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2. Les théories de l’émotion

2.5 L’empathie

L’empathie, bien qu’étroitement apparentée à la contagion émotionnelle (e.g., Hatfield et al., 1994), provient d’un contexte de recherche différent. En effet, la contagion émotionnelle est souvent explorée en laboratoire, alors que l’empathie l’est habituellement

en milieu naturel ou clinique. Peut-être à cause de l’aspect moins bien contrôlé de son contexte de recherche (i.e., naturel ou clinique), l’empathie ne semble pas avoir généré de consensus quant à sa définition (Eisenberg & Strayer, 1987). De fait, Levenson et Ruef (1992) ont recensé trois significations distinctes fréquemment attribuées au mot empathie : a) comprendre ce qu’une autre personne ressent, b) éprouver la même expérience

émotionnelle subjective qu’une autre personne, et c) répondre avec compassion à la détresse d’une autre personne.

Selon Eisenberg et Strayer (1987), le point c) répondre avec compassion à la détresse de quelqu’un correspond à ce qu’on entend habituellement par le mot sympathie. L’expérience émotionnelle n’est ni la même pour les deux individus, ni complémentaire, puisque la souffrance de l’autre est perçue comme quelque chose qu’il faut soulager. Selon ces auteurs, le point b) éprouver la même expérience émotionnelle subjective qu’une autre personne, représente adéquatement ce qu’est l’empathie. Enfin, puisque le point a)

comprendre ce qu’une autre personne ressent, n’implique pas le partage d’une émotion similaire, ils considèrent qu’il ne s’agit pas d’empathie en tant que tel.

À l'instar de Hatfield et al. (1994), Eisenberg et Strayer (1987) décrivent les

mécanismes postulés par les différents auteurs pour expliquer comment un individu adulte peut en venir à éprouver l’émotion vécue par le partenaire d’interaction. Ces mécanismes sont ordonnés ci-dessous selon le degré d’investissement cognitif qu’ils requièrent, i.e. de faible à élevé.

1. Par imitation motrice, i.e. imitation automatique et feed-back afférent (Hoffman, 1984).

2. Par association entre les indices émotionnels perçus chez l’autre et le souvenir d’expériences associées à une émotion similaire; par exemple, une petite fille se met à pleurer lorsqu’elle est témoin d’une scène où un garçon se coupe et se met à saigner (Hoffman, 1982). Il s’agit ici de

3. Par association entre les indices qui indiquent symboliquement l’état émotif de l’autre et le souvenir d’expériences associées à une émotion similaire; par exemple, quelqu’un qui ressent une émotion suite à la lecture d’une description écrite de l’état de l’autre (Hoffman, 1982).

4. Par jeu de rôle, i.e. s’imaginer la perspective et le rôle de l’autre personne dans ce contexte (Feshbach, 1978 ; Hoffman, 1982).

5. Par association consciente entre les indices décelés chez l’autre et certaines informations situationnelles mémorisées, qui fournissent un contexte permettant de comprendre la séquence des actions et les buts poursuivis par l’autre dans sa situation (Karniol, 1982). La personne ne ressent alors pas nécessairement l'émotion éprouvée par l'autre.

Alors que les mécanismes empathiques rapportés par Eisenberg et Strayer (1987) découlent d’une perspective développementale, le processus empathique décrit par

Theodore Reik (1948) reflète un point de vue thérapeutique. La conception de Reik (1948) découpe le processus en quatre étapes (voir Katz, 1963) :

Identification - porter attention à l'autre et se permettre de devenir absorbé par !’observation de cette personne.

Incorporation - faire en sorte que l'expérience de l'autre devienne sienne par l'internalisation de l'autre.

Réverbération - ressentir l'expérience de l'autre et, simultanément, porter attention à ses propres associations cognitives et affectives à cette

expérience.

Détachement - revenir de la position à laquelle on s'est identifié à une position identitaire séparée, afin de permettre une réponse qui reflète à la fois la compréhension de l'autre et à la fois un aspect séparé de lui.

Puisqu’ils renvoient à un même construit, i.e. l’empathie, la comparaison des mécanismes rapportés par Eisenberg et Strayer (1987) à ceux décrits par Reik (1948) est

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toute indiquée. De l’exercice résultent deux ressemblances de grande importance : une bonne partie des étapes 1) identification et 2) incorporation, et peut-être même 3)

réverbération, de Reik (1948), pourrait se produire de façon relativement automatique et ainsi recouper les mécanismes 1) imitation motrice, 2) association entre indices

émotionnels et souvenirs personnels, et 3) association entre symboles et souvenirs

personnels rapportés par Eisenberg et Strayer (1987). Par ailleurs, les étapes 1 à 3 de Reik pourraient également être associées au jeu de rôle ou à l'imagerie mentale, soit l'étape 4 d’Eisenberg et Strayer, selon le degré de conscience impliqué dans le processus. À partir de ces ressemblances, on voit bien que les conceptions de Eisenberg et Strayer et de Reik, bien qu’elle proviennent de perspectives différentes, sont profondément compatibles.

Dans l’ensemble, les mécanismes rapportés par Eisenberg et Strayer et par Reik permettent également de lier l’empathie, le transfert et le contre-transfert. Ainsi, les deux premières étapes décrites par Reik font référence au transfert puisqu'elles décrivent l'internalisation des intentions et attributs d'un objet projetés par le patient. Les deux dernières étapes renvoient quant à elles au contre-transfert puisqu'elles soulignent les réactions du thérapeute aux intentions et attributs de l'objet internalisé. Par ailleurs, suivant la définition d'empathie de Eisenberg et Strayer (1987), seules les trois premières étapes de Reik seraient associées à l'empathie per se, la dernière étant davantage liée à la sympathie. Cette étape demeure néanmoins cruciale pour le processus thérapeutique puisqu'elle

prévient, dans une certaine mesure, la mise en acte des tendances à l'action qui sont induites par !'identification du thérapeute à l'objet projeté par le patient.

De façon peu surprenante, le processus empathique décrit par Eisenberg et Strayer (1987) et par Reik (1948), avec son accent sur la participation des souvenirs du thérapeute, rappelle également le passage de Sandler (1976) cité à la section 1.2 pour illustrer

L'analyste doit maintenir la capacité de permettre à toutes sortes de pensées, rêvasseries et associations d'entrer dans sa conscience pendant qu'il écoute et observe, au même moment, le patient (p. 44). (...) Les réactions qui constituent des “ taches aveugles ” peuvent souvent être vues comme représentant des formations de compromis entre les propres tendances de l'analyste et !'acceptation réfléchie du rôle que le patient force sur lui (p. 46; traduction libre).

Le caractère peu surprenant de cette ressemblance vient du fait que le lien étroit qui existe entre empathie et contre-transfert a maintes fois été commenté dans les écrits

psychanalytiques. Dès les débuts de la psychanalyse, Freud a par exemple souligné l’importance de l’analyse personnelle des analystes, qu’il croyait nécessaire pour éliminer leurs “ taches aveugles ” (contre-transfert réactif, voir section 1.2), c’est-à-dire les zones où les analystes n’ avaient justement pas accès à la richesse de leur expérience immédiate et aux associations qui en découlent (réverbération, voir ci-dessus) à cause de leurs propres conflits non résolus. Aujourd’hui encore, la psychanalyse insiste après des analystes pour qu’ils entreprennent une analyse personnelle, puisqu’on la sait toujours nécessaire à l’atteinte de la " liberté associative ” mentionnée par Freud. Par ailleurs, l’analyse des thérapeutes est importante puisqu’elle leur permet d’identifier et de comprendre leurs réactions habituelles à tout un ensemble de stimuli relationnels, c’est-à-dire de tracer un auto-portrait de leur personnalité, qui demeure essentiel pour identifier, par similitude ou par contraste, leurs réactions immédiates à l’égard des patients. En résumé, l’analyse personnelle des thérapeutes facilite leur utilisation des processus empathiques

d’identification et d’introjection et leur permet de prendre en compte de façon plus efficace leur contre-transfert lors des interactions avec les patients, en diminuant l’opacité de leurs “ taches aveugles ” et en élargissant la conscience de leur propre personnalité. Par

conséquent, l’analyse personnelle des thérapeutes est à même d’améliorer leur perception du transfert du patient.

On sait également que, au-delà du facteur de connaissance de soi, les

caractéristiques mêmes de la personnalité peuvent limiter les capacités empathiques d’une personne. Par exemple, il est presque de notoriété publique que les individus dont la structure de personnalité est narcissique ont beaucoup de difficulté à s’identifier aux autres

et à établir des relations intimes avec eux (manque d’empathie). De même, Kemberg (1975) souligne le danger inhérent aux thérapeutes dont les défenses narcissiques sont particulièrement importantes à désinvestir et à abandonner leurs patients au plan affectif.

L’ensemble des propos présentés jusqu’ici au sujet du lien entre empathie, transfert et contre-transfert semble donc souligner l’importance de la personnalité du thérapeute et de son analyse. Pour autant que la connaissance de soi est liée au degré d’expérience, on pourrait également avancer l’hypothèse que l’expérience du thérapeute favorise le processus empathique et, partant, la perception de son contre-transfert et du transfert du patient. Vu leur importance, ces considérations seront discutées de façon spécifique lors des sections suivantes.