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L’échange des femmes comme garant de la cohésion sociale

Le second rôle de la femme est probablement le plus important, du moins pour qui s’interroge sur le devenir de ces sociétés. En faisant l’analyse des mariages conclus sur plusieurs générations dans les lignées prestigieuses, on voit comment la circulation des femmes entre les familles permettait à l’époque précoloniale de réguler les relations entre les hommes, relations qui oscillaient en permanence entre rivalité et alliance, protection et dépendance.

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Le terme français “adoption” - incorporation serait plus juste - induit un paradoxe : qu’on songe aux réticences de la société arabe quant à l’adoption des enfants, réticences dont l’argument essentiel est la différence irréductible des sangs qui rend difficile, si ce n’est impensable, la transmission des droits successoraux.

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Cette captation s’accompagne de la manipulation du modèle patrilocal puisque, à terme, il s’agit de dissimuler la pratique matrilocale qui a permis l’adoption- incorporation.

D’une manière générale, les femmes sahariennes avaient tendance à n’épouser que les hommes de leurs “tribus”. Ce qu’on appelle en anthropologie “l’aire matrimoniale” recouvrait pratiquement7 l’aire pastorale. En cela le rôle de la femme était de maintenir et de reproduire la cohésion entre les hommes de son groupe. Or, en l’absence de droit d’aînesse qui aurait désigné d’emblée le cheikh de chaque fraction8, les rivalités étaient vives entre les grandes familles. Elles s’estompaient dès qu’un danger menaçait la communauté, mais rejaillissaient au moindre répit. Ces rivalités internes se cristallisaient en général autour de deux partis, l’un qui avait le leadership, l’autre qui réunissait autour d’un nouveau leader potentiel tous les contestataires. Cette organisation bipolaire de la vie politique se reproduisait à tous les échelons de la société. L’échange des femmes entre les différents segments sociaux (familles/campements, lignages/fractions) entretenait, entre les unités potentiellement rivales, un ensemble de relations fait d’allées et venues constantes, de transferts de dons, de visites et d’assistance obligatoires, de rencontres à l’occasion des fêtes, etc., dont le nœud central était (et reste) le lien affectif indissoluble qui unissait (unit) la mère et la fille. Au-delà de sa mère, toute femme était (est) attachée à ses grands-mères, à ses tantes et cousines paternelles et maternelles (qui se retrouvaient régulièrement chez l’une ou l’autre grand-mère), et bien entendu à ses sœurs. Or, du fait du mariage et de la nomadisation, ces femmes étaient éclatées entre les lignées d’hommes, elles vivaient souvent dans des campements ou des fractions différentes, et restaient parfois séparées pendant de longues périodes. Pourtant, même s’il était rare que l’occasion leur soit donnée d’être réunies dans un même lieu au même moment, toutes ensembles,

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En réalité les choses sont plus nuancées : les femmes pouvaient être échangées entre des communautés voisines, si le besoin de renforcer des alliances politiques ou économiques se faisait sentir. Des femmes rgaybat sont ainsi parties vivre dans la tribu de leurs époux, et des gendres rgaybat ont même été captés par d’autres communautés. Le phénomène d’exogamie tribale s’est considérablement accentué au cours de la période coloniale, et surtout post-coloniale, en particulier en Mauritanie.

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Avant la conquête franco-espagnole, la “fraction” (en arabe fakhad, la “cuisse”) constituait une unité de nomadisation, un ensemble de campements qui nomadisaient ensemble. C’était de fait l’unité politique minimale de la tribu. Chez les Rgaybat, grands chameliers, ces unités rassemblaient entre 300 et 500 tentes (familles nucléaires et leurs esclaves), selon l’aridité des terrains de parcours. Après la “pacification”, ces unités se sont déliées, les campements se sont déplacés par groupes restreints afin de mieux exploiter les ressources pastorales, tout danger d’agression étant écarté. L’importance des chefs de fraction a cependant été renforcée un moment par les autorités coloniales qui leur ont donné des prérogatives qu’ils n’avaient pas auparavant, ce qui a accéléré les mouvements de scission politique des groupes.

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elles formaient un réseau de relations serré, force centrifuge s’opposant aux forces centripètes des compétitions masculines. En plus de cette dynamique - de fait - d’une filiation niée dans les représentations, cette parenté féminine était (est) dotée d’une arme singulière : le pouvoir de créer une parenté de lait. Un enfant qui tétait, ne fût-ce qu’une seule fois, une mère qui n’était pas la sienne devenait (devient) le frère de “lait” des enfants de cette femme, et acquérait (acquiert) de ce fait des devoirs de solidarité avec eux (en même temps que des interdits : un frère de lait n’épouse pas sa sœur de lait). À défaut du sang, le lait ouvrait ainsi aux femmes tout un champ d’actions possibles en matière de stratégie d’alliance9.

La femme avait un troisième rôle essentiel : celui de reproduire le sens des solidarités et d’accentuer ou de neutraliser les clivages. Dans une société patriarcale qui donnait aux aînés une place prééminente, les compétitions internes avaient tendance à introduire, avec le temps, des rivalités entre les fractions issues de scissions entre branches aînées et branches cadettes10. Or, au discours “fraternel” qui privilégiait le mariage avec le “fils de l’oncle paternel” (au sens large, puisque le terme est attribué à tous les hommes issus de l’ancêtre commun, y compris les “adoptés”), correspondent, dans la réalité, des pratiques d’alliance orientée contrairement au cas d’exception que représentait le moment de l’adoption (où il arrivait qu’on donnât une fille à un homme de rang inférieur ; mais, dans ce cas, on choisissait parfois l’enfant conçu avec une esclave). Les filles avaient (et ont encore bien souvent) tendance à circuler du bas vers le haut de la hiérarchie (ce qui signifiait à l’époque, et chez les Rgaybat, des cadets vers les aînés)11. Mais, là encore, les stratégies étaient complexes, et seule la répétition du sens de circulation des femmes entérinait les relations entre deux

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Actuellement, dans les camps de réfugiés, les femmes sahraouies évitent de donner le sein aux enfants qui ne sont pas les leurs pour laisser au champ des alliances possibles une ouverture maximale.

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Les contours de la fraction sont dessinés théoriquement par les descendants d’un même ancêtre, lui-même descendant en ligne masculine de l’ancêtre commun. Dans la réalité, une fraction était composée d’un ensemble de familles hiérarchisées en fonction des rangs de naissance respectifs de leurs ancêtres de référence (eux-mêmes fils de l’ancêtre éponyme), auquel pouvait être associé un ensemble “d’adoptés” (ou descendants d’adoptés). Chez les Rgaybat quelques fractions sont entièrement issues d’un personnage adopté/intégré à la tribu depuis fort longtemps.

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Le terme consacré par les anthropologue est “hypergamie”, c’est-à-dire le fait que les femme n’épousent que les hommes d’un rang supérieur au leur, ou à la limite égal. Dans la société maure contemporaine le rang supérieur d’un homme n’est plus uniquement déterminé par sa naissance, il peut être donné par une réussite économique, sociale ou politique reconnue par tous.

familles, deux groupes, voire deux “tribus” : lorsqu’une famille était solidaire d’une autre, sans qu’il y ait de rapports hiérarchiques marqués entre elles, les hommes de l’une épousaient les femmes de l’autre et vice et versa. Lorsqu’une famille, et c’était le plus fréquent, était dans un rapport de subordination avec une autre plus puissante, les femmes de la plus faible épousaient les hommes de la plus forte, et jamais l’inverse. Enfin, lorsque deux familles étaient soit dans un rapport d’indifférence totale ou d’éloignement, soit dans un rapport de rivalité exacerbée, il n’y avait pas, entre elles, de circulation de femmes.

On voit donc se dessiner le tissu social de la manière suivante : les lignages d’hommes peuvent être comparés aux fils de la chaîne, tandis que les femmes circulent latéralement pour former ce qu’on pourrait appeler la trame. Et là où les femmes ne circulent pas, le tissu est disjoint.