• Aucun résultat trouvé

À l’école de la révolution

Les Sahraouis qui ont créé le Front Polisario en 1973 et proclamé à la fois la révolution et la lutte armée pour l’indépendance étaient une poignée de jeunes hommes nés dans les années 1950. Tous, ou presque, avaient grandi sous la tente, puis avaient été scolarisés soit dans le système espagnol, soit dans les pays arabes récemment décolonisés. Il s’agissait donc de la première génération à être passée par une autre école que celle du désert. Une école ouverte sur le reste du monde, où ils avaient appris à penser autrement leur histoire et leur société.

Le fait que le gouvernement algérien ait concédé aux réfugiés sahraouis une zone, un morceau de désert inhabité et sur lequel il n’intervenait pas, leur a permis de mettre immédiatement en application, et sans avoir le temps d’y préparer longuement la population, une révolution sociale et culturelle paradoxale en ce qu’elle

129

cherchait à la fois à établir la “démocratie”, c’est-à-dire abolir les iniquités de la société précoloniale, et à enraciner profondément ses réformes dans le système de valeur bédouin. Il s’agissait de reconstruire une identité mise à mal par la colonisation et en même temps de transformer fondamentalement cette identité par une approche critique de ce qu’on pourrait appeler “l’idéologie du sang”. Le but premier était de réaliser au plus vite cette “Unité Nationale” qui avait été proclamée lors du troisième congrès du Front le 12 octobre 1975, soit à mettre un terme aux sources structurelles de division interne, et en même temps d’abolir les inégalités de rang entre les “tribus” et les lignages, entre les hommes libres et les esclaves, entre les générations et entre les sexes.

Les jeunes révolutionnaires du Front avaient obtenu de leurs aînés qu’ils les reconnaissent comme seuls représentants légitimes de l’ensemble du peuple sahraoui, mais ils savaient bien que cette adhésion avait des limites. Essentiellement liée au contexte politique et militaire, à l’obligation vitale de l’alliance et de l’organisation d’une force capable de résister à une armée moderne, elle ne signifiait pas pour autant que les anciens aient les capacités, ni même vraiment le désir, de renoncer à leur manière de voir et de penser le monde et la société. Les dirigeants du Front pensaient que les vieux n’étaient pas armés pour affronter le monde moderne, qu’ils l’avaient prouvé puisqu’ils n’avaient pas pu empêcher la colonisation. La génération intermédiaire leur paraissait bâtarde, souillée, dans une certaine mesure, par l’expérience coloniale. Seule la génération suivante, pensaient-ils, serait à même d’opérer la synthèse entre la culture des pasteurs nomades d’antan et l’idéal citoyen de demain, donc la formation des enfants a été promue au rang de priorité absolue.

À la fin de l’année 1975, avant même que soit proclamée la République, ils organisaient un congrès sur l’enseignement pour faire le point des actions à développer en matière d’éducation : mettre en place des équipes chargées de créer des programmes scolaires, résoudre le problème de la formation des enseignants et décréter l’obligation de la scolarité pour tous les enfants. Dès les premiers mois, et malgré l’extrême dénuement des réfugiés, toutes les compétences ont été mises à contribution. Partout des écoles ont été ouvertes, la plupart en plein air, avec un encadrement non seulement réduit mais hétérogène : toute personne ayant la possibilité, même minime, d’enseigner quelque chose était réquisitionnée. Pour instruire des milliers d’enfants, le Front Polisario ne disposait que de quatorze véritables maîtres d’école (formés dans le système espagnol), de quelques tolba, élèves des écoles coraniques, et d’une trentaine d’étudiants plus pressés de partir au combat que de s’occuper de l’instruction des plus jeunes. D’ailleurs tous les hommes étaient

cantonnés dans les régions militaires, à l’exception des membres du gouvernement et des diplomates, donc seuls restaient dans les camps les femmes, les enfants et les vieillards.

Encadrés par le Polisario, les habitants des camps ont rapidement développé des “campagnes populaires” de construction. Il s’agissait d’ériger des bâtiments en “dur”, c’est-à-dire en briques d’argile séché, qui devaient servir à la communauté soit comme dispensaires, pour accueillir les blessés, soit comme centres administratifs, soit comme écoles, les simples particuliers vivant sous la tente.

L’effort a été immense, mais tout ne pouvait pas se faire en un jour, donc les pays amis ont été mis à contribution pour recevoir les élèves. Des centaines d’enfants, garçons et filles, parfois très jeunes (à partir de six ans) ont été envoyés en pension en Libye, en Algérie et à Cuba.

Pour des raisons pratiques, c’est aussi la solution de l’internat qui a été retenue pour la scolarisation des enfants restés sur place. Comme les camps sont implantés de manière éclatée, chacun étant à une trentaine de kilomètre de l’autre, pour des raisons de sécurité, ces internats ont été construits à l’écart, eux aussi au beau milieu du désert, et les enfants ne rentraient dans leurs familles que dix jours tous les trimestres et pendant l’été. Ce n’est qu’à partir du début des années 80 que les plus petits purent être scolarisés à proximité de leurs familles, chaque camp étant alors doté d’une ou plusieurs écoles primaires. Néanmoins le système de l’internat - encore actif aujourd’hui -, est resté obligatoire à partir de l’équivalent du cours moyen français, soit vers 10-11 ans. Après, vers 12-13 ans, les enfants étaient envoyés en pension dans les pays amis. Par ailleurs, comme le système d’autogestion appliqué dans les camps donnait à chaque femme un travail, un rôle et donc des obligations, des jardins d’enfants ont également été créés un peu partout, ainsi que deux écoles de formation professionnelle, une pour les garçons et l’autre pour les femmes, ouverte non seulement aux jeunes filles qui avaient échoué dans leurs études secondaires mais à toutes les femmes. Enfin des classes ont été aménagées pour scolariser les enfants handicapés. Il en est résulté, et le cas est rarissime dans les pays sous-développés, que depuis près de vingt ans, tous les enfants sahraouis sont passés par l’école, c’est dire que la quasi-totalité de la génération née dans les camps a reçu une instruction extérieure à la famille.