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9. Discussion

9.5 Relations d’objet et tendances à l’action

Le septième sous objectif consiste à vérifier les corrélations qui existent entre les réactions affectives des participants (TA) et leur personnalité (relations d’objet), afin d’obtenir un indice supplémentaire de la validité de ces mesures dans notre contexte d’utilisation. Au plan clinique, on se rappellera que certains auteurs ont montré que la personnalité du thérapeute ou, à tout le moins, certains de ses traits durables, influence son contre-transfert (i.e., compétence, Fiedler, 1951; besoins personnels, Cutler, 1958; attitudes, Strupp, 1960; anxiété, Yulis & Kiesler, 1968). Au plan de la recherche en émotion, les

auteurs semblent s’être peu intéressés à l’influence potentielle de la personnalité sur les processus affectifs. Cependant, certains auteurs, dont Damasio, ont avancé des positions théoriques desquelles nous pouvons extraire un rationnel qui permette de lier personnalité, jugement et affect.

Pour Damasio (1994), les règles et procédures relatives au fonctionnement

“ interne ” sont encodées sous la forme de représentations dispositionnelles. Une partie de ces règles et procédures est donnée à la naissance (réfère non seulement au contrôle du métabolisme et d’autres fonctions biologiques, mais aussi aux pulsions, instincts et au tempérament), tandis que l’autre partie des règles est acquise au fur et à mesure des

interactions avec !’environnement. De toute évidence, Damasio réfère ici à la construction du soi (qu’on l’inclue ou non au sein du moi), du moi et du surmoi, bref à l’élaboration des représentations de soi et de l’autre qui constituent l’essence de la personnalité. On

constatera également que Damasio souscrit en grande partie à la thèse jamesienne voulant que " l’émotion ” provienne de la rétroaction des réactions physiologiques déclenchées dans le corps suite à l’évaluation sommaire d’un stimulus. Il l’élargit toutefois en postulant que ce feed-back ne survient pas qu’en cas de déclenchement d’émotion, mais est bel et bien continu. Dans ce cadre, toute manipulation cognitive “ interne ” se voit associée à “ l’état ” corporel qui prévaut au même moment. Lors d’un épisode émotif, par exemple, les variations de l’état corporel activent des règles qui prescrivent l’accentuation de !’attention portée à certaines caractéristiques de !’environnement (lorsque peur, vigilance envers certaines catégories de personnes ou d’objets jugés comme étant menaçants). De même, lors de prises de décisions, le circuit émotif, même s’il ne génère pas de réactions

corporelles suffisamment intenses pour être perceptibles, joue un rôle similaire en rendant certaines options plus saillantes que d’autres (i.e., préférences). En bref, la personnalité joue un rôle dans le déclenchement des émotions et, via ce système, influence également les jugements.

Puisque la personnalité est éminemment liée aux représentations internes du soi et des autres (Kernberg, 1996; Hébert et al., 2003), il convenait de chercher un instrument qui

permette de mesurer ces construits ou, à tout le moins, d’évaluer des dimensions étroitement liées à ces derniers. L’échelle “ relations d’objet ” de l’inventaire de

personnalité de Bell, un questionnaire auto-révélé, nous a semblé répondre adéquatement à ce critère. Seul problème, l’inventaire de Bell n’a pas encore été officiellement traduit en français. Il nous a donc fallu effectuer nous-mêmes la traduction, que nous projetons de valider dans un avenir rapproché. Par ailleurs, les items “ relations d’objet ” du Bell sont habituellement intercalés dans une série d’items qui visent à évaluer l’épreuve de la réalité. Or, nous ne désirions pas alourdir le protocole expérimental en lui ajoutant une quarantaine de questions supplémentaires, d’autant plus que ces questions risquaient de laisser une impression étrange chez des participants considérés comme “ normaux ”. Nous désirons ainsi souligner le fait que notre utilisation de l’inventaire de Bell s’éloigne quelque peu de la procédure habituelle.

En fonction des propos précédents, nous devions observer un lien significatif entre les variables affectives (TA) et les relations d’objet (facteurs dérivés de l’inventaire de Bell). C’est ce que nous avons pu effectivement constater. En fait, les résultats de l’analyse de corrélation canonique montrent que deux équations significatives, comptant au total pour 37% de la variance commune, témoignent de l’existence d’un lien relativement important entre les deux ensembles de variables.

Les résultats de la première équation suggèrent que plus les scores des participants sont élevés sur les facteurs aliénation, attachement insécure et incompétence sociale, plus ils désirent maintenir l’autre à distance, plus ils désirent en prendre soin et plus ils se sentent impuissants face à sa détresse. En d’autres termes, moins les individus ont d’une

part confiance en eux dans le cadre des relations interpersonnelles, plus ils éprouvent de la

difficulté face aux séparations et plus ils sont timides et anxieux dans leurs contacts avec les autres, plus ils sont d’autre part sensibles à la détresse de l’autre et veulent l’aider, mais sans trop savoir quoi faire ni trop vouloir se rapprocher. Dans l’ensemble, cette équation semble faire référence à la résonance emphatique des participants à l’égard des patients, telle que modérée par les variables de personnalité. Elle semble également mettre en scène

un facteur de crainte et d’impuissance qui pourrait découler, hormis des facteurs relatifs à la personnalité, de l’inexpérience des participants en tant que thérapeute. Il est également possible que le désir de prendre soin de l’autre témoigne de l’adoption d’une position défensive destinée à prendre un certain recul en se mettant “ au-dessus ” de lui, justement à cause de l’importance de la résonance susmentionnée.

Les résultats de la seconde équation suggèrent que moins les scores des participants sont d’une part élevés sur le facteur d’aliénation, plus ils désirent d’autre part demeurer proche et réceptif vis-à-vis de l’autre, et moins ils ont le sentiment d’être au-dessus de la situation et de savoir quoi faire face à la détresse de l’autre. Formulée autrement, cette équation indique que plus les individus sont confiants en eux-mêmes au sein de leurs interactions avec les autres, plus ils désirent demeurer proches de l’autre, moins ils se sentent au-dessus de la situation et plus ils se sentent impuissants face à sa détresse. Parmi les interprétations possibles, cette équation semble faire référence au " partage ” de la souffrance de l’autre plutôt qu’au désir de l’aider. Elle pourrait témoigner de l’activation du mécanisme d’identification " concordante ” tel que formulé par Racker (1968), au sein duquel le thérapeute se sent comme son patient (voir section 2.5). De même, il est possible que les résultats de la première équation soient également apparentés à un mécanisme d’identification avec le patient, mais cette fois-ci selon un mouvement identificataire " complémentaire ”,

En conclusion, le fait que nous ayons pu identifier deux relations canoniques significatives entre les facteurs du Bell et les TA semble indiquer qu’il existe un lien entre la personnalité, tel que rapportée à l’aide de l’inventaire de personnalité de Bell, et les réactions affectives des participants, telles que rapportées à l’aide des TA. Puisque nous semblons pouvoir rendre compte de façon simple et relativement convaincante du sens de chaque relation et des variables qui y sont impliquées, nous concluons que les relations observées témoignent de la validité potentielle de l’inventaire de Bell et des TA en tant que mesure de la personnalité et du contre-transfert.