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Le temps dans la mémoire collective

De manière plus explicite ici qu’ailleurs, parce qu’ils résultent d’une volonté politique, il y a, pour les Sahraouis réfugiés, des temps qu’il est bon de retenir et d’autres qu’il convient d’oublier.

Communication présentée en 1998 aux Journées IPRESCO “Les temporalités

sociales”, organisées par le département de Sociologie de l’université de Poitiers, 20-21 novembre.

Les temps que l’on retient : l’Islam, le Peuple, la Nation

Les temps forts de l’histoire récente sont mis en exergue à la fois dans l’organisation de l’espace et dans l’organisation du temps. On les retrouve comme toponymes d’une part, et comme moments ritualisés de l’autre.

Nommer l’espace : les toponymes

La manière de nommer l’espace porte la double marque de l’exil et de la révolution sociale. Trois dates, se référant à trois moments considérés comme fondateurs de l’identité, sont en permanence rappelées du fait qu’elles servent à nommer trois sites où sont implantées les principales écoles des camps de réfugiés :

- L’école du 12 octobre (date anniversaire de l’Union Nationale, qui marque en même temps l’abolition du tribalisme et la naissance du peuple sahraoui, déclarée solennellement lors d’une assemblée générale des chefs de tribus tenue en 1975). - L’école du 27 février (date anniversaire de la fondation de la

RASD, proclamée en 1976 en territoire algérien).

- L’école du 9 juin (ainsi nommée en souvenir d’El-Ouali ould Mustapha Sayed, le fondateur du Front Polisario mort au combat en 1976).

Il s’agit ici d’un phénomène qui pourrait être rapporté au mythe de fondation de l’identité Sahraouie, les dates ainsi retenues étant destinées à devenir, pour les générations futures, un temps mythique.

À côté de ce temps mythique, est rappelé, dans la toponymie, un espace mythique, parce que perdu : tous les autres noms attribués aux différentes parties des camps de réfugiés sont des doublets de la toponymie du pays d’origine. Aucun nom nouveau ne peut y apparaître. L’exil se présente ainsi comme un arrêt du temps et une anomalie de l’espace.

Cette projection du passé dans le présent, par l’inscription de signes dans l’espace, est aussi projection du présent dans le futur puisque le temps mythique est exclusivement réservé à des écoles, donc associé à la jeune génération, et que tous les noms de lieux se réfèrent à un ailleurs situé dans le passé, mais qui doit être aussi l’ailleurs de demain. Il y a là, de toute évidence, l’affirmation d’une volonté, et même d’une idéologie, du type : “la liberté ou la mort”.

Le camp de réfugiés n’est qu’un lieu de passage, qu’un moment de transition, une parenthèse du temps marquée par le malheur, entre deux temps mythiques ; un accident de l’histoire qui a pour vocation de

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disparaître quand l’exil prendra fin, que les camps seront démontés et que leurs noms n’auront plus lieu d’être. Tandis que l’inscription spatiale des dates marque la rupture entre le passé et le futur, la connotation d’ubiquité des noms de lieu peut être lue comme le signe d’un refus du présent. Mais un présent qui dure depuis 23 ans... ce qui fait tout de même... une génération.

Nommer le temps : le calendrier

Le calendrier officiel est double, comme dans tous les pays musulmans. Il superpose le calendrier solaire Grégorien au calendrier lunaire musulman. Il est donc rythmé, outre par les fêtes religieuses - constitutives d’une identité qui se réfère à l’ensemble de la communauté des croyants -, par des fêtes nationales positionnées en regard du “temps universel”. Ces fêtes commémorent la naissance des Sahraouis en tant que peuple parmi les peuples, ainsi que les principales phases de leur émergence sur la scène du monde (le mot “nation” a pour origine natum, supin du verbe latin nasci signifiant “naître”). Les fêtes nationales (le 27 février, date anniversaire de cette “naissance”, étant la principale), favorisent la production et la reproduction de l’identité collective, une identité qu’il est d’autant plus important d’affirmer qu’elle est davantage précaire, récente, et que sa légitimité est un enjeu politique premier, à l’intérieur de la société comme à l’extérieur. Les Sahraouis se sont réunis en peuple pour construire une nation, et ont créé une nation pour cimenter le peuple. Dans un contexte international où seuls les groupes sociaux reconnus comme “peuples” ont la possibilité, si ce n’est d’être écoutés, du moins de se faire entendre, on mesure l’importance, certes symbolique, de l’existence de ces fêtes “nationales”.

Les temps que l’on oublie : les mythes, la tribu, les ancêtres S’il est bon de rappeler et de se rappeler qu’on est un peuple, il est préférable d’oublier qu’on fut un ensemble de tribus, et que chaque tribu avait son identité propre, et un nom généralement dérivé de son père fondateur, ou ancêtre éponyme. Ainsi omet-on désormais de célébrer cet autre temps qui était, lui aussi, inscrit dans l’espace et dans les anciens calendriers : on ne fait plus de pèlerinages sur la tombe des ancêtres et des saints, et l’on ne dote plus, comme on le faisait jadis, chaque année d’un nom particulier. L’année ainsi qualifiée correspondait au calendrier Julien, introduit par les Romains dans le monde berbère avant l’arrivée des Arabes. Elle commençait au mois d’octobre, avec les premières pluies, et chaque région, voire chaque

tribu, dotait la période écoulée du nom de l’évènement le plus marquant.

Le temps historique, ainsi découpé en années solaires, n’était donc pas décompté, contrairement au temps religieux du calendrier lunaire, et il n’avait pas d’an 1, pas de commencement. L’histoire des pasteurs était directement raccrochée, dans la mémoire des vivants, à l’origine de l’homme, même si la plupart ne pouvait réciter que la liste des noms des quarante ou cinquante dernières années. Entre les deux, entre les chroniques locales (“récentes” à l’échelle de notre vision de l’histoire), et l’apparition d’Adam et Eve sur la terre, n’étaient retenus que l’époque du Prophète et l’histoire des premiers siècles de l’Islam, moment fondateur essentiel pour la construction identitaire des musulmans. Mais seuls les lettrés étaient dépositaires de cette connaissance sur le temps du sacré, eux seuls suivaient le décompte des années de l’hégire et pouvaient réciter la liste des mois lunaires. En revanche, les bergers - c’est-à-dire la plupart des éleveurs - étaient capables de repérer les douze mois du calendrier Julien par l’observation des astres, en établissant toute une série de correspondances entre les mansions solaires (le système zodiacal) et les mansions lunaires. Ils identifiaient ainsi le premier jour de l’automne, de l’hiver, du printemps et de l’été, et distinguaient les quarante jours les plus froids et les quarante jours les plus chauds de l’année. Le comptage du temps résultait donc de la superposition de la science des savants et de celle des “ignorants” (c’est ainsi que les lettrés qualifiaient les pasteurs illettrés).

À ces deux calendriers initiaux s’est ajouté le calendrier Grégorien, introduit par les Espagnols, qui a d’abord supplanté le calendrier Julien dans les villes de la colonie, puis s’est imposé parmi les ruraux qui ont rejoint les camps de réfugiés au moment de l’exode, la jeune république ne pouvant faire autrement que de vivre au rythme des nations du monde. Malgré cela, le calendrier Julien, attaché à la vie des tribus d’antan, reste une référence majeure pour l’ancienne génération, qui continue à se situer dans le temps selon... trois calendriers.