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Quand la ligne devient mur

Le processus de décolonisation entrepris dans l’ensemble du continent africain entraîne, en 1960, la création du Sénégal, de la Mauritanie et du Mali, puis en 1962 l’indépendance de l’Algérie. L’Espagne s’attarde encore dix-huit ans dans “sa province” du Sahara4, bien que la communauté internationale lui ait demandé à deux reprises de se retirer5 : les gisements de phosphates de Boucraa ont été découverts, la métropole est pauvre, et le régime franquiste n’est guère sensible aux désirs d’affranchissement des peuples. Dans l’espoir de maintenir le calme, on “développe” le pays en continuant de bâtir, en multipliant les services et les modes indirects de contrôle. Les notables sont bien payés et leurs enfants s’en vont étudier dans les universités. Tout le monde sait que cela n’aura qu’un temps : les mouvements sahraouis de lutte anti-coloniale se renforcent tandis que de l’autre côté de la frontière, le Maroc revendique “son” désert - qu’il verrait volontiers s’étendre jusqu’aux rives du Sénégal -.

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Le Sultan Mohamed V, revenu d’exil et replacé sur son trône par la France.

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Les territoires du Rio de Oro et Saguiet el-Hamra sont, depuis 1958, “provinces sahariennes de l'Espagne”.

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Une première demande est faite en 1965 par l’ONU qui réitère sa requête en faisant voter la resolution 2 229 du 20 décembre 1966 demandant au gouvernement espagnol d’organiser un référendum au Sahara Occidental pour permettre à la population autochtone d’exercer son droit à l’autodétermination. Six autres résolutions similaires suivront jusqu’en 1973.

En 1973, alors que débute l’extraction du phosphate, la situation se dégrade brusquement6 : des arrestations, des manifestations réprimées et des négociations difficiles provoquent un mouvement d’opposition clandestine qui bascule très vite dans la lutte armée. Le Front Polisario installe des bases de l’autre côté de la frontière : ce n’est plus l’ouest mais l’est de la terre des ancêtres qui procure des zones-refuge. Opérations de guérilla, répression, insistance du Maroc, hésitations de l’Espagne, quête tous azimuts des combattants pour trouver des alliés dans le monde arabe et en Afrique accentuent de part et d’autre les tensions.

En 1974, l’Espagne informe la communauté internationale de sa décision d’organiser un référendum dans les douze mois, conformément à la résolution de l’ONU de 1966. Cette décision provoque le tollé des Marocains, qui réclament l’avis consultatif de la Cour internationale de justice de la Haye sur le statut du Sahara Occidental avant sa colonisation. Une enquête est organisée, les populations sont consultées et la Cour se prononce une fois encore pour l’autodétermination des populations du territoire.

Paradoxalement, c’est l’agonie de Franco qui va permettre aux Marocains d’exercer des pressions suffisantes sur la Mauritanie d’une part, et sur le gouvernement espagnol déconcerté d’autre part, pour que soient signés clandestinement les “accords de Madrid” qui partagent le Sahara Occidental entre la Mauritanie et le Maroc. Donner - provisoirement - un peu de sable du Rio de Oro à la Mauritanie et lui accorder - sans doute provisoirement également - qu’on reconnaît enfin la légitimité de son existence, était pour le Maroc un moyen peu coûteux de s’assurer la fermeture de la frontière Mauritanienne. La frontière marocaine étant de son côté bien gardée, il ne restait qu’à séduire ou menacer l’Algérie pour que l’espace soit verrouillé également de ce côté : pour la première fois dans l’histoire coloniale, le peuple du Sahel ne pourrait plus utiliser ses frontières pour se dérober.

Attentif aux signes précurseurs de la débandade espagnole, le roi du Maroc organise une vaste campagne de propagande en faveur de la “libération” du Sahara Occidental : une immense “marche verte” regroupe 350 000 civils qui franchissent la frontière et vont planter leurs drapeaux dans la Saguiet el-Hamra. Les Forces Armées Royales arrivent juste après, provoquant la fuite éperdue du peuple libre. Une marche hallucinante dans la chaleur et le sable, une course en direction d’une autre ligne salvatrice : la frontière algérienne. Car le fait accompli a déplu, et l’Algérie a laissé sa porte ouverte : le 27 février 1976, 40 000 Sahraouis sont sur la hamada de Tindouf et proclament la

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fondation d’un État indépendant : la République Arabe Sahraouie Démocratique. C’est de nouveau la guerre.

Inspirés par leurs traditions, les combattants du Front Polisario entreprennent une nouvelle sorte de guerre de course, avec des Land-

Rover et des kalachnikovs, courant inlassablement d’un côté à l’autre

des lignes. Seuls contre deux armées, les jeunes Sahraouis partent à la reconquête de leur terre, avec, pour tout bagage, la science de l’espace et la science du temps.

« C’est cette connaissance qui me rend certain de l’échec des soldats marocains et mauritaniens. Ils n’ont aucun enseignement de ces montagnes, de ces fleuves morts, de ce soleil impitoyable, de ces étoiles capricieuses, de ces sables aussi mouvants que le sont les guérilleros. Comment peuvent-ils croire en une victoire que la nature leur refuse de toute évidence, c’est cela qui m’étonne encore, qui m’apprend que le monde a changé, que les armes ont fait croire qu’elles étaient l’unique clé de la guerre. Une guerre comprise hors le temps et l’espace n’est qu’un songe de fou. (…) Il faut seulement, en chaque chose, chercher à deviner le comportement d’éléments du désert en conflit. C’est ce qu’il m’arrive de faire. Les Marocains procèdent comme des fauves lourds qui misent toute leur attaque sur un seul assaut. Ce serait nécessaire si l’espace le leur permettait, s’ils avaient une cible à attaquer. Mais ils ne trouvent en face d’eux que des fantômes. Des fantômes alliés aux vents, au froid, aux brûlures mortelles du soleil, à la soif du désert et au temps qui passe, qui use, qui détruit »7.

En 1979, les militaires prennent le pouvoir en Mauritanie, signent une paix séparée et renouent avec leurs cousins du Nord. Le Rio de Oro est immédiatement investi par les Marocains qui se prennent à rêver d’une frontière tangible, à l’image de la Chine antique qui avait arrêté ses nomades par une gigantesque muraille. Le rêve devient projet, et l’on entreprend, en 1981, la construction du premier des six murs de sable qu’on a conçus. Des montagnes de sable bordées de terrains minés sur près de 25 km de profondeur, hérissés de radars et d’objets funestes. Au début, il s’agit de protéger l’exploitation des mines de phosphate et les principales villes. Puis on étire le mur, on gagne, mois après mois un nouveau morceau de désert. L’utopie poussée à son extrême cherche à suivre les lignes de la carte. En 1983 la frontière mauritanienne est atteinte, et en 1987 le sixième mur est achevé : le

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peuple libre est coupé de la mer par un double cordon de dunes artificielles qui englobe les deux tiers de la “province”.

Du côté ouest, les soldats marocains sont tapis et résistent à toute tentative de pénétration. De l’autre, les combattants sahraouis errent, cherchent la brèche, ou se lancent parfois, avec l’énergie du désespoir, s’écrasent contre l’obstacle et viennent mourir à ses pieds.

Depuis deux ans, plus personne ne bouge. Le cessez-le-feu décrété par l’ONU est entré en vigueur le 6 septembre 1991. Des observateurs internationaux veillent sans parvenir à organiser ce référendum dont on parle pourtant depuis presque trente ans. Les Marocains ont aboli la frontière septentrionale qu’ils avaient jadis fermée, et clament qu’ils ont récupéré leur province saharienne. De l’autre côté du mur, on profite de l’arrêt des combats pour souffler un peu, quitter les camps de réfugiés, aller et venir de part et d’autre de la frontière mauritanienne qui semble s’être effacée. Même si le peuple libre est las de cette guerre sans issue, de ces instances internationales qui toujours déçoivent, des trahisons internes ou externes des amis d’hier ou d’autrefois, il n’est pas prêt à accepter que lui soit volé cet ultime morceau de sa terre, de ce Sahel écartelé par les frontières, brûlé par la sécheresse, déformé par l’ennemi, infesté de mines meurtrières, sur lequel il a versé tant de sang, de larmes et d’espoirs.

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E ROLE DE LA REVOLUTION DANS LA CONSTRUCTION IDENTITAIRE SAHRAOUIE

Comment analyser la construction identitaire des individus et des groupes ? Par quel “biais” aborder la question, de quel point de vue l’envisager ? À partir de quoi ou de quand peut-on parler de “crise” de l’identité ? Pour tenter de répondre à cette double question que pose l’intitulé de ce colloque, je propose, à partir de l’exemple sahraoui, de présenter ici une nouvelle perspective de travail sur les phénomènes identitaires en général, en considérant le rapport identité/lien social.

Ma réflexion ne portera pas tant sur les fondements objectifs de l’identité que sur les représentations : ce qui m’intéresse, dans la notion d’identité, est ce foisonnement de sentiments et d’opinions qui apparaît comme un besoin en ce qu’il manifeste la tentative de saisir l’image de soi, et qui recèle cette puissance créatrice individuelle et collective dont témoigne toute l’histoire humaine. Lutter pour prendre place dans la cité suppose en effet de faire reconnaître son identité par les autres. Lorsqu’il n’y a pas de reconnaissance ou que cette identité est bafouée, les peuples se soulèvent et crient à la tyrannie. Qu’on pense, par exemple, aux revendications berbères en Algérie, aux récentes grèves des chômeurs en France, à tous les intégrismes et à toutes les révolutions. Exercer son pouvoir sur autrui est aussi porter atteinte à son identité, et peut se traduire par la guerre, la colonisation, le génocide : tuer l’autre au nom de son identité.

Pour illustrer la démonstration, et mettre en même temps à l’épreuve des faits l’approche proposée, j’examinerai les formes prédominantes du lien social et de l’identité dans la société maure nord-occidentale de l’époque précoloniale, ainsi que les transformations contemporaines induites par les modifications des termes du contrat social, intervenues en 1975, et mises en acte par la population des camps de réfugiés, sous la direction du Front Polisario. Au moment où, dans la perspective du référendum

Communication présentée en 1998 au colloque : “Construction identitaire, crises

d'identité, l'apport des entretiens”. IFEA, Istanbul, 7-8 mai. Le propos introductif qui rappelait pour mémoire les grandes lignes du conflit a été supprimé dans cette version retranscrite.

d’autodétermination, les critères d’identification des Sahraouis sont un enjeu conflictuel essentiel, tant pour la RASD que pour le Maroc, il est peut être important de s’interroger sur les mécanismes locaux de la construction identitaire, et d’en analyser les effets sur les trois générations actuellement vivantes. Qu’il y ait ou non “crise” de l’identité (il n’est pas certain que la question soit pertinente), cette étude de cas, exemplaire, permettra de montrer l’aspect dynamique des phénomènes identitaires, et donc l’importance de l’approche diachronique dans les recherches sur l’identité.

L’investigation proposée ne résulte pas d’enquêtes directement menées sur les constructions identitaires, ni d’une série d’entretiens ciblés sur tel ou tel aspect de la vie sociale, mais d’une connaissance globale, tantôt précise tantôt diffuse, acquise au fil des ans par l’expérience du terrain et le travail parallèle d’élaboration d’un discours de type scientifique (au sens des Sciences Humaines). Cette connaissance globale, considérée comme corpus de référence, est mise ici en résonance avec les travaux de Francis Farrugia sur le lien social, catégorie sociologique utilisée comme grille de relecture des données, dans la perspective d’éclairer la problématique de l’identité.