• Aucun résultat trouvé

Stratégies internes Stratégies internes

179

À la veille de la colonisation, les Rgaybat, évalués à environ 30 000 personnes, “occupent” un territoire de près de 400 000 km2. Ils sont divisés en dix fractions, ayant chacune un représentant ou cheikh (pl.

chioukh), choisi à chaque génération dans le lignage aîné de la fraction.

Ils nomadisent par fraction. Sur le terrain, cette unité de nomadisation peut être définie comme un ensemble de campements, groupés ou éclatés selon la saison, les lieux ou les circonstances. Les décisions se rapportant aux mouvements des transhumances sont prises au niveau de l’assemblée des hommes de la fraction qui regroupe les représentants de chaque campement. Les tentes d’un même campement peuvent être, selon la saison, les lieux ou les circonstances, dressées côte à côte, au point que les cordages de l’une soient arrimés aux piquets de l’autre, ou être éloignées de plusieurs kilomètres (en particulier à la période du rut, les dromadaires mâles risquant de se battre s’ils sont en présence). Bien souvent un campement regroupe les familles d’un même lignage.

L’importance numérique de la population d’une fraction varie en fonction des régions (densité des ressources pastorales), et du type de cheptel (moutonnier, camelin, mixte). Le mouton ne survit pas au-delà du Zemmour (vers le sud). Compte tenu de la répartition des fractions sur le territoire, on trouve donc, chez les aînés des Rgaybat l-Gwasim, des fractions plus conséquentes démographiquement (régions plus favorables), et des campements plus dispersés, et presque autonomes (sécurité). Lorsqu’on s’éloigne vers l’est, chez les Brahim ou Daoud et les Foqra, les fractions sont de moins en moins larges (ressources pastorales plus dispersées et instables), et les campements de plus en plus rapprochés (danger).

Chez les Rgaybat Sahil, presque exclusivement chameliers, les fractions aînées sont un bouclier pour l’ensemble des Rgaybat. Les campements sont moins nombreux que dans les fractions septentrionales et plus soudés. Parmi les cadets, certains ne participent pas ou peu aux activités guerrières et les campements sont plus libres de leurs mouvements.

“Occuper” le territoire signifie, en réalité, en contrôler les points stratégiques que sont les lieux de passage obligés : points d’eau et passes. Cela signifie également être capable d’imposer aux autres groupes nomades la priorité d’accès pour les campements et troupeaux des Rgaybat aux pâturages verts qui se forment après les pluies d’hivernage (à la fin de l’été). L’essentiel du territoire des Rgaybat Sahil se trouvant dans une zone géographique dont les précipitations se situent en deçà de 50 mm d’eau par an, en moyenne, la localisation des pâturages verts est imprévisible. C’est dire qu’il y a des années où

hommes et troupeaux sont obligés de parcourir jusqu’à 1 000 km pour répondre aux besoins du cheptel. Cela est également vrai, au nord, pour les fractions, les plus orientales des Rgaybat l-Gwasim (Foqra, puis Brahim ou Daoud).

Le territoire des Rgaybat englobe des régions dont on a constaté la complémentarité en ce sens que, bien souvent, lorsqu’il pleut au Tiris, les pâturages sont secs dans la Saguiet el-Hamra et vice versa. Au-delà des contingences politiques, la cohésion interne des fractions Rgaybat est donc indispensable à la survie. Elle garantit, de par l’aspect collectif de l’appropriation des ressources pastorales, l’accès de tous à n’importe lequel des pâturages du groupe. Elle permet également aux uns de pouvoir compter sur les autres pour les guider dans une région où ils ont peu l’habitude de circuler. De surcroît, chacun est pour tous les autres un “agent de renseignements” au service de la communauté, et se doit de faire circuler toute information concernant les déplacements éventuels des étrangers sur le territoire. Dans les circonstances exceptionnelles, de danger ou de concentration des populations sur des pâturages restreints, des assemblées extraordinaires

(aït arbaïn) sont constituées par la réunion des meilleurs éléments de

toutes les fractions concernées. Les hommes désignés sont chargés à la fois de la défense et de la police intérieure.

Comment, dans ce contexte, peut-on parler de répartition hiérarchisée des espaces pastoraux ? La description proposée plus haut de cette répartition n’est effectivement qu’un schéma. Dans les faits, elle n’est possible que lorsque l’ensemble des régions est arrosé suffisamment. Or, nous avons parlé de cycles. Il s’agit donc d’une situation idéale qui est rarement réalisée. Cependant, dans la période estivale, lorsque les nomadisations sont interrompues par les grandes chaleurs, les campements sont contraints de stationner autour des puits permanents, les différentes fractions rejoignent alors leurs régions “préférentielles”. La répartition de ces points d’eau est relativement fixe. Chaque fraction retourne, autant que faire se peut, dans “sa” portion de territoire. De la répétition des usages naissent des habitudes, la connaissance des terrains de parcours, le regroupement des mêmes campements, des mêmes familles. Lorsque viennent les premières pluies, des observateurs sont envoyés dans toutes les directions pour juger de l’état et de la localisation des nouveaux pâturages. Les transhumances tendent à privilégier une orientation et une amplitude de déplacement qui respectent, si cela est possible, l’exploitation par chaque fraction, de “ses” terrains de parcours, c’est-à-dire de ceux qui sont les plus proches des lieux de résidence estivale. Il y a donc une priorité de fait de chaque fraction sur “ses” pâturages, surtout s’il s’agit d’une fraction bien placée dans la hiérarchie. De surcroît, le secret sur l’emplacement des points d’eau temporaires est jalousement gardé, et

181

favorise ceux qui ont la meilleure connaissance du terrain. Certes, la solidarité et le statut même du territoire exigent d’y accueillir tous les Rgaybat, mais lorsque les pâturages ou les points d’eau sont insuffisants pour tout le monde... des priorités s’instaurent de fait.

Etablir des connexions entre l’histoire généalogique du groupe, son histoire territoriale et la répartition des espaces pastoraux met en évidence la relation hiérarchisée aînés/cadets. On voit apparaître ainsi, au-delà de l’organisation territoriale proprement dite, un élément fondamental de la structure sociale. J’ai évoqué très rapidement quelques-unes des conséquences de cette structure segmentaire - que j’ai qualifiée d’orientée - sur la vie pastorale. Il en est d’autres. Prenons pour exemple l’organisation politique. On aurait pu penser que l’autorité étant détenue par les aînés, des chefferies se constituent. Il n’en est rien. L’autorité des aînés est relative : leur rôle essentiel est d’être les porte-parole de leurs cadets immédiats dans les assemblées supérieures. Or chacun est susceptible d’être un aîné par rapport à d’autres : au niveau même de la tente, le père est un “aîné” par rapport à ses fils. Au niveau de la famille élargie, le grand-père paternel est l’“aîné” de la famille, mais déjà, parmi ses fils, se trouvent des aînés et des cadets. Les décisions étant prises à l’unanimité, et le pouvoir d’un aîné étant proportionnel au nombre de cadets qui s’unissent à lui, on constate, en permanence, un jeu subtil d’alliances qui se font et se défont entre aînés et cadets, et qui tendent à interdire la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul.

Les rivalités sont permanentes, tant entre les individus qu’entre les groupes, et fondent l’équilibre du système. Tel cadet va s’allier avec tels autres, pour lesquels il est un aîné, afin de contrer l’influence de leur aîné commun, qui, de son côté, va chercher à réunir d’autres cadets. Il se crée ainsi des réseaux de clientèle aînés/cadets. Chaque cadet s’allie avec celui de ses aînés avec lequel il a le plus d’affinités ou d’intérêts : le prestige (des armes, de la sainteté, du savoir) des uns rejaillit sur les autres.

Les plus actifs en matière de politique intérieure sont, bien entendu, les lignages les plus aînés qui rivalisent entre eux. Les stratégies matrimoniales acquièrent de ce fait, au sein de cette structure, une importance déterminante. J’ai analysé ailleurs10 le système des alliances matrimoniales chez les Rgaybat. Remarquons cependant que l’aire des échanges matrimoniaux englobe le territoire et va au-delà (alliances extérieures qui scellent les accords tacites concernant la nature des relations et la répartition des ressources pastorales entre les groupes de pasteurs).

À l’intérieur du territoire, les femmes circulent entre les fractions, d’un terrain de parcours “préférentiel” à un autre. En effet, il est évident, compte-tenu des remarques précédentes, que lorsqu’un frère cadet donne à son frère aîné une fille pour son fils, cela ne peut pas avoir la même signification que lorsque l’inverse se produit. Les femmes circulent des lignages cadets vers les lignages aînés auxquels ils ont choisi de s’allier. Les cadets deviennent alors doublement des clients privilégiés puisqu’ils sont, de ce fait, des oncles maternels pour le lignage aîné, dont les descendants sont pour eux des neveux utérins devant lesquels les rivalités s’estompent. Chaque femme aspire à être mariée au fils aîné du frère aîné du père, car ses fils seront hiérarchiquement mieux placés que si elle épouse le fils d’un frère cadet du père. Dans la réalité il semble que la plupart des mariages se concluent avec la cousine croisée matrilatérale (la fille de l’oncle maternel) qui est aussi une cousine parallèle patrilatérale classificatoire (puisqu’elle est également la petite-fille du frère cadet du “grand-père”, au sens de n’importe quel ancêtre masculin en ligne masculine), puisque l’ancêtre de référence est le même pour tous. On peut donc constater, au niveau du discours, une “endogamie” qui favorise l’idéologie de la fraternité, partant de la solidarité et de la cohésion tribale et, dans les pratiques, une exogamie de lignage, selon un modèle orienté, des cadets (groupes donneurs de femmes) vers les aînés (groupes preneurs de femmes), qui favorise au contraire la reproduction des hiérarchies internes.