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2. Les théories de l’émotion

2.3 Les tendances à l’action de Frijda

À l'instar de Fridlund (1994), Frijda (1986) a formulé une théorie qui évite d’une part le recours aux règles d'expression culturelles d’Ekman (Ekman & Friesen, 1969) et qui

met d’autre part l'accent sur l'aspect relationnel des expressions. Cependant, la richesse de sa théorie et le potentiel explicatif qu'elle offre la rendent, dans le présent contexte,

beaucoup plus intéressante que celle de Fridlund.

S’appuyant sur les trois principes avancés par Darwin (1872/1965) pour expliquer les expressions humaines, Frijda distingue plusieurs types de comportements ou

expressions émotionnels : les comportements relationnels, les expressions interactives,

Y activation et l’inhibition. Les comportements relationnels (“ relational behavior ”) sont

des activités destinées à établir ou à modifier la relation d'un individu à un objet particulier ou à son environnement en général. Ceux-ci n'ont pas pour but de modifier l'objet ou !'environnement lui-même, mais visent plutôt à modifier la localisation, l'accessibilité et l'exposition sensorielle et corporelle de l'individu par rapport à son environnement. Se fermer les yeux et se coucher par terre suite à la perception d'un stimulus dangereux représente, pour Frijda, un exemple de ce genre de comportements. Les expressions

interactives (“ interactive expressions ”) sont aussi des activités qui ont pour but d’établir

ou de modifier la relation individu - environnement. Cependant, à l'inverse des

comportements relationnels, les expressions interactives agissent indirectement sur cette relation en modifiant le comportement des autres individus. Leur fonction en est donc une de communication sociale. Frijda précise que ce qui est communiqué ne sont pas des sentiments, mais bien des intentions de comportement ou des demandes à l'action. Se montrer en colère en frappant quelque chose est un exemple d'expression interactive. Dans ce contexte, le comportement de frapper quelque chose n'a pas pour fonction de modifier directement la position d'un individu par rapport à son environnement (par exemple, se préparer à attaquer), mais plutôt de communiquer au partenaire d’interaction une intention de passer à l'action si celui-ci ne change pas ses agissements. Pour Frijda, les

comportements relationnels et les expressions interactives sont déclenchés de façon automatique et involontaire en réponse à des stimuli émotionnels. Néanmoins, il reconnaît que ces comportements peuvent être “ copiés ” et reproduits délibérément. Toutefois, à partir de ce moment, il ne sont plus considérés “ émotionnels ” en tant que tel et sont alors utilisés pour leur valeur symbolique.

Certains comportements expressifs ne servent pas nécessairement à entrer ou à modifier la relation avec !'environnement. Ils tirent plutôt leur origine du degré d'activation qui leur est associé : l'excitation, par exemple, qui n'a pas d'aspect fonctionnel en tant que tel. Frijda souligne également que l'intensité des comportements relationnels et expressions interactives est associée au niveau d'activation. Ainsi, l'activation sert à la fois à

comprendre certains comportements sans aspects fonctionnels et à “ qualifier ” les comportements relationnels et expressions interactives. Finalement, certains

comportements expressifs sont engendrés par l'inhibition (involontaire, par opposition à l'auto-contrôle qui est délibéré) et doivent être compris en tant que tels. La rigidité face à un certain stimulus en est un exemple. L'inhibition empêche donc l'activité comportementale relationnelle.

Le postulat de F existence d’une inhibition de l’activité comportementale

relationnelle entraîne par ailleurs une conséquence importante pour la théorie de Frijda : la nécessité de la création du concept de “ tendances à l’action ” (voir la liste à l’annexe C). En effet, à l’instar de Magda Arnold (I960), Frijda postule l’existence de certaines tendances à l’expression comportementale qui apparaissent avant même l’exécution du comportement et qui demeurent indépendantes de cette exécution. Cet état de préparation à l’action n’est ainsi pas lié à un comportement particulier. Il s’agit plutôt de la préparation à accomplir quelque chose ou à obtenir un résultat final. Par conséquent, les tendances à l’action, ou les états de préparation à l’action, sont flexibles puisqu’ils peuvent être à l’origine de toute une gamme de comportements susceptibles d’accomplir le but visé. Outre cette flexibilité d’action, les tendances à l’action sont également cruciales pour la théorie de Frijda, comme pour celle d’Arnold (1960) d’ailleurs, parce que leur ressenti subjectif constitue ce qu’il conçoit être l’émotion. Plus précisément, Frijda (1986) mentionne :

Les émotions peuvent être définies en tant que modes de préparation à l’action relationnelle, soit sous la forme d’une tendance à établir, à maintenir, ou à modifier la relation à !’environnement, soit sous la forme d’un mode de préparation relationnel en tant que tel (p. 71). Les différentes émotions correspondent donc à des modes différents de préparation à l’action (p. 72; traduction libre).

Autre point important, Frijda différencie clairement tendances à l’action et

intentions. Les tendances à l’action renvoient au désir d’accomplir, de maintenir ou de se réapproprier une situation, ce qui ne représente pas un but véritable comparé à ceux liés aux intentions. En effet, il ne s’agit pas d’un état futur à actualiser, mais plutôt d’un changement (ou d’un statu quo) qui doit être exécuté dans l’ici-et-maintenant, dans l’immédiat. Par exemple, la tendance à l’action générée par un événement qui entrave la liberté d’action vise à éliminer l’obstacle plutôt qu’à regagner la liberté; la fuite éloigne d’un endroit dangereux au lieu de rapprocher d’un environnement plus sûr. Pour Frijda, cette préséance dans le contrôle de l’action représente la principale différence entre la tendance à l’action et l’intention. C’est ce qui confère à la première la caractéristique d’impulsivité et qui est responsable de l’impression d’être subjugué par elle. Par contre, tendance à l’action et intention ne sont pas mutuellement exclusives. En fait, l’intention peut être la première étape qu’une tendance à l’action déclenche, bien qu’elle puisse également être activée en dernier recours lorsque les séquences comportementales automatiques ont failli à produire l’effet escompté. L’intention devient seulement “ émotionnelle ” lorsqu’elle est issue d’une tendance à l’action et quand la visée de cette tendance est transformée en but véritable par l’individu qui en devient conscient.

L'importance particulière que revêt le point de vue de Frijda pour notre étude réside dans le fait que sa théorie tient compte de la richesse et de la complexité du processus de décodage des expressions “ émotionnelles ” d'autrui. En effet, Frijda considère que

reconnaître les aspects émotifs de quelqu'un en revient à identifier la tendance relationnelle de ses comportements, son état d'activation ainsi que le contrôle inhibiteur impliqué. L'activité relationnelle peut ainsi aller d'une ouverture totale à une fermeture hermétique,

aussi bien que de l'approche au retrait. De même, les manifestations d'activation peuvent aller de l'apathie à l'extrême vigueur, ou de la placidité à la tension intense. Finalement, l'inhibition peut varier d'un contrôle total à l'absence de retenue. Tout ces aspects sont inclus dans la liste des tendances à l'action qu'il a édifiée (Frijda, Kuipers, & ter Shure,

1989) et que nous avons reproduite à l'annexe C.

L’utilisation des tendances à l'action présente plusieurs avantages sur les listes “ émotionnelles ” utilisées par d'autres auteurs (voir section 1.3). Entre autres choses, les tendances à l'action sont solidement soutenues par une théorie, elles semblent nécessiter un degré d'abstraction moins élevé que celui requis par !'identification de catégories

émotionnelles telles que joie, peur, etc., et elles présentent une bonne validité de surface (“ face validity ”). De même, elles sont plus simples d’évaluation que les mesures physiologiques, et elles ne dépendent pas du postulat de synchronisation fréquemment invoqué lors de l'étude physiologique de l'empathie (voir Kappas, Hess, & Banse, 1991,

1993). Toutes ces caractéristiques suggèrent que les tendances à l’action de Frijda

constituent un ensemble d’items à partir desquels il est possible de construire une mesure valide du contre-transfert (voir section 7.4).