j’ai la nausée là je vomis là je tremble, est-ce que je suis vraiment à la bonne place ? T’sais ça demande un certain contrôle de l’esprit puis si t’as besoin d’une béquille… c’est comme quelqu’un qui voudrait travailler de nuit mais qu’aurait besoin de trois cafés à chaque soir, c’est pas sain, d’après moi. C’est comme un peu la thérapie par les médicaments que mon médecin ne préconisait pas [pour son TOC], à quel point, ok oui ça aurait pu être nécessaire si ça c’était aggravé, mais à quel point est-ce que tu veux être dépendant d’une béquille hein c’est ça. Est-ce que les techniques de préparation mentale sont des béquilles ? J’pense pas. Est-ce que de prendre un médicament pour agir sur ton… je sais pas exactement la théorie mais pour agir sur ton système cognitif ou neurologique ou du stress, nerveux, peut t’aider ? Je trouve qu’il y a peut-être un paradoxe là. - Tu trouves que ça va pas ensemble d’adorer

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la musique et d’avoir besoin de médicaments ? -Oui d’adorer la musique, oui mais pas d’adorer… [en jouer] » (Thomas, étudiant au baccalauréat, secteur vents)

Avoir besoin d’un médicament, c’est déjà, en quelque sorte, ne pas être à sa place. Le recours apparaît dès lors comme une pratique qui signifie une perte de contrôle totale chez la personne tandis que ce contrôle est, justement, de plus en plus considéré comme faisant partie des compétences que les interprètes doivent acquérir. Les bétabloquants rendent visibles (aux autres ou à soi) l’échec d’une maîtrise de soi et l’absence d’un travail soutenu, ce qui remet en question le choix de carrière de l’étudiant.e. Sophie m’exprime son opinion à ce sujet :

« Ben j’ai pas vraiment de jugement par rapport à ça, comme si y’a des gens, c’est juste que pour moi c’est quand même extrême comme solution parce que ça veut dire que la personne est vraiment pas capable de contrôler mais j’ai pas… t’sais je sais qu’il y a des gens qui jugent négativement les gens qui prennent des bêtabloquants, moi j’ai pas vraiment d’opinion par rapport à ça, si les gens en ont besoin ben qui en prennent. » (Sophie, étudiante à la maîtrise, secteur cordes)

Dans le même esprit, Élisabeth me raconte l’histoire d’un pianiste qu’elle connaissait au travers de son petit ami, également musicien. Selon lui, ce jeune homme « avait des tremblements incroyables lorsqu’il arrivait pour jouer sur scène », tremblements qu’il gérait par la prise de bétabloquants. Elle ajoute qu’il faisait justement partie de ces « personnes bourrées de talent » que le stress vient très fortement handicaper. Apparemment, les médicaments fonctionnaient très bien pour lui, mais elle ajoute que « cette personne là ne fait plus de musique aujourd’hui » sur un ton d’évidence. Plus tard durant l’entretien, elle semble prendre de l’assurance dans ses convictions tout en censurant son jugement : « si tu prends ça, revoit tes options de carrière… mais ça c’est moi qui porte un gros jugement parce que.. je devrais pas là ». Peu de personnes ont autant affirmé leur point de vue qu’Élisabeth et Thomas mais la volonté de ces deux étudiant.e.s de « ne pas avoir d’opinion » ou de « ne pas porter de jugement » (bien qu’illes aient, comme on l’a vu, une opinion bien tranchée sur le sujet) ainsi que le tabou entourant le sujet rendent ces discussions rares et plutôt délicates. Daniel m’offre effectivement un avis plus nuancé mais au travers duquel on voit poindre la même interrogation : pourquoi continuer si on en est rendu là ?

Daniel : « Moi je pense que si j’avais vraiment besoin de… si c’était absolument nécessaire, je ferais autre chose de ma vie. J’ai cette impression là. Si c’est pour être en souffrance à chaque fois que tu vas jouer en public, pourquoi le faire ? Tu comprends ? C’est mon avis personnel, moi si j’avais besoin de prendre quoi que ce soit avant. »

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Chercheure : « Parce que pour toi c’est le signe que c’est trop de souffrance ? » Daniel : « Ouais. » (Daniel, étudiant au doctorat, secteur cordes)

Il est donc clair que les bétabloquants agissent comme véritable métonymie d’un stress, qui serait alors anormal. Même consommés en secret, ils rendent le stress problématique aux yeux de la personne, engageant son identité (Ehrenberg 2004, 143) : Si mon stress est si intense, devrais-je arrêter ? Ce stress, ainsi médicamenté et médicalisé, devient pathologique et, tandis que cette pathologisation pourrait justement rendre légitime le recours aux médicaments – puisqu’ils seraient dès lors utilisés dans le cadre médical et répondraient d’une logique de réparation ou de soin – au contraire, elle vient le souligner, le dénoncer et dès lors renforcer la stigmatisation qui en résulte.

C’est donc dire que toute l’identité de la personne est mise en jeu. Le statut de musicien.ne est remis en cause et les bétabloquants posent la question de l’exclusion ou de l’inclusion sociale, questionnant sans cesse la ligne qui les sépare. Tout.e étudiant.e. faisant face à un stress dérangeant, consommant ou non des médicaments, se retrouve face à un dilemme moral paradoxal. D’une part, persister dans sa voie et s’en sortir coûte que coûte, même si les moyens sont déviant.e.s. On retrouverait ici la figure de l’insider proposé par Collin et Otero (Otero & Collin, 2015) pour lequel et laquelle une « faute culturelle » plus grave que de « tricher sur les moyens » serait de renoncer à ses ambitions, faute culturelle qui caractérise les sociétés à succès telles que définies par Martuccelli. D’autre part, abandonner la carrière à laquelle on se voyait destiné.e car la souffrance liée à la scène est trop insoutenable et la « dernière option » qui consiste à s’en sortir avec des médicaments ne nous parait pas envisageable. On retrouve ici le discours de Daniel (p.79) qui, il faut le préciser, se considère loin d’être handicapé par son stress (appliquerait-il encore ce raisonnement s’il était vraiment concerné ?). Ce dilemme qui s’impose aux individus est également constaté dans le milieu du dopage sportif, notamment dans les travaux de Le Noé et Trabal qui montrent comment les sportifs.ves se retrouvent pris dans des milieux qui leur imposent d’avoir à choisir entre continuer tout en consommant des produits ou cesser leur activité professionnelle et mettre de côté leur rêve de carrière (Le Noé & Trabal, 2008). Les sociologues soulignent par la même le poids institutionnel qui pèse sur la décision des sportifs et sportives, balayant du revers de la

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main les approches individualisantes qui responsabilisent l’individu sans tenir compte des relations et des dynamiques de pouvoir qui sous-tendent ces consommations.

Ce chapitre a mis en lumière l’existence d’une morale au niveau de la gestion du stress qui incite à certaines pratiques et certains discours plutôt que d’autres. Dans cet univers moral, les bétabloquants sont assez clairement associés à un comportement déviant, signifiant à la fois un stress pathologique et anormal, un manque de contrôle, de travail et de volonté ainsi qu’un rapport incorrect avec la musique et la profession d’interprète. Malgré tout, la possibilité d’en consommer se pose et l’importation du médicament dans le milieu est tangible au travers des discours et des pratiques. Même si le recours aux bétabloquants n’est pas recommandé et généralement condamné, plusieurs personnes tendent à en justifier ou à en tolérer l’usage. De plus, il ne semble pas y avoir de contraintes directes sur les consommateurs.rices, leur pratique restant généralement secrète. S’illes font face eu risque de la stigmatisation et de l’exclusion sociale, il semblerait que ce risque soit, dans les faits, faible et que ce soit plutôt une sorte d’auto-jugement qui s’opère (les normes étant intériorisées).

Ce chapitre a donc décrit de quelle manière la question du médicament se pose et a montré qu’elle est, généralement répondue à la négative. Cette insertion du médicament dans le milieu de la musique classique révèle et participe au processus de pharmaceuticalisation exposé dans le chapitre 1. L’étude de cas montre que les médicaments participent à définir le stress et les idéaux de performance et qu’ils soulèvent des questionnements identitaires. Le prochain chapitre vise à retracer les différentes redéfinitions que les médicaments induisent et ainsi complexifier la question des usages non-médicaux à des fins de performance. En effet, s’il s’agit bel et bien de performance, il ne s’agit pas simplement d’individus qui souhaitent performer à tout prix. Au contraire, le cas des bétabloquants met en lumière les enjeux identitaires qui entourent le médicament mais également le travail de légitimation ou de condamnation du médicament au travers d’une redéfinition constante de la condition à traiter. En effet, le désir d’excellence n’est pas formulé en ces termes, mais c’est au travers de la lunette d’un trouble à traiter que le médicament s’introduit dans le milieu.

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Chapitre 5 – Au-delà de la recherche de l’excellence :