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Genèse du territoire

À l’origine des hommes, un saint homme, Sid Ahmed Rgaybi, fait souche au sein d’un groupe de petits transhumants, mi-éleveurs, mi- agriculteurs, au sud de la frontière qui sépare le Maroc du Sahara Occidental. C’est le point de départ d’une généalogie qui se développe du XVIIème siècle jusqu’à nos jours.

À l’origine du territoire, un fait, réel ou non, rapporté par la tradition : l’achat d’une terre. Sid Ahmed Rgaybi acquiert auprès du “sultan noir” (personnage mythique qu’on retrouve dans d’autres récits de fondation dans le Sud du Maroc), et grâce à l’intervention divine (qui change en sacs d’or des sacs de sable), une terre dont les limites semblent s’être élargies, dans les faits comme dans les esprits, au cours de l’histoire. Les écrits des lettrés ont retenu la date de la transaction : 1610. On sait que le droit coranique n’autorise pas les transactions de terres non vivifiées par le travail de l’homme, les terres “mortes”. Il est donc probable qu’à l’époque de Sid Ahmed Rgaybi, la portion de terre achetée ait été effectivement cultivée (culture de décrue dans les fonds argileux).

Les Rgaybat ont, trois siècles durant, étendu leur zone de nomadisation, puis littéralement conquis, par les armes, à la fin du XIXème siècle, un territoire pastoral immense, tout en se transformant en grands nomades chameliers. Ce territoire, à la veille de la colonisation (les Français sont dans l’Adrar mauritanien en 1905), était essentiellement composé de pâturages, soit de terres “mortes”. Le mythe de fondation s’était lui aussi transformé au fur et à mesure des conquêtes, puisque au début des années 70 il m’a encore été dit sous les tentes2 que l’ancêtre éponyme du groupe avait “acheté” l’ensemble du territoire contrôlé par la qabila au moment de la conquête coloniale. Aussi, chez les plus anciens, le sentiment de spoliation était-il très vif, ainsi que l’amertume qui l’accompagne, à l’idée que les bénéfices de l’exploitation des ressources minières (fer mauritanien, phosphates sahraouis) ne revenaient pas à leurs “propriétaires” légitimes.

Cette expansion territoriale n’a pas été le fait de l’ensemble des hommes du groupe. Elle s’est concrétisée par à-coups, au rythme des processus de segmentation. En effet, et c’est là un phénomène

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classique, lorsque les ressources pastorales d’une portion d’espace géographique devenaient insuffisantes pour les familles et les troupeaux, une partie de la population devait s’éloigner à la recherche de nouveaux terrains de parcours. La présence d’autres groupes d’éleveurs, dans la même région, était un obstacle à cette quête, et impliquait une politique d’alliance. Si l’alliance était impossible, la lutte pour la survie se traduisait par la compétition armée entre les groupes nomades.

La première étape de l’expansion territoriale des Rgaybat fut pacifique : ils étendirent leur nomadisation dans la Saguiet el-Hamra, sous la dépendance/protection des Tekna, puissante confédération marchande de l’oued Noun3. À l’intérieur, elle s’est effectuée par une scission des familles Rgaybat en deux groupes, qui marque le premier grand niveau de segmentation de la qabila. La tradition rapporte le fait en l’attribuant à une sage décision de Sid Ahmed Rgaybi qui aurait volontairement éloigné ses fils cadets, Ali et Amar, “bons à rien”, et gardé auprès de lui, son fils aîné Qasim “homme avisé, et sachant faire fructifier son bien”. Qasim hérite donc, de fait - si ce n’est de droit -, de l’usufruit de la terre de son père, tandis que ses jeunes frères sont repoussés, avec leurs familles, à la périphérie, vers des zones plus désertiques, moins propices à l’élevage moutonnier et à la culture de décrue. L’ancêtre aurait même ordonné que chaque fois que les uns et les autres se retrouvaient en présence, sur un même pâturage (ce qui restait possible), les tentes des lignages issus des cadets soient toujours dressées à l’ouest des campements des lignages issus de l’aîné. Cette pratique est encore observable aujourd’hui, tout au moins en Mauritanie.

Dans le même temps, il aurait recommandé à l’ensemble de ses descendants masculins de préserver la pureté de leur généalogie chérifienne, et même de la renforcer, en contractant exclusivement des alliances avec des femmes de même rang. Ce premier niveau de segmentation a également affecté les marques portées sur le bétail,

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Le terme générique “Tekna” désigne un ensemble de groupes pour les uns sédentaires et berberophones dominants dans l’oued Noun, et pour les autres pasteurs et hassanophones, nomadisant dans la Saguiet al-hamra et les régions côtières du Sahara nord-occidental. Les sédentaires tenaient les marchés tandis que les éleveurs leur fournissaient les animaux nécessaires à l’organisation des caravanes. Les Tekna centrés sur Goulimine, contrôlaient le commerce transsaharien de la route de l’Ouest, reliant le Maroc au Sénégal, tandis que les Tajakant centrés sur Tindouf, dominaient la piste de l’Est qui reliait la Saoura algérienne au Sénégal et au Mali. Plus à l’ouest, les Kounta contrôlaient les échanges entre le Touat et les mines de sel du pays Touareg. Ces groupes ayant essaimé tout au long des pistes qu’ils contrôlaient, leur “identité” nationale est aléatoire et peut faire l’objet de toutes les manipulations.

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puisque les Rgaybat l-Gwasim4 (descendants de l’aîné Qasim) inscrivent la lettre arabe qaf, sur le cou de leurs dromadaires, tandis que les Rgaybat Sahil5, marquent leur bétail de la lettre kaf.

La sainteté de Sid Ahmed Rgaybi avait attiré de nombreux disciples qui ont été, dès l’origine, intégrés au groupe naissant (en particulier les membres du groupe d’appartenance de son épouse). Néanmoins, les processus de scission sont certainement postérieurs à la première génération, et il est probable que ces récits de la tradition - justification idéologique de la suprématie des aînés - aient été établis tardivement. Il n’en reste pas moins vrai que le système qu’ils concourent à défendre correspond à la réalité sociologique et historique.

On voit donc comment, dès le mythe d’origine, territoire et organisation segmentaire sont liés. En même temps, on constate une première hiérarchisation qui s’effectue à la fois sur le plan de la parenté - aînés/cadets -, et territorialement - terrains de parcours sûrs et favorables/terrains de parcours à conquérir, et plus pauvres -. Le système est condamné à la reproduction élargie.

Le territoire des descendants de l’aîné, Qasim, atteint une seconde fois un seuil de saturation, et le même processus se répète : les descendants de son fils aîné, Bbayh, les al-Bbayhat6, conservent leurs privilèges, tandis que les lignages issus du second fils, les Brahim ou Daoud, sont contraints de s’éloigner. Ne pouvant se diriger vers le sud/sud-ouest, occupé par les Rgaybat Sahil, ils s’orientent vers l’est. Pour ce faire, ils font allégeance à des groupes dominants, autres que les Tekna (aït Khebbach). Le pouvoir politique reste au lignage aîné, issu d’aîné, qui a hérité de surcroît de la baraka de l’ancêtre éponyme, ainsi que de son influence religieuse. L’acquisition et le développement du savoir sont l’apanage de ces familles, d’autant que seul leur prestige de lettrés peut limiter les rapports de dépendance qu’ils sont obligés de conserver avec les Tekna.

Chez les Rgaybat Sahil, la conjoncture est différente. Elle oblige les descendants de l’aîné des cadets, Moussa, les oulad Moussa qui de la même façon détiennent le pouvoir politique, à adopter une autre stratégie territoriale. Pour assurer la sécurité des gens et des troupeaux, les aînés des Rgaybat Sahil cherchent d’abord à traiter avec les tribus dominantes de la région (oulad Salim, oulad al-Moulat, oulad Délim). Or, la politique d’alliance est difficile dans ces zones arides dont le milieu est écologiquement vite saturé. Ces nouveaux venus parmi les

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Nom orthographié “Lgouacem” dans les documents coloniaux.

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Ou “Sahel”, le terme désignant à la fois la direction de l’ouest et l’ensemble des terres bordant l’océan Atlantique.

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chameliers, dès que leur nombre s’accroît, menacent les équilibres en place, et les premiers occupants résistent. Les Rgaybat Sahil subissent de plus en plus de pressions directes (rapt de bétail), et l’accès des puits permanents ne leur est pas donné, en particulier en période estivale. Dans un premier temps, ils remontent donc estiver tous les ans dans la Saguiet el-Hamra, et même aux confins marocains, parmi leurs aînés, les Rgaybat l-Gwasim.

Une double mutation s’opère en quelques décennies : les fractions aînées des Rgaybat Sahil organisent tout d’abord la résistance aux pressions extérieures des tribus chamelières en se lançant dans des opérations guerrières de riposte. Les moutonniers sont devenus chameliers, et en même temps guerriers. Du milieu du XVIIIème siècle au milieu du XIXème siècle, ils résistent ainsi, de plus en plus efficacement, aux Tajakant et aux oulad Délim, leurs principaux adversaires. Progressivement, ils parviennent à contrôler les terrains de parcours qu’ils utilisent : ils ne cèdent pas aux tentatives de vassalisation des groupes chameliers en place. Parallèlement, et en conséquence, ils commencent à se dégager de l’autorité de leurs aînés Rgaybat l-Gwasim, à l’intérieur de la tribu : ils s’en dégagent par la distance ; ils s’en dégagent par leur mutation guerrière. Territorialement, à l’intérieur de l’espace pastoral des cadets, les fractions aînées, parmi ces cadets, ne repoussent pas à la périphérie leurs fractions cadettes : prenant le commandement des guerriers, ils sont au contraire au front, et vont de l’avant. De surcroît, les conditions géographiques sont inversées : ce sont les pâturages de la rive sud du désert qui sont maintenant les plus favorables.

Pour être puissants, il faut être nombreux : une politique d’intégration aux fractions Rgaybat est développée par l’alliance et par une procédure d’adoption destinée à faire entrer dans le groupe des individus ou familles non-parentes à l’origine. À partir de 1890, les Rgaybat sont maîtres du Zemmour, région accidentée qui sera considérée, pendant longtemps, comme un fief inaccessible7.

La fin du XIXème siècle est une période troublée. L’ensemble du Sahara nord-occidental subit les contre-coups de l’avance coloniale, tant au nord, au Maghreb, qu’au sud, le long du fleuve Sénégal. La décadence du commerce transsaharien a des conséquences importantes sur l’équilibre des groupes en place. Les Tekna, tout d’abord, dont les centres économiques sont les plus touchés (oued Noun), abandonnent le contrôle des pistes occidentales, et entrent dans une période de crise

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Le Zemmour chevauche la frontière mauritano-sahraouie au nord du 25ème parallèle. C’est de ce massif que proviennent les principales eaux d’écoulement qui alimentent la Saguiet el-Hamra.

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profonde et durable. Les Tajakant, plus à l’est, circulent de moins en moins sur les pistes orientales qu’ils dominaient, et finissent même par quitter Tindouf. Les grandes familles marchandes périclitent, ce qui cause, dans la région, un vide politique propice à l’accélération du processus d’acquisition de terrains de parcours par les Rgaybat. En l’espace de vingt ans, les Rgaybat Sahil se rapprochent des territoires plus favorables de la rive sud du désert : le Tiris8, et la périphérie de l’Adrar. Les aînés sont en tête, et installent, à la suite d’une série de guerres locales, leur suprématie sur les pâturages et les points d’eau les plus méridionaux. Derrière eux, s’échelonnent leurs cadets (du plus aîné au plus cadet), les fractions issues de lignages adoptés faisant figure, dans la vie politique comme dans les modes d’accès aux ressources pastorales, de “benjamins”, ou de cadets de cadets.

Au nord, chez les Rgaybat l-Gwasim, les fractions excentrées ont bénéficié des succès guerriers de leurs cadets Sahil, et pu, en toute sécurité, acquérir les techniques d’élevage de ces chameliers afin d’établir leurs campements jusque dans l’erg Iguidi9.

Les Rgaybat utilisent l’expression “branche du corbeau” pour désigner le lignage aîné d’une lignée (le corbeau ayant coutume de se percher sur la plus haute branche). Ils parlent aussi, territorialement, de “pôle de la noblesse” et de “pôle du mépris”, le premier étant associé aux terrains de parcours de la branche aînée, le second à ceux des fractions issues soit des derniers ancêtres de la phratrie initiale, soit d’un ancêtre incorporé à la qabila (par alliance et procédures d’adoption). Schématiquement, on peut se représenter ainsi la relation hiérarchie/répartition territoriale, dans sa dimension diachronique (figures 1 et 2).

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Grande plaine de sable, riche en pâturages les bonnes années, qui chevauche la frontière mauritano-sahraouie au sud du 25ème parallèle et s’étend vers l’ouest jusqu’au rivage de l’océan.

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Figure 1

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